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©FREDERICK FLORIN / AFP

Démocraties

Satisfaction envers la démocratie et l'efficacité politique, comment les occidentaux évaluent leurs places sur les différents échiquiers politiques ?

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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ATLANTICO - Le Pew research center a mené une étude « Satisfaction à l'égard de la démocratie et de l'efficacité politique. La plupart ne pensent pas pouvoir influencer la politique de leur pays à quel point ce sentiment est-il fort ?

Jean PETAUX - Le premier constat que l’on peut faire de cette étude comparative d’envergure puisqu’elle concerne 19 pays c’est que la médiane des opinions exprimées, satisfaites ou non satisfaites du fonctionnement de la démocratie dans leur propre pays, se situe pratiquement à l’identique de la moyenne arithmétique : 51% des personnes interrogées se déclarent satisfaites et 48% insatisfaites, sur l’ensemble des 19 Etats. Cela tend à confirmer une règle assez générale pour ce genre de grandes enquêtes portant sur des panels représentatifs de populations importantes : l’opinion se partage très souvent en deux blocs quasi-égaux. Dans le détail des Etats les différences en revanche sont sensibles. La Suède, premier Etat quant à la répartition entre « satisfaits » (79%) et « insatisfaits » (20%) sur le fonctionnement de la démocratie est aux « antipodes » de l’Espagne, en 19ème et dernière position : 68% d’insatisfaits et 31% de satisfaits.

Il est assez difficile de saisir les raisons d’un tel écart. Les deux pays sont des monarchies constitutionnelles. Leurs régimes politiques sont tous les deux de type parlementaire et leur niveau de développement économique n’est pas très différent. Membres tous les deux de l’Union européenne, ils bénéficient d’un système de protection sociale bien plus proche par exemple que celui que l’on peut trouver au Royaume-Uni. Peut-être faut-il trouver quelques éléments d’explication dans des histoires contemporaines très différentes. La Suède est une démocratie ancienne, longtemps attachée au modèle social-démocrate et ayant cultivé sa neutralité avec jalousie. Les événements qui se déroulent actuellement sur le territoire européen sont en passe de voir la Suède réviser spectaculairement sa politique étrangère en demandant son adhésion à l’Alliance atlantique. « Neutre » également pendant la Seconde guerre mondiale, l’Espagne n’a retrouvé la voie démocratique qu’à partir de 1975, à la mort du dictateur Franco. Son adhésion, en 1986 à ce qui était alors la Communauté économique européenne est intervenue plus de dix années après celle de la Suède mais l’Espagne ne peut être, désormais aucunement susceptible de manquement aux standards démocratiques européens qui passent pour figurer parmi les plus élevés dans le monde. Il se trouve que, politiquement parlant, les deux pays connaissent actuellement une forte poussée de l’extrême-droite. Cela devrait plutôt les rapprocher, en termes de rapport à la démocratie. C’est l’inverse. On peut formuler l’hypothèse suivante. L’Espagne, Etat quasi-fédéral qui est allé très loin dans la dévolution des pouvoirs aux instances régionales, reconnaissant même des degrés d’autonomie qui font rêver les tenants de la décentralisation en France, est confrontée à des tensions centrifuges qui entament grandement la relation de confiance envers l’institution étatique dans toute une partie de la population « espagnole », on pense ici très précisément aux Catalans. La Suède n’est pas du tout dans une situation comparable. Autre différence notoire : la religion. D’un côté un modèle protestant, de l’autre une histoire catholique, souvent de combat d’ailleurs si on se réfère à l’Opus Dei.

On retiendra aussi que les 6 pays qui se déclarent les plus satisfaits du fonctionnement de leur démocratie sont de culture anglo-saxonne, mais surtout d’une tradition protestante (ou anglicane) marquée et prégnante.  Reste le cas très particulier de Singapour. La cité-état figure au 2ème rang parmi les 19 Etats du panel, à un seul point d’écart de la Suède pour la population « satisfaite ». Ancien « joyau » de la couronne britannique, considéré comme une des « pépites de l’Empire », sa conquête par les troupes japonaises le 15 février 1942 a été considéré comme une tragédie par les Britanniques. Dire que le pays est une démocratie comparable à la Suède aujourd’hui relève de la bonne blague. Si le « leader historique »,  Lee Kuan Yew, au pouvoir depuis l’indépendance proclamée en 1959, a quitté le pouvoir (très autocratique) en 1990, le pays est toujours sous la coupe très autoritaire du parti qu’il avait fondé : le People’s Action Party. Que les Singapouriens considèrent que leur démocratie fonctionne bien indique surtout qu’ils ne mettent pas dans le mot « démocratie » ce que la plupart des Etats démocratiques privilégient comme standards. Reste donc qu’en dehors de la cité-état à l’extrême-sud de la péninsule malaisienne, les cinq autres Etats qui voient leur système démocratique très apprécié par leurs ressortissants sont donc la Suède, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie et le Canada. Ces deux derniers Etats ont un pourcentage identiques de satisfaits de 57%. Le sixième Etat du classement général n’est autre que le Royaume-Uni qui est une des plus anciennes démocraties parlementaires dans le monde. Il figure en tête du groupe des Etats dits « médians » mais son pourcentage de « satisfaits » est quand même de 53%, soit 4 points de moins que ses deux anciennes colonies, le Canada et l’Australie.

A l’opposé, avec la France (14ème sur 19 et 56% des personnes interrogées qui considèrent qu’elles n’ont aucune capacité d’influence sur le fonctionnement de la démocratie française), le Japon, les Etats-Unis, l’Italie, la Grèce et donc l’Espagne « ferment la marche » des 19 Etats. On trouve un cas particulier, le Japon, où le « modèle américain » en place depuis 1945 s’est traduit tout à la fois par le quasi-monopole du même parti politique au pouvoir et par une corruption quasi-structurelle de la classe politique. L’Italie, la Grèce, l’Espagne, avec la France d’ailleurs, font partie des Etats dit « dépensiers » au sein de l’UE par opposition à ceux que l’on dit « frugaux » qui, eux, voient leur système démocratique très apprécié par leurs ressortissants. On notera la présence, dans ce « peloton » des « insatisfaits » des Etats-Unis d’Amérique, qui « pointent » à la 16ème place sur 19… Pas certains que les « pères fondateurs » apprécieraient un tel classement s’ils pouvaient parler… Encore que… Washington, Jefferson, Adams ou Franklin se méfiaient suffisamment de leur « peuple » pour avoir créé le système des « grands électeurs » et si les auteurs de la première grande constitution démocratique dans le monde ont écrit comme premiers mots de leur texte suprême « We, the people », c’est sans doute qu’ils ont éprouvé le besoin de le dire car cela n’allait pas de soi… En tous les cas les derniers avatars, très actuels, de la démocratie américaine montrent bien que celle-ci n’est pas au mieux de sa forme…

Résultats de cette comparaison à grande échelle : la confiance en la démocratie, le sentiment de pouvoir peser sur « son histoire », sur celle de son pays, d’être un rouage utile au milieu d’une vaste communauté de « confrères-citoyens » est certainement une question d’éducation de transmission d’un sentiment, d’une véritable culture politique. Cette « civic culture » chère aux politologues nord-américains (Almond et Verba pour ne citer qu’eux) dans les années 1960 qui menaient déjà de grandes études comparatives à l’échelle de la planète sur le développement de la démocratie (à l’occidentale) pour faire pièce aux « démocraties (populaires) » soutenues par les Soviétiques.

Pourquoi les citoyens des démocraties occidentales ont-ils très majoritairement le sentiment de n’avoir aucune influence sur leur système politique ?

On vient de voir combien les différences sont grandes entre les différents Etats qui font partie du panel des 19 retenus. D’une certaine manière on peut considérer que ce qui explique l’appréciation positive, la satisfaction, est la figure inversée de « l’insatisfaction ». Expliquer celle-ci permettrait, sans trop se tromper, de trouver avec des termes contraires et des antonymes, les causes de la satisfaction. Les citoyens qui s’estiment « largués » ou « impuissants » au regard du fonctionnement de la démocratie, (l’enquête du Pew Research Center le montre bien) se recrutent majoritairement chez ceux qui ont le plus faible niveau d’éducation. On les trouve aussi plus nombreux dans les catégories sociales les plus pauvres, dominées économiquement et nourrissant à l’égard du « système » un fort sentiment de rejet. La conviction que « tout se décide » en dehors d’eux, « loin », « là-haut », « chez les gros », sont autant d’éléments qui nourrissent à la fois une forme de comportement politique que l’on peut classer dans la famille des « populismes » mais peut aussi rejoindre le groupe des « complotistes » puisque la démocratie est considérée alors comme confisquée, défaillante, amoindrie, purement formelle et, en tout état de cause, exclusive (au sens de « machine à exclure »). L’abstention électorale est, à cet égard, un indicateur parmi d’autres, même s’il ne dit pas tout et son importance ne saurait se confondre avec un sentiment « d’insatisfaction démocratique » élevé.

S’ajoutent à ces sentiments différenciés mais cumulatifs et convergents d’autres éléments qui ne peuvent que renforcer les premières appréciations. Plus le temps passe et plus les problèmes deviennent complexes, intégrés, systémiques et pluricausaux. C’est là une des conséquences de la mondialisation mais aussi du primat de la technique. Autrement dit la démocratie devient de plus en plus difficile à faire fonctionner dans la confrontation des contraires et des divergences. Seuls les Etats à forte identité collective, avec une cohésion interne élevée, un « consentement de tous les jours » disaient Ernest Renan, peuvent encore voire leurs ressortissants estimer qu’ils peuvent encore jouer un rôle dans le fonctionnement de l’Etat justement. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir l’Allemagne de Heider qui avait une tout autre conception de la Nation que celle de Renan au XIXème siècle, dépasser et de loin de nos jours, la France dans le rapport de ses concitoyens au fonctionnement de la démocratie : Allemagne : 67% de satisfaits contre 44% en France…

Que penser, en particulier, du sentiment français en la matière ?

Il est conforme à ce que l’on pouvait attendre. Il faudrait regarder l’expression de ce sentiment dans la diachronie. Quel était-il dans les années 60 ou 80 ? Au tournant de l’an 2000 ? Les Français ont sans doute un sens collectif de la critique qui dépasse largement celui des Suédois ou des Canadiens. Sans parler de celui des Allemands qui sont 3ème dans le classement des 19 Etats interrogés. Au regard de l’histoire du siècle dernier on ne se plaindra pas de cette situation allemande. Quand ils s’autorisent une critique collective de leur système politique, au point de le mettre par terre, les Allemands ont alors une assez forte propension alors à envahir leurs voisins... Comme dit Woody Allen à propos de la musique de Richard Wagner : « C’est très beau, très fort. Grandiose… Le seul souci c’est qu’au bout de trois heures d’audition on a envie d’attaquer la Pologne ».

Tout autre, évidemment, est la situation française. Les Français ont mis au premier rang de leur devise nationale le mot « liberté ». On pourrait se lamenter de voir les Français toujours et perpétuellement insatisfaits. On sait ce qu’en dit Sylvain Tesson : « La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer ». La formule, à la Tesson, est belle et efficace. Pas certain qu’elle ait une valeur autre qu’esthétique… Car, bien évidemment, la notion de « gens » ne saurait avoir une quelconque pertinence sociologique ou politique. Quand Jean-Luc Mélenchon, dans ses péroraisons de campagnes, lance : « Debout les gens !... » il sait bien qu’il fait des moulinets avec des mots et des effets de tribune avec des gestes. En réalité ce qui ressort de toutes les études les plus sérieuses sur la société française c’est qu’elle est fragmentée, fracturée, « archipélisée » dit Jérôme Fourquet avec raison et pertinence. Et que dans ce puzzle dispersé, de très nombreuses pièces sont très éloignées de la démocratie française quand d’autres en sont plutôt proches. L’ennui c’est que la masse du premier groupe l’emporte désormais nettement sur celle du second… Orages, tempêtes et risques de submersion à venir !...

Quelles peuvent être les conséquences de ce sentiment quand il est aussi fort ?

Une météo politique plutôt maussade, je viens de le dire, qui fera que si elle se confond avec la météo « marine », les sentiments des Français envers la démocratie seront pour le moins agités, venteux avec de gros creux et quelques dépressions massives. Très électriques, aussi … Au sens de foudre… ou de « coups de tonnerre » ! Comme il y en a eu déjà ces 20 dernières années.

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