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Les policiers, les profs et les autres... à quoi ressemblera la colère de M. et Mme ToutLeMonde le jour où ils ne supporteront plus les dérapages de leur quotidien eux non plus ?
©Reuters

Dans les urnes ou ailleurs ?

Alors que les manifestations se multiplient, le vote seul ne semble plus suffire à l'expression de la colère de la population. Une situation qui interroge sur l'état de la démocratie française.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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Atlantico : Depuis plusieurs jours déjà, la fronde des policiers retient l'attention de la presse et de l'exécutif. Par ailleurs, depuis l'annonce du démantèlement de la jungle de Calais et la mise en place de centres d'accueil répartis sur le territoire, une part considérable des Français manifeste son désaccord. Face à ces situations de tension sociale et aux différentes manifestations à répétition, peut-on encore dire du vote qu'il suffit aux peuples pour s'exprimer ? Qu'est-ce que cela traduit de notre démocratie ?

Erik Neveu : Juridiquement nous vivons dans un régime représentatif. La V° République repose sur le principe que le peuple s'exprime par ses représentants élus (président, députés, maires), avec le complément exceptionnel de référendums, décidés par les seuls élus. Pratiquement cette vision est totalement obsolète. Contentons-nous de quatre arguments dans une liste qui pourrait être plus longue. Nous vivons dans des sociétés où la prévisibilité des événements et enjeux à cinq ans n'est pas évidente : combien de dirigeants avaient annoncé la crise financière de 2008, le Brexit, les formes récentes du terrorisme en France ? Les gouvernants sont donc amenés à faire face à des problèmes imprévus, à la redéfinition des enjeux sur lesquels ils s'étaient engagés. Ils se retrouvent a gérer des situations sur lesquelles ils n'ont ni reçu mandat, ni pris d'engagement précis. En second lieu une population plus éduquée, ayant un accès croissant à des sources d’information variées via Internet répugne logiquement à l'idée que la démocratie consisterait à voter une fois tous les cinq ans, pour cesser d'opiner et de peser jusqu'au prochain rendez-vous électoral. Ajoutons qu'une part croissante de nos concitoyens ne croit plus guère au vote. Il ne s'agit pas là d'un refus de la démocratie. L'attachement aux libertés reste puissant, mais monte le sentiment d'une vacuité du rite électoral dont les élus ne parviendraient pas à améliorer le cours des vies ordinaires, à peser face à des intérêts économiques mondialisés ou de privilèges organisés. Ces sensibilités sont-elles le fait de minorités radicales ? Nullement, et c'est là un dernier repère essentiel. Des groupes du monde catholique attachés à un modèle traditionnel de la famille, aux syndicalistes inquiets pour leurs droits, des policiers surmenés aux taxis inquiets de la concurrence d'Uber, ce qu'on nomme les "répertoires d'action collective" (manif, pétition, occupation d'espaces publics, arrêts de travail) sont désormais perçus de façon convergente comme faisant partie de l'expression démocratique. Pas contre le vote : en plus de celui ci, comme outil d'une démocratie en continu.

Si les Français semblent exprimer leur colère par le biais des mouvements sociaux, quelles sont les conditions de formation et d'expansion de ces derniers ? Dans quelle mesure la situation de "déliquescence" du pouvoir exécutif peut-elle favoriser la "prise" de ces manifestations ?

L'idée que c'est là une forme légitime d'expression donne déjà un fragment de réponse. La consistance que peut avoir un groupe pèse aussi. Des liens d'interconnaissance forts, le sentiment d'appartenir à un "nous", d'avoir des intérêts communs, une vie quotidienne partagée facilitent plus la mobilisation que l'atomisation. On a vu, sur l'installation d'un centre d'accueil de migrants en lisière du bois de Boulogne, que les habitants du XVI° se mobilisaient avec plus de force que des chômeurs, éparpillés, psychologiquement affaiblis par le sentiment d'avoir perdu de leur utilité sociale. L'existence préalable d'organisations qui structurent un groupe pèse aussi beaucoup : les mobilisations nocturnes de policiers se font en bonne part hors syndicats... mais n'oublions pas que la police est un monde fortement syndiqué, avec un puissant esprit de corps. Enfin, pèsent ce qu'on nomme les "opportunités politiques", comme perception des rapports de force et des coups à jouer. Le gouvernement actuel a plus souvent cédé devant les groupes qui ne sont pas ses soutiens électoraux que devant sa "base" sociologique. L'exécutif donne le sentiment que le Roi est sinon nu, du moins en haillons. L'opinion comprend majoritairement l'exaspération des policiers.

Comment permettre l'expression des Français entre deux élections sans aller jusqu'aux excès que l'on peut constater aujourd'hui?  Les autorités politiques peuvent-elles se permettre de rester sourdes à la colère grandissante de la population française ?

"L'excès" ne serait-il pas dans le niveau d'imperméabilité du système politique français aux attentes sociales, dans la clôture du monde politique sur un entre-soi socialement peu varié, dans l'impuissance à répondre à des enjeux qui affectent un grand nombre de nos concitoyens : chômage de masse, réchauffement climatique, dévitalisation d'espaces ruraux ? Des travaux qui viennent d'auteurs aux problématique assez différentes convergent pour dire le discrédit qui affecte tant le personnel politique que les institutions de la démocratie représentative. Est-il optimal que plus du tiers des parlementaires actuels n'aient jamais travaillé plus de trois ou quatre ans dans la "vraie vie", ayant dès la fin de leurs études une activité de collaborateurs d'élu ou un poste pourvu par appartenance partisane ? Est-il sain que des personnes issues des classes populaires (ouvriers, artisans, employés, paysans) aient virtuellement disparus des fonctions politiques centrales ? Est-il raisonnable que des partis, à gauche comme à droite, qui pèsent au total près du tiers des suffrages ne disposent pratiquement pas de parlementaires ? Quelle adhésion, quel respect peuvent susciter l'impuissance à obtenir que des grandes entreprises s'acquittent, même minimalement, de leur contribution fiscale, ou le spectacle d'anciens commissaires européens se précipitant vers des emplois généreusement payés pour servir les intérêts qu'ils et elles étaient hier censés réguler ? On entrevoit là quelques chapitres d'une liste de réformes structurelles à mettre en chantier qui seules pourront redonner crédit aux institutions représentatives. En prend-on le chemin ? Jusqu'où le statu quo peut-il durer ? Il peut être tentant de prophétiser que nous sommes en 1788. Il est plus réaliste d'observer qu'après chaque séisme électoral par abstention ou votes dits "populistes" les plateaux de télévision font entendre la chorale "Nous avons entendu le message", "Plus jamais comme avant"... les routines stériles reprenant dès le lendemain matin. Jusqu'à quand et quoi ? Qu'émerge en politique ce qu'un sociologue appelait une "utopie réaliste" ? Que l'abstention devienne la norme ? Que le mépris soit le rapport banal aux politiques ? Que des forces irrespectueuses de la démocratie accèdent au pouvoir ?

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