Effet secondaire de la légalisation des drogues aux Pays-Bas : le pays est devenu n°1 en Europe, mais dans une discipline peu glorieuse...<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Effet secondaire de la légalisation des drogues aux Pays-Bas : le pays est devenu n°1 en Europe, mais dans une discipline peu glorieuse...
©

Oups

Pourquoi les Pays-Bas, plutôt qu’un autre pays, connaissent-ils une telle guerre ? Parce que les effets bénéfiques de la campagne de santé publique ont masqué le reste des problèmes.

20% des meurtres commis ces trois dernières années, aux Pays-Bas, sont le fait des rivalités entre gangs de la drogue. Le 10 mars dernier, les passants ont découvert la tête décapitée d’un homme de 23 ans, exhibée à l’entrée d’un bar mal famé d’Amsterdam. Dans un pays où le taux d’homicides est un des plus bas au monde, cette atrocité a fait les gros titres de tous les journaux.

A l’origine de la guerre des gangs : la disparition d’un chargement de cocaïne dans le port d’Anvers. Depuis, c’est l’escalade de la violence alors même que les Pays-Bas sont réputés pour leur politique progressiste en matière de stupéfiants.

L’incident remet le doigt sur le débat de la guerre contre la drogue, validée par les traités internationaux, à l’heure où l’Assemblée générale des Nations Unies se réunit à New York pendant trois jours pour repenser la question. Le premier des traités internationaux fête les 104 ans de sa signature : la Convention internationale sur l’opium, qui organise un cadre draconien ; elle servira de pierre angulaire à trois autres traités, qui conditionnent largement la politique internationale en matière de drogue.

La dernière Assemblée générale sur les stupéfiants s’était tenue en 1998, où elle avait entériné à nouveau la lutte anti-drogue. Mais depuis, les différentes expériences menées dans les pays européens (en Hollande par exemple, mais aussi au Portugal, qui a légalisé la consommation de cannabis en 2000) ont conduit l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à soutenir un projet de réforme : dépénalisation de la consommation, et mesures de réduction des "dégâts collatéraux" (parmi lesquels la propagation d’infections sexuellement transmissibles par le recours à des ustensiles contaminés, la fourniture auprès de dealers peu scrupuleux de la qualité de leurs produits, la non-prise en charge médicale, etc.).

Problème : l’approche hollandaise, si elle donne de très bons résultats dans la réduction de ces dégâts collatéraux, a largement contribué à éclipser, dans l’opinion publique, l’ampleur des crimes liés à la drogue aux Pays-Bas.

Le compromis néerlandais, un exemple pour l’OMS en matière de santé publique

Aux Pays-Bas, les drogues se trouvent plus ou moins dans un vide juridique. Toutes celles dites communes sont officiellement interdites, mais les sanctions - en cas de possession - sont très faibles, voire inexistantes.

Prenons l’exemple des coffee shops d’Amsterdam. Ils vendent du cannabis aux locaux et aux touristes, en dépit de l’illégalité de sa production, de sa vente et de sa possession. Mais à partir du moment où la marijuana a atterri derrière le comptoir, la loi n’est plus appliquée, dans un esprit de tolérance des drogues douces. Bien sûr, il y une condition sine qua non : les magasins n’en conservent qu’une quantité raisonnable, et ne vendent pas plus de cinq grammes par client. Ce compromis permet donc aux Hollandais de respecter l’essence des traités internationaux.

Seulement, des observateurs remettent en doute l’efficacité du compromis

Le système hollandais fonctionne donc à deux niveaux : on peut vendre du cannabis relativement ouvertement, mais il est interdit de cultiver la plante. Cependant, Jan Brouwer, professeur de droit à l’Université de Groningue, explique à VICE que cela constitue une vraie poule aux œufs d’or pour l’économie souterraine. Ainsi, tout en étant opposé à l’interdiction totale des drogues, il affirme que la réduction des dégâts collatéraux est insuffisante pour justifier un tel système.

"Cela fait 40 ans que nous essayons ce fonctionnement à deux niveaux", raconte-t-il. Son objectif primordial, à lui et à ceux qui sont de son avis, c’est de couper l’herbe sous le pied des syndicats du crime. Alors, "soit nous suivons la voie américaine, auquel cas nous multiplions les descentes et ce sera clair pour tout le monde ; soit nous faisons le pas supplémentaire vers la libéralisation".

Ni la population ni le gouvernement ne semblent viscéralement attachés à la libéralisation totale

Pour le reporter de VICE, la réputation hollandaise de tolérance pour la drogue apparaît non pas comme un amour immodéré de la drogue, mais plutôt comme la conséquence de la densité de population. Autrement dit, « occupez-vous de vos affaires" serait plus caractéristique de la culture néerlandaise que "vivre libre et mourir". Le Premier ministre, Mark Rutte, avait émis une remarque proche dans une interview en 2014 : "Les gens doivent pouvoir faire de leur corps ce qu’ils entendent, à condition qu’on les ait informés de ce que cette merde leur provoque", avait-il dit, avant de balayer d’un revers de main l’exemple de l’Etat américain du Colorado. Ce dernier, en effet, a initié une réforme d’envergure en 2015, par laquelle l'Etat taxe toutes les étapes de production du cannabis, et distribue des licences aux magasins qui peuvent alors vendre légalement de petites quantités aux clients majeurs.

En effet, aux Pays-Bas, la culture de la drogue n’est pas très différente du reste du monde : malgré le vernis de tolérance qui fait la réputation d’Amsterdam, la majorité des Hollandais considèrent la marijuana comme une facétie de lycéens, voire un piège à touristes. 24 % de la population adulte reconnaît avoir déjà fumé du cannabis – ce qui est relativement beaucoup – mais moins de 10 % s’y est adonnée dans l’année – ce qui est relativement peu.

Il est vrai que les politiques publiques en matière de santé ont été couronnées de succès

De manière générale, la qualité de vie des consommateurs a été améliorée depuis 40 ans. La couverture santé universelle prend en charge le traitement de l’addiction. La prescription médicale est étroitement surveillée, a fortiori quand les médecins soupçonnent leurs patients d’en abuser. Les héroïnomanes ont accès à des doses gratuites dans des salles de shoot. Floor Van Bakkum, chef d’un centre pour personnes dépendantes à la drogue – subventionné par la sécurité sociale – raconte à VICE que son service a réussi à endiguer la progression de l’héroïnomanie, et que ses patients ont été tirés hors de la criminalité.

De plus, l’âge moyen des consommateurs de drogue y a dépassé les 45 ans, et continue d’augmenter. Et malgré la pérennité des overdoses, les Pays-Bas sont parmi les moins touchés d’Europe, avec un ratio de 9,1 décès par million d’adultes. A titre comparatif, aux Etats-Unis, le ratio est de 83 décès pour les drogues illégales, et de 123 pour les drogues médicales.

Ainsi, tout ce qui a trait à la consommation est considéré comme un problème de santé publique. En revanche, dès qu’on touche à la production et au commerce, on rentre dans une perspective pénale. Et c’est là où les difficultés persistent.

Les réseaux de crime organisés fleurissent aux Pays-Bas

En 2015, 2,5 millions de fumeurs de cannabis, 260 000 consommateurs de MDMA et 170 000 de cocaïne déclaraient avoir obtenu leurs produits de source illégale. Le hachich, entre autres, est importé d’Afrique du Nord, mais la marijuana est produite localement. La cocaïne, d’après un rapport de police publié en 2012, débarque aux ports de Rotterdam et d’Anvers avant d’être diffusée dans toute l’Europe. Quant à la MDMA, comme d’autres drogues synthétiques, elle est le fer de lance de l’industrie néerlandaise, première au monde : "la production se fait généralement dans des entrepôts, des bureaux, des hangars de parcs industriels, ou même en pleine campagne" poursuit le rapport de police.

Au début du mois d’avril, les autorités annonçaient avoir mis la main sur un important réseau de drogue : le journal NRC Handelsblad décrit le laboratoire comme étant si grand qu’il pouvait produire "70 kilos de MDMA plusieurs fois par semaine".

Le marché de la drogue fait parfois partie du quotidien, ce qui le rend difficile à combattre

En effet, étant donné la rentabilité du marché de la drogue, la production de stupéfiants est souvent intégrée aux économies locales, engendrant corruption et blanchiment d’argent. La guerre contre la drogue menée par le gouvernement lui coûte plus d’un milliard de dollars ; transposé aux Etats-Unis, cela reviendrait à 19 milliards, soit le budget annuel de la NASA. Sauf qu’à la différence de leurs collègues américains, les policiers néerlandais sont trop peu équipés, et trop peu nombreux.

Nicole Maalsté, sociologue indépendante, étudie les individus qui composent ces réseaux. "D’abord, raconte-t-elle, on a les criminels classiques, qui ne sont motivés que par l’appât du gain. Ensuite, on a les pionniers, qui aiment véritablement le pavot et n’ont jamais cru faire quelque chose de mal ; puis viennent les fermiers, qui essaient de s’en sortir en pleine économie de récession ; et enfin, les travailleurs "par accident", que la vie ou les mauvaises fréquentations ont poussé dans la culture des plants".

La répression des réseaux de la drogue est également responsable des maux suivants

Dans les dernières années, les descentes policières ont surtout contribué à effrayer les enthousiastes du pavot, qui laissent la place aux criminels avides qui se professionnalisent dans la lutte contre la police. Ces derniers, en recherche permanente de marges supplémentaires, n’hésitent pas à réduire la qualité de leur production : c’est ainsi que les doses de cocaïne sont toujours coupées avec autre chose, de même que les comprimés d’ecstasy, ce qui accroît le risque d’accidents.

Le poids des traités internationaux fait également pencher la balance vers la régulation stricte, et contre le compromis

La Convention unique sur les stupéfiants, signée en 1961, stipule que les Etats-membres ont une "obligation générale" de "limiter la production, la manufacture, l’export, l’import, la distribution, le commerce, la consommation et la possession de toutes les drogues à des fins uniquement médicales ou scientifiques".

Par conséquent, le système actuel viole les traités. Mais les Pays-Bas ne sont pas les seuls dans ce cas-là : aux Etats-Unis, en plus du Colorado, deux autres Etats et Washington D.C. ont légalisé l’usage récréatif de la marijuana. A l’époque, le gouvernement américain avait soutenu que son approche, c’est-à-dire la conservation de l’interdiction à l’échelon fédéral conjugué à une marge de manœuvre laissée aux Etats, respectait l’esprit des traités. De nombreux gouvernements, dont la Russie, l’Iran et la Chine, s’étaient montré pour le moins sceptiques, et affirment que la seule interprétation valable des traités va dans le sens d’une interdiction totale de toutes les substances illicites.

Le système à deux niveaux, en vigueur aux Pays-Bas, a donné de très bons résultats dans la réduction des dégâts collatéraux, permettant d’éviter les excès que la guerre contre la drogue cause aux Etats-Unis. Malgré tout, le compromis – qui revient à pourchasser les producteurs en fermant les yeux sur les consommateurs – viole non seulement les traités, mais il ne permet pas de lutter efficacement contre les réseaux de la drogue, violents et richissimes. Et ses bons chiffres en matière de santé publique compliquent la compréhension par le public des problèmes restants, ce qui rend suicidaire politiquement la défense d’une plus grande régulation. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !