Les ingénieurs Français sont des génies de l’IA… mais pas en France : radioscopie d’un énorme gâchis <!-- --> | Atlantico.fr
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La plupart des ingénieurs ne restent pas en France et vont faire briller les GAFAM.
La plupart des ingénieurs ne restent pas en France et vont faire briller les GAFAM.
©Shutterstock / DR / Capture d'écran Youtube

Fuite des cerveaux

Les ingénieurs français s’expatrient de plus en plus, notamment dans le domaine des nouvelles technologies. Les jeunes diplômés français n'ont aucune difficulté pour se placer hors de France.

Gilles Babinet

Gilles Babinet

Gilles Babinet est entrepreneur, co-président du Conseil national du numérique et conseiller à l’Institut Montaigne sur les questions numériques. Son dernier ouvrage est « Refonder les politiques publiques avec le numérique » . 



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Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

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Atlantico : Un tweet a beaucoup fait parler à propos « de la mafia française de l'AI s'agrandissant d'année en année » aux Etats-Unis. On y cite « le père du deep learning », Yann Le Cun, les fondateurs de Hugging Face, Clément Delangue et Julien Chaumont, mais aussi « 11 des 14 créateurs de LlAmA publiés par Meta qui viennent de Polytechnique et de Normal Sup ». La France produit-elle des génies de l’IA ? Si oui, comment ?

Gilles Babinet : Il y a deux facteurs à prendre en compte. Nous sommes effectivement très bons pour former des individus qui excellent en mathématiques, malgré une école publique dont l'enseignement est déplorable dans cette discipline (avant-dernier dans le classement TIMSS). Nous sommes donc en mesure de former d'excellents mathématiciens, mais uniquement quelques dizaines ou centaines par an. À côté de cela, nous formons de bons ingénieurs, polycompétents et pragmatiques, ce qui peut être utile dans le machine learning. Ce n'est pas un hasard si, lorsque le MIT a été créé il y a environ un siècle, ils se sont inspirés de l’école Centrale et de Polytechnique. Faire du machine learning, c’est être bon en maths mais aussi comprendre des systèmes de nature assez différente : des architectures informatiques, des modèles de réseaux de neurones, etc. Cette double capacité crée des profils assez rares ; des ingénieurs indiens m’ont d'ailleurs récemment dit que c’était cette double compétence qui rendait les ingénieurs français uniques.  

Et pourtant, ces ingénieurs ne restent pas en France et vont faire briller les GAFAM. Comment l’expliquer ?

Gilles Babinet : La première explication est salariale. Un bon expert dans la Silicon Valley, c'est rapidement 300 000 ou 400 000 dollars par an. Donc quand vous êtes dans vos premières années, cela donne envie d’y faire un tour. Certes, ces ingénieurs ne restent pas en France, mais il faudrait aussi voir combien finissent par revenir. Notre problème, c'est que personne ne sait payer ces niveaux de salaires. Il n’y a aucune startup AI native financée à des mesures équivalentes à ce que l'on voit aux Etats-Unis. Et l'écosystème reste incomplet avec une relation université-recherche-startup-entreprise traditionnelle qui reste à parfaire. 

Pierre Beyssac : Plutôt que s'indigner du départ d'un certain nombre de nos ingénieurs (liberté élémentaire), on devrait peut-être se demander pourquoi ils partent et comment leur donner envie de rester, non ? "On  n'attire pas les mouches avec du vinaigre".

La tech et l'innovation n'ont pas très bonne presse en France, sur fond d'idéologie décroissante ou de refus du progrès ("à quoi ça sert tout ça, on a déjà tout ce dont on a besoin") et idéalisation du passé (la France paysanne).

L'Education Nationale notamment a passé 40 ans à dénigrer le numérique, et elle n'est pas la seule.

Ensuite notre investissement en recherche est calamiteux, nos grands décideurs (côté CAC40 notamment) ne comprennent littéralement rien à l'informatique qui n'est considérée que comme un mal nécessaire pour ne pas être trop distancé, alors que c'est devenu un actif stratégique.

Ces 15 dernières années, nous avons assisté à des campagnes militantes anti 3G, 4G, 5G, Linky, IoT, mail, streaming et des dizaines d'autres que j'oublie (et ça, c'est juste en matière de numérique pur).

Les grosses boîtes du numérique (celles qu'on n'a pas su, pas voulu ou pas pu construire ici) sont aux Etats-Unis. Elles paient mieux si on ne compte pas le "salaire différé" (et même souvent en le comptant).

La France et l'Union européenne désormais sont dans une posture de citadelle assiégée : "ok on a loupé le coche, soyons fatalistes et contentons-nous de mettre des bâtons dans les roues des boîtes de tech, ça nous défoulera".

Discours fataliste : "la reproduction sociale est quasi impossible à éviter, sortir de sa condition est une utopie à laquelle seuls des naïfs peuvent croire". Notre système éducatif malgré ses efforts est l'un de ceux au monde qui perpétue le plus la reproduction sociale.

Côté politique, on saupoudre des subventions mais les plus grosses tombent chez les suspects habituels, qui n'ont pas fait montre d'une grande capacité à innover dans le numérique et professent ouvertement leur mépris des GAFAM (tout en achetant massivement leurs services).

Côté politique, on pond également loi débile sur loi débile : la vérification d'âge en ligne, l'affichage du CO2 du numérique, etc. l'un comme l'autre poussés par des groupes d'intérêt d'une incompétence à la limite de la malveillance.

Le management à la française, on peut en parler aussi, inutile de développer beaucoup. Réticences fortes au télétravail, etc. Clichés et usages qui se perpétuent de l'ingénieur purement tech d'un côté, du commercial sans foi ni loi de l'autre.

Dans ces conditions, même si moi aussi je le regrette car on a des choses à faire en France et au sein de l’Union européenne, et des belles, on peut comprendre que de jeunes ingénieurs et ingénieures tentent leur chance aux Etats-Unis qui vendent un peu plus de rêve. Évidemment les désillusions adviennent aussi.

Le numérique est ainsi fait qu'on peut partir avec peu d'argent et beaucoup de matière grise et démarrer une activité, et pour ça justement la France est plutôt bien placée si on arrête de démolir l'enseignement voire tout simplement l'éveil technologique et scientifique.

Pourquoi cette culture est absente ?

Gilles Babinet : Nous n’avons pas la culture des plateformes de manière générale. En 2012, le Cloud avait pris 12% de part de marché des systèmes d'information aux Etats-Unis, contre 1% en France. Il y a une forme de conservatisme sur ces sujets qui existe moins aux Etats-Unis. Les choses s’améliorent, mais ce n’est pas suffisant. Nous avons créé des systèmes de financement, des incubateurs, mais nous manquons toujours de certaines compétences. Une grosse défaillance semble venir du système d’enseignement supérieur qui n’a pas su créer d’écosystème comme ont pu le faire le MIT et Stanford. Le livre From the Basement to the Dome montre à quel point le MIT est une machine de guerre pour la création d’entreprises dans les technologies et services de rupture. En France, l’université est mal financée et beaucoup considèrent qu’elle ne devrait pas financer les startups. Sauf que c’est en réalité un enjeu de souveraineté. 

ChatGPT n'est qu'« un perroquet approximatif », selon le ministre délégué au numérique, Jean-Noël Barrot. Est-ce que nous avons aussi un problème de culture ?

Gilles Babinet : Quand AlphaGo a battu les meilleurs joueurs de Go, cela a été un traumatisme en Chine. Cela a permis une certaine prise de conscience. Nous sommes en train de vivre la même chose avec ChatGPT. Sur le fond, je pense que cela va entraîner de forts gains de productivité, avec des pays qui s'en empareront et d'autres pays qui seront à la traîne. Il est donc vraisemblable que nous sommes au début d’une accélération de l'adoption de l’IA. Ce qui est inquiétant, c'est que l’Europe reste très spécialisée dans des technologies datées, inventées au XIXème siècle. C’est assez problématique. Ce qu’il faut se demander, c’est pourquoi il y a des biais qui semblent s’exprimer à l’échelle d’un continent. Nous avons un rapport à l’innovation et au progrès très différent des Etats-Unis. Pourquoi ? Peut-être parce que la mondialisation est partiellement ratée, que la France a pris certaines mauvaises décisions politiques, que nous avons durci la réglementation liée au travail au mauvais moment, etc... De facto, nous avons été le seul pays à se désindustrialiser à un tel point. D’autres pays connaissent des trajectoires similaires, mais pas pour les mêmes raisons. À l’heure actuelle, nous prenons de bonnes décisions mais elles mettront 25 ans à prendre effet.

Pour retrouver le Thread de Pierre Beyssac : cliquez ICI

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