Les gens de gauche aiment Annie Ernaux. A chacun ses vices… Mais pourquoi n’aiment-ils pas Houellebecq qui dénonce la marchandisation des relations amoureuses ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Michel Houellebecq.
Michel Houellebecq.
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

Littérature

Annie Ernaux n’est pas indigne du prix, mais il y a nombre d’écrivains qui lui sont d’évidence supérieurs sur le plan littéraire et qui le mériteraient sans doute davantage.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Avant l’attribution du Nobel à Annie Ernaux, deux noms français circulaient, le sien et celui de Michel Houellebecq. Et le sujet a clairement donné lieu à une polarisation gauche-droite. De quoi est-ce révélateur ? Comment l’expliquer ?

Eric Deschavanne : Malheureusement, je crains que cette petite querelle politico-littéraire ne révèle surtout le déclin de la littérature dans la société contemporaine. Car dans cette querelle, en effet, la dimension politique l’emporte sur la dimension littéraire. Une critique de la nobélisation d’Annie Ernaux est peut-être légitime en ce sens que le choix du Jury témoigne de sa conversion à l’idéologie « diversitaire », comme dirait Mathieu Bock-Côté. Annie Ernaux n’est pas indigne du prix, mais il y a nombre d’écrivains qui lui sont d’évidence supérieurs sur le plan littéraire et qui le mériteraient sans doute davantage. On peut certes, pour justifier ce choix, faire référence à l’objectif du prix Nobel de littérature : récompenser un écrivain ayant rendu de grands services à l'humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament du chimiste suédois Alfred Nobel, « a fait la preuve d'un puissant idéal ». Dans cette perspective, donner le prix à Houellebecq eût été assez ridicule, mais ne pas l’avoir donné cette année à Salman Rushdie est un symptôme inquiétant de déréliction woke de l’idéal libéral : ce n’est pas tous les ans qu’on aura l’occasion d’offrir, à travers une récompense au retentissement international, un soutien à un écrivain victime d’un attentat en raison du « puissant idéal » de liberté de l’esprit qu’il incarne depuis trente ans !

N’y a-t-il pas pourtant chez Houellebecq des thèmes qui pourraient parler à la gauche, à commencer par la dénonciation de la marchandisation des relations amoureuses ?

Assurément la vision houellebecquienne de la société contemporaine recoupe le diagnostic de Marx selon lequel la modernité capitaliste noie tous les idéaux dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Le marxisme faisait cependant miroiter la promesse révolutionnaire d’un dépassement de ce monde de la marchandisation des existences, l’avènement d’une communauté humaine libre, fraternelle et heureuse. La gauche post-soixante-huitarde, a renoncé à la rupture avec le capitalisme mais pas à cet idéal transcendant. Elle dénonce les inégalités mais promeut l’émancipation des individus, sans voir que cette émancipation conduit à une « extension du domaine de la lutte ». Houellebecq peut être récupéré (à tort selon moi) par la droite réactionnaire, mais pas par la gauche progressiste. Quand Houellebecq, à travers sa description désenchantée (mais non moralisatrice) du délitement des liens affectifs après la libération sexuelle, exprime une nostalgie pour la famille nucléaire qui garantissait à chacun sa chacune et à tous un petit bonheur intime, la gauche se scandalise et la droite se laisse volontairement duper. Il ne s’agit pas de nostalgie réactionnaire pour l’ancienne morale ou l’ordre familial perdu, mais de compassion envers des contemporains dont l’émancipation du désir accroît le malheur. Cette vision d’une liberté pour le pire ne convient ni à la gauche libertaire qui a fait l’apologie de la libération sexuelle, ni à la gauche woke qui entend moraliser les mœurs pour promouvoir une nouvelle « civilité sexuelle ». Ce que la gauche ne peut pas pardonner à Houellebecq, c’est son absence de foi progressiste, son absence d’illusion quant à la promesse de bonheur par le progrès de la liberté individuelle, quant à l’espérance d’un bonheur généré par des liens affectifs plus chaleureux et réconfortants parce que plus libres.

Comment expliquer que Houellebecq n’arrive que peu ou pas à trouver grâce aux yeux du lecteur de gauche ?

En disciple de Schopenhauer, Houellebecq est hermétique à la foi en l’avenir, spécialement à la croyance en une amélioration politique de la condition humaine. C’est cette absence de foi progressiste qui en fait un réactionnaire aux yeux du « lecteur de gauche ». Une étiquette absurde selon moi : Houellebecq n’est ni révolutionnaire ni réactionnaire, il est agnostique sur le plan politique. Il emprunte la voie du salut personnel par la contemplation esthétique. C’est ce pas de côté par rapport aux passions politiques qui en fait un écrivain intéressant. Il ne regarde pas de haut ni avec indifférence les passions politiques, mais porte sur celles-ci un regard détaché et décalé, ce qui le rend à mon sens politiquement inclassable. Un telle distanciation est cependant insupportable pour un lecteur de gauche qui voit dans l’inégalité la véritable cause du malheur et dans la lutte politique pour l’émancipation le chemin conduisant au bonheur.

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