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"Les frontières, pire invention de l’histoire" : pourquoi la déclaration de Jean-Claude Juncker pourrait produire un climat politique explosif en Europe
©REUTERS/Wolfgang Rattay

Fuite en avant

Alors que suite aux différentes attaques terroristes les opinions publiques européennes sont de plus en plus hostiles à l'immigration et à l'ouverture des frontières, le président de la Commission a appelé les pays de l'UE à faire preuve de solidarité vis-à-vis des réfugiés.

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Alors que selon une récente enquête réalisée par l'Ipsos (voir ici), certains pays européens sont majoritairement favorables à une fermeture des frontières pour lutter contre l'immigration (dont 52% des Français), Jean-Claude Juncker a déclaré ce lundi que les frontières étaient la "pire invention jamais faite par les politiques". Quel est le risque politique d'une telle déclaration dans le contexte actuel ? 

Guylain Chevrier : Cette déclaration du président de la Commission européenne confine à l’absurde, lorsque l’on sait que l’UE est une association libre d’Etats, mettant en commun un certain nombre d’objectifs économiques, sociaux et politiques, dans le but proposé de mieux satisfaire aux exigences de ses membres. Il n'a jamais été exprimé jusqu'alors, de façon aussi explicite, une telle diabolisation des frontières invitant à en finir avec elles, qui signifierait la fin des Etats de l’UE, et donc aussi, de cette volonté démocratique de ceux-ci de s’associer, qui en est la condition. Le fédéralisme européen n’est lui-même pas allé encore jusque-là. Pour être citoyen européen, dans le droit de l’UE, il faut être un national d’un des pays membres. Alors de quoi nous parle donc Monsieur Juncker ? L’UE n’a-t-elle pas elle-même des frontières, et qui ne valent qu’en raison des Etats qui se sont unis pour les prêter à celle-ci ?

Il a surtout complété cette déclaration tapageuse contre les frontières par ceci : "Nous devons combattre le nationalisme, nous avons le devoir de ne pas suivre les populistes, et aussi de leur barrer la route". Il identifie par ce raccourci entre frontières et nationalisme, le fait de défendre le principe que les Etats-nations européens disposent de frontières au populisme, pour justifier ainsi de les attaquer, en les traitant comme le diable. Cette déclaration est étroitement liée au contexte du Brexit, exprimant à travers un référendum populaire, la volonté de dire stop à cette Union européenne qui entend tout décider en lieu et place des concernés, des citoyens. Ce qui est apparu de façon de plus en plus frappante avec la « crise des réfugiés », à travers le décalage entre une classe politique européenne qui développe un discours d’encouragement à l’immigration pendant que les peuples européens, qui en subissent les conséquences, rejettent cette politique de fuite en avant. Les frontières définissent le cadre des Etats-nation dans lesquels les peuples peuvent décider encore de leur destin. Voilà ce qui dérange !

Ce discours qui renvoie l’idée de nation au populisme, encourage les citoyens de chaque Etat à se tourner vers les extrêmes pour défendre leur capacité de décision, leur liberté de choix, qui ne peut s’exercer réellement qu’à l’intérieur des frontières nationales. C’est faire un cadeau royal aux nationalistes, en confondant ainsi à travers cette outrance, patriotisme et chauvinisme, l’attachement à sa nation avec le rejet d’autrui, le racisme. C’est encore rajouter de la colère au regard d’une UE qui ne cesse d’échouer dans son crédo d’une Europe économiquement prospère et socialement protectrice, que d’assimiler la libre détermination des Etats et de leurs peuples à travers l’existence de frontières, à une sorte de fascisme.

Cette déclaration rajoute à une situation où l'angoisse de la population du continent sur l'immigration et la sécurité est élevée, à la lumière des récents attentats terroristes en France, en Belgique et en Allemagne. Cette angoisse monte aussi devant les images de l’afflux de réfugiés sur les côtes méditerranéennes, entre autres, avec la crainte de phénomènes migratoires incontrôlables dans la plupart des pays d’Europe, au regard de leur capacité à s’intégrer. L’étude internationale Ipsos Global @dvisor (réalisée avant les attentats islamistes qui ont eu lieu à Nice, à Saint-Etienne-du-Rouvray et en Allemagne) nous éclaire de ce côté.

Pour 87% des Français, le nombre d’immigrés est en augmentation constante depuis cinq ans et seulement 11% d’entre eux considèrent que l’impact de l’immigration est positif ; 57% jugent qu’il y a maintenant trop d’immigrés dans le pays. À l’échelle mondiale, 61% des sondés pensent que des terroristes vont se mêler aux réfugiés pour entrer dans leur pays, 51% considèrent que la plupart des personnes se présentant comme des réfugiés n’en sont pas véritablement (ils viendraient pour des raisons économiques), relayant une étude précédente qui identifiait que 73% des migrants vers l’Europe sont des hommes, indiquant qu’il s’agit effectivement d’une immigration à fortes motivations économiques. 45% considèrent qu’ils ne s’intégreront pas dans leur pays d’accueil. Les Français font partie des plus inquiets sur ces questions : 45% sont pour la fermeture des frontières, 67% pensent que des terroristes se mêlent aux migrants, 54% considèrent que la plupart des personnes se présentant comme des réfugiés n’en sont pas réellement, 63% pensent que la plupart des réfugiés ne pourront pas s’intégrer. Les récents débats autour du burkini, qui manifeste une nouvelle mise en cause de la volonté de certains immigrés ou enfants d’immigrés de s’intégrer, tournant le dos aux valeurs commune, à la laïcité, ne peut que renforcer ce sentiment.

Une enquête du Pew Research Center publiée le mois dernier, révèle que dans huit des 10 Etats membres de l'UE interrogés, plus de la moitié des personnes craignent que cette situation n’augmente la probabilité du terrorisme dans leur pays. On se rappelle qu’au moins un des auteurs des attentats à Paris, en novembre, était entré dans l’UE en se présentant comme un réfugié avec l’utilisation de faux documents.

On peut voir combien cette déclaration multiplie les risques politiques sur bien des plans, mais on se doute qu’elle n’a rien du hasard.

Cette déclaration a été jugée maladroite et stupéfait certains diplomates britanniques qui ont estimé que l'actuelle Première ministre britannique Theresa May ne serait certainement pas d'accord avec le président de la Commission européenne. Quelle était selon vous l'ambition de Jean-Claude Juncker en prononçant une telle phrase ? Quel projet cherche-t-il à faire valoir ?

Certains diplomates britanniques ont été effectivement stupéfaits que le président de la Commission européenne semble préconiser ainsi une politique de « frontières ouvertes », mais il faut revenir au fond pour en comprendre les enjeux. 

La chancelière allemande Angela Merkel, le Président François Hollande et le Premier ministre italien Matteo Renzi se sont rencontrées, dans ce contexte, pour discuter des problèmes de l’UE, y compris celui des migrants, pour exprimer que les 28 devrait « aller de l'avant » après le vote de la Grande-Bretagne faisant le choix de quitter l'UE. Ce dont il s’agit, c’est d’accélérer le processus d’intégration fédéraliste européen en faisant franchir à l’UE une nouvelle étape dans la constitution d’une Europe politique, ce qui passe aujourd’hui par une remise en cause de l’autonomie qui reste aux Etats, que symbolise leurs frontières, ici attaquées au nom de la défense de la politique d’accueil à connotation humanitaire des migrants.

Ce qui doit alerter ici, c’est à travers ce discours d’une violence politique et d’une démagogie certaine, d’entendre donner une légitimité à la volonté d’imposer à marche forcée l’Europe politique. On peut être inquiet de ce qui peut ici en ressortir, si on se fie à la teneur de ces propos, annonçant une nouvelle étape dans la concentration des pouvoirs entre les mains d’une technocratie mettant hors la loi les frontières et donc, les Etats-nation. C’est mettre hors la loi ainsi leur capacité à décider pour eux-mêmes, les peuples de choisir leur destin et finalement, invitant au renoncement à la démocratie elle-même, si on va au bout de ce raisonnement.

Cette orientation reprend une idée qui se répand, par l’entremise des milieux fédéralistes pro-européens, celle de la constitution d’une Europe politique subsumant la libre détermination des Etats, agrémentée du renoncement à une démocratie apparaissant au regard d’une mondialisation présentée telle que ne laissant aucun choix, comme un luxe superfétatoire.

Il est vrai qu’en la matière, le référendum de mai 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen qui avait vu le « Non » l‘emporter en France, s’est vu bafoué par le Traité de Lisbonne, dit mini-traité, pour minorer l’opération qui a consisté à faire revenir par la fenêtre ce que les peuples avaient évacué par la porte. L’alliance entre la technocratie européenne et une classe politique littéralement inféodée à l’UE est la clé du succès de ces projets, avec des parlements en décalage total avec leurs peuples, mais qui détiennent le dernier mot sur le terrain politique, comme on l’a vu avec la ratification par voie parlementaire du Traité de Lisbonne.

La notion de démocratie représentative en sort pour le moins affaiblie, les peuples risquant bien aussi là de lui tourner le dos pour préférer les sirènes du nationalisme, d’un pouvoir fort qui en impose plutôt qu’une démocratie promise à devenir décorative. Ce n’est pas l’un des moindres dangers, que ce à quoi semble rêver M. Juncker, cette supranationalité d’une l’UE qui se substitue totalement à la livre détermination des peuples.

Cela passe, si on traduit son discours d’appel à une fin des frontières nationales, par la transformation des Etats-nations en une mosaïques de régions soumises à un pouvoir central univoque, faisant table rase d’une identité nationale laissant la place à la promotion des différences et un multiculturalisme faisant voler en éclats toute référence commune. Ce serait, il est vrai, l’assurance d’une domination sans partage de l’appareil européen et d’un libéralisme sans frein. Un des pires scénarios avec le danger d’une guerre religieuse importée sur notre continent par un Etat islamique qui est en embuscade, face à ces évolutions qui fragilisent l’espace démocratique européen.

Cette perspective crée le risque d’une angoisse identitaire, hautement favorable à la montée du populisme et des violences qui l’accompagnent, face à un pouvoir politique européen donnant le sentiment de se comporter comme une nouvelle monarchie de droit divin, qui jette le bébé avec l’eau du bain.

En quoi la politisation à outrance de la question des frontières conduit- elle à créer un débat binaire dépourvu de substance ? Quelles sont les conditions permettant de rétablir de véritables éléments de débats ?

La volonté de polariser le débat européen autour de la question des réfugiés et des frontières, tient à une volonté d’écraser sous l’émotion toute possibilité de débat démocratique, sur les questions essentielles que l’UE est censée prendre en charge et se prévaut de résoudre, sans y parvenir. Le jeu de l’émotion est à la mesure de l’absence de substance dans les grands débats, où on sert l’humanitaire à toutes les sauces. Y compris, celle d’un christianisme convoqué par une chancelière allemande qui reprend à son compte un message religieux « d’aider son prochain » détaché de toute réalité, procurant une bonne conscience à cette UE inégalitaire et qui crée un peu plus chaque jour une grave crise démocratique, derrière ces fausses bonnes intentions au ressort très politique.

Il faut redonner aux peuples leur rôle démocratique, par des consultations nationales sur les sujets les plus importants de l’UE, afin d’associer réellement les citoyens aux décisions qui les concernent. A ne pas le faire, non seulement on encourage ceux-ci à se tourner vers les extrêmes, mais on empêche que se forme dans les pays européens une offre politique démocratique qui reflète les enjeux qui se trouvent engagés dans cette période si essentielle aux mille périls, qui demande réflexion et précautions, compétences, mobilisation des volontés et de l’intelligence collective, à laquelle seule la démocratie donne l’expression.

Il faut revenir à un projet d’Europe des nations respectueuse et protectrice des peuples, défendant une identité démocratique qui est à l’avant-garde du monde, qui leur redonne de la fierté et de la hauteur. C’est à cette condition que l’Europe peut conserver un sens et une chance, jouer sa carte dans la mondialisation, où elle deviendra l’alambic de la décomposition des nations et quels que soient les rêves de Monsieur Juncker, il y a fort à parier qu’elle n’y survivra pas.

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