Les Européennes, élections du retour au clivage gauche-droite ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Têtes de liste pour les élections européennes du 9 juin prochain.
Têtes de liste pour les élections européennes du 9 juin prochain.
©Emmanuel Dunand / AFP

Déterminant très fort

Les études d’opinion montrent combien le positionnement politique sur l’axe gauche-droite reste un déterminant très fort des opinions des Français.

Erwan Lestrohan

Erwan Lestrohan

Erwan Lestrohan est Directeur Conseil chez Odoxa.

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Atlantico : Au regard de l'étude Odoxa “Baromètre politique et intentions de vote aux élections européennes de Mai 2024”, peut-on s’attendre à ce que ce scrutin européen constitue les élections du grand retour du clivage gauche - droite ?

Erwan Lestrohan : Si les élections avaient lieu dimanche prochain, uniquement 15% des Français déclarent qu’ils voteraient pour la liste de la majorité présidentielle conduite par Valérie Hayer, plus de 7 points en deçà du score de Nathalie Loiseau en 2019 (22,4%). Ce rétrécissement significatif de l’espace politique au centre de l’échiquier politique pourrait en effet constituer un facteur de revitalisation du clivage gauche-droite… mais cela ne se confirme pas dans les tendances que nous observons.

A gauche, la liste PS-Place publique de Raphaël Glucksmann élargit très nettement sa base électorale en comparaison à 2019 : 13,5% des électeurs ont l’intention de voter PS le 9 juin, soit près du double du score réalisé en 2019 (6,2%). Cependant, sans modérer l’importance de la poussée électorale de la liste socialiste (qui revalorisera peut-être la place du PS au sein de la Nupes), il est surtout important de préciser que le total des intentions de vote mesurées cette année en faveur des listes de gauche ne décolle pas en comparaison au scrutin européen précédent. La gauche et les écologistes avaient en effet recueilli 32% des suffrages en 2019 et c’est à très peu de choses près le potentiel de vote que nous mesurons aujourd’hui (33,5% en cumulé). Ainsi, les transferts d’électeurs vers la liste de Raphaël Glusckmann ressemblent en priorité à des « vases communicants » au sein de la gauche, sa liste étant surtout ralliée par des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022 (25% d’entre eux) ou d’électeurs de la liste de Yannick Jadot en 2019. La liste EELV est en effet en net recul, mesurée aujourd’hui à 6% d’intentions de vote, loin du résultat de 2019 (13,7%) qui avait placé les Verts en tête à gauche. La liste PS-PP bénéficie aussi cette année de l’absence d’une liste Génération.s alors que Benoît Hamon avait recueilli 3,3% des voix en 2019. Si l’on regarde vers le centre, les transferts de voix des électeurs d’Emmanuel Macron en 2022 ne sont pas assez importants pour parler d’une reconstitution du clivage gauche-droite mais ils sont à noter : 15% d’entre eux ont aujourd’hui l’intention de voter pour Raphaël Glucksmann le 9 juin. Il peut notamment s’agir d’un retour (encore timide) dans le giron socialiste d’électeurs qui avaient choisi la liste LREM en 2019 mais sont peut-être aujourd’hui déstabilisés par la ligne plus droitière de l’exécutif après la double séquence retraites/immigration de 2023.

A droite, la liste LR de François-Xavier Bellamy semble destinée à réaliser une performance quasi-stable, voire légèrement inférieure à 2019 (8,5%), avec une intention de vote aujourd’hui mesurée à 7%. Les Républicains pâtissent encore du déport des électeurs de droite modérée et des 65 ans et plus (qui furent ses soutiens électoraux de référence) vers la liste de la majorité présidentielle : aujourd’hui, 27% des 65 ans et plus ont l’intention de voter pour la liste de Valérie Hayer contre uniquement 12% pour celle de François-Xavier Bellamy. A contrario, le Rassemblement national est poussé par un vent électoral très favorable et pourrait recueillir 34% des suffrages si les élections avaient lieu dimanche prochain, un score qui marquerait une hausse de près de 11 points en comparaison au résultat de 2019 (23,3%). L’espace électoral à la droite des Républicains s’en trouve donc considérablement élargi, notamment si l’on ajoute la présence de la liste Reconquête (non présente en 2019) qui pourrait recueillir 4% des suffrages. A la différence des transferts de voix que nous observons de la majorité présidentielle vers la liste socialiste à gauche, l’élargissement de la base électorale du RN ne provient en revanche pas de transferts de voix d’ex-électeurs macronistes (plutôt hermétiques à l’offre politique du RN), mais surtout d’une surmobilisation de l’électorat mariniste dans un contexte d’opinion doublement favorable, entre un rejet au plus haut de l’exécutif que certains électeurs souhaitent sanctionner dans les urnes et la présence au premier plan des préoccupations nationales de sujets comme la sécurité, l’immigration ou le pouvoir d’achat sur lequel le RN est jugé plus compétent que Renaissance.

Philippe d’Iribarne : Un enjeu majeur domine les prochaines élections : que faire de l’héritage de la civilisation européenne, avec ses racines à Rome, Athènes et Jérusalem, son attachement à la raison et à la liberté de pensée, ses philosophes, ses écrivains, ses musiciens, ses architectes, ses sculpteurs et ses peintres, ses moments de gloire et ses heures sombres ? S’agit-il d’un patrimoine précieux, actuellement menacé par l’ensauvagement de la société, la montée de l’individualisme, l’immigration, l’islam, qui demande qu’on se dresse pour le défendre ? S’agit-il au contraire d’un fardeau honteux, « rance », « nauséabond », legs d’un monde raciste, colonialiste, sexiste dont il faut finir de se libérer, en tirant parti d’une immigration  qui le rejette ? Ou encore s’agit-il d’un acquis ayant ses mérites, même relatifs, qu’il convient de partager généreusement avec le reste de l’humanité ? L’extrême-droite cultive la première position, l’extrême-gauche la seconde, les modérés la troisième. 

La période actuelle, avec les attentats islamistes, les émeutes de juin 2023, la montée de la violence,  rend la position modérée de moins en moins crédible. Du coup, le débat se durcit entre ceux pour qui il faut se battre pour remettre à l’honneur la civilisation occidentale et ceux qui rêvent de l’achever. De ce fait le clivage entre extrême-gauche et extrême-droite occupe une place croissante dans l’arène politique. Les zigzags d’Emmanuel Macron, déclarant qu’il n’y a pas de culture française et mettant en avant en mainte occasion des représentants sulfureux de la « diversité », mais durcissant à la marge les politiques d’immigration, déroutent.  

Quel état des lieux peut-on faire concernant les soutiens électoraux à la liste de la majorité présidentielle pour le scrutin européen ?

Erwan Lestrohan : Il est premièrement incontournable sur ce sujet de rappeler que la majorité présidentielle a perdu beaucoup de crédit dans l’opinion : seuls 33% des Français jugent aujourd’hui qu’Emmanuel Macron est un bon Président, sa cote de popularité oscillant entre 30 et 35% depuis mars 2023. L’année écoulée a occasionné de nombreuses ruptures et notamment la séquence « réforme des retraites », à l’origine d’une détérioration profonde de la relation entre les Français et le pouvoir, aussi bien pour des raisons de fond (l’exécutif étant jugé incapable de saisir les difficultés sociales des Français) que de forme (le recours à l’article 49.3 ayant donné le sentiment d’un passage en force démocratique). Des ruptures que les couacs autour du vote de la loi Immigration et la nomination du populaire Gabriel Attal n’ont pas permis de dépasser. Cette forte détérioration du lien entre les Français et la majorité présidentielle explique vraisemblablement les difficultés de la liste de Valérie Hayer à mobiliser un socle électoral macroniste en voie d’évaporation : seuls 50 à 60% des électeurs ayant voté pour Emmanuel Macron à la présidentielle 2022 ont l’intention de voter pour la liste Renaissance aux élections européennes.

En 2017, 30% des sympathisants de gauche avaient voté pour Emmanuel Macron, qui avait été fortement soutenu par les sympathisants LR en 2022 (25%). Aujourd’hui, la liste de la majorité présidentielle ne dispose du soutien majoritaire d’aucune population en particulier et elle est même désormais devancée chez les 65 ans et plus par le RN (29% contre 27%). Les cadres demeurent encore un soutien important de l’exécutif mais celui-ci s’érode fortement : en comparaison à mai 2022 au moment de son élection, Emmanuel Macron a notamment perdu 26 points de popularité (de 61% à 35%) auprès de ceux qui furent l’un des soutiens de référence du Macronisme.

Dans ce contexte, il sera déterminant d’observer à quel niveau se situe la liste de Valérie Hayer au soir du 9 juin, selon qu’elle obtienne un résultat satisfaisant, à proximité du score LREM de 2019 (22,4%), ou qu’elle subisse un désaveu électoral en se rapprochant de la contre-performance de la liste socialiste de 2014 (14%) au démarrage du quinquennat de François Hollande, dont la 2nde partie de mandat avait été marquée par une marge de manœuvre extrêmement limitée dans l’opinion. 

Philippe d'Iribarne : Les modérés tendent à cultiver une sorte d’utopisme consolant, pensant que la situation n’est pas si grave, que les choses vont s’arranger, que les gens raisonnables vont s’entendre, qu’avec un peu de bonne volonté on pourra s’en sortir.  Ils rejettent l’extrême droite comme l’extrême gauche. Sur qui peuvent-ils compter ? La gauche modérée comme la droite modérée semblent bien hésitantes. Le « et en même temps » d’Emmanuel Macron peut leur paraître malgré tout comme un moindre mal, même s’ils sont déçus par sa politique.

Le clivage gauche-droite continue d’exister même s’il n’est pas représenté politiquement. Quel est le problème démocratique de cette absence et comment faire pour y mettre un terme ?

Philippe d'Iribarne : Longtemps, on a eu effectivement un décalage entre le poids de la droite souverainiste dans l’opinion et sa représentation politique. Mais cela change. Le RN est maintenant bien présent à l’Assemblée. Les sondages réalisés il y a quelques mois pour tester ce que serait le résultat d’élections législatives succédant à une éventuelle dissolution de celle-ci lui donnaient, si mes souvenirs sont bons, pas loin de la majorité absolue. Avec la NUPES, la LFI a un poids significatif dans les institutions. Notre problème démocratique majeur est plutôt lié au fait que la France Insoumise et avant tout son leader considèrent les procédures démocratiques comme illégitimes. Mélenchon paraît croire la révolution possible, au-delà des émeutes, d’où sa stratégie de rupture.

Erwan Lestrohan : Nos études d’opinion montrent combien le positionnement politique sur l’axe gauche-droite reste un déterminant très fort des opinions des Français. Nous l’avons notamment observé récemment sur les questions de contrôle de l’immigration, de laïcité, de restriction de la dépense publique ou encore de durcissement des règles de versement de l’assurance chômage. 

Mais si le positionnement sur l’axe gauche-droite demeure une variable clef et une grille de lecture très opportune des opinions exprimées par nos concitoyens, cela se heurte au niveau électoral à l’absence de personnalités populaires de façon transversale aussi bien au sein de la gauche qu’au sein de la droite. Ainsi, si la cote d’adhésion d’Edouard Phillipe se situe à 66% auprès des sympathisants LR, elle n’est que de 25% auprès de ceux du RN. Et à l’inverse, Marine Le Pen est soutenue par 90% des sympathisants RN mais uniquement 28% des sympathisants LR. A gauche, Jean-Luc Mélenchon est la personnalité politique préférée des sympathisants de la gauche (51%) mais s’il est ultra populaire chez les sympathisants LFI (83%), l’adhésion est nettement moindre chez ceux du PS (25%) ou d’EELV (33%). On peut faire le même constat pour Raphaël Glucksmann, soutenu par 70% des sympathisants PS mais uniquement 27% de ceux de LFI et 35% de ceux des Ecologistes.

La solution pour sortir de ces divisions, qui pèsent nécessairement sur la capacité de ces pôles à peser et se hisser au rang de prétendants à une victoire présidentielle, semble être l’identification de passerelles communes pour construire des unions… mais celles-ci seraient-elles des « mariages heureux » ?

A gauche, l’expérience de la Nupes semble avoir généré plus de confusion et de turpitudes qu’elle n’a ancré un ADN de gouvernement partagé par toutes ses composantes. Et à droite, les positions divergentes sur de nombreux sujets des Républicains et du Rassemblement national ne paraissent pas de nature à réunir le plus grand nombre de forces vives, des incompatibilités, voire même des digues pour certains élus, ayant notamment été identifiées à l’occasion de nombreuses discussions à l’Assemblée.

Si les partis de gauche et de droite traditionnels ne parviennent pas à bénéficier du désenchantement du mouvement centriste et ne bénéficient pas de l’incapacité d’Emmanuel Macron à créer un véritable contenu idéologique du macronisme. Peut-on dire de l’extrême droite et de l’extrême gauche qu’elles tirent les marrons du feu ? Dans quelle mesure cela s’ajoute-t-il aux problèmes de représentation déjà évoqués ? 

Erwan Lestrohan : La logique du « en même temps » macroniste a en effet significativement dénutrit le contingent des électeurs du PS et des Républicains, respectivement abandonnés par de nombreux sympathisants du centre-gauche et du centre-droit. Et cet élargissement du centre a mécaniquement consolidé l’existence d’offres politiques plus radicales du côté gauche et du côté droit de l’échiquier politique. Dans la séquence récente, certains signaux faibles indiquent cependant une détérioration possible de l’hémorragie électorale connue par la gauche et la droite de gouvernement. Certains électeurs de centre-gauche se disent notamment aujourd’hui peu à l’aise avec la nouvelle ligne présidentielle qu’ils jugent « et à droite et à droite » alors que certains électeurs de droite libérale ont manifesté ces derniers mois un vif sentiment d’incompétence de l’exécutif sur la gestion de la dette publique, son expertise économique étant l’une des motivations majeures de leur choix de soutenir Emmanuel Macron.

Une nouvelle tectonique des plaques électorale est donc envisageable, nous l’avons observée sur un temps court en 2017, mais elle ne se fera pas sans la revitalisation programmatique de la gauche et de la droite de gouvernement, autour de thématiques engageantes et de projets de société à la hauteur des attentes de leurs électorats respectifs, un défi de grande ampleur à 3 ans de la prochaine élection présidentielle et alors que leurs réserves de voix et soutiens historiques sont aujourd’hui démobilisés.

Philippe d'Iribarne : Tirent-elles les marrons du feu ou ne profitent-elles pas du fait que, chacune à sa manière, elles font des analyses plutôt réalistes de notre situation ? Là où, comme au Danemark, les partis « raisonnables » ont pris au sérieux la question de l’immigration, l’extrême droite à fortement reculé. On ne voit pas Emmanuel Macron se mettre à affronter réellement cette question, mais il n’en est pas de même pour Edouard Philippe. Nombre de pays européens sont maintenant animés du désir d’agir en la matière. Le plus grave concerne sans doute ce qui fait le cœur d’une civilisation, l’engagement profond d’un peuple dans une manière de penser, de sentir et de vivre qui nourrit l’existence. Dans ce registre, l’Occident est-il frappé à mort ? Ou est-il prêt à renaître ? Il y a là un défi majeur pour tous, bien au-delà des seules forces politiques.

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