Les dangers d’un débat mal posé : face au racisme, à quoi sert le savoir ? Une brève mise au point<!-- --> | Atlantico.fr
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Nadine Morano a affirmé dans l'émission "On n'est pas couché sur France 2" le 26 septembre que la France était un pays "de race blanche".
Nadine Morano a affirmé dans l'émission "On n'est pas couché sur France 2" le 26 septembre que la France était un pays "de race blanche".
©Reuters

Polémique Morano

En affirmant dans l'émission "On n'est pas couché sur France 2" le 26 septembre que la France était un pays "de race blanche", Nadine Morano a enflammé les débats, souvent mal posés.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Les scientifiques engagés, au nom de leur savoir, dans la « lutte contre le racisme » auraient pu s’attendre à un retour de bâton. Durant les trente dernières années du XXe siècle et la première décennie du XXIe, ces scientifiques « progressistes » ou « humanistes », anthropologues ou généticiens engagés et fort respectables, avaient en effet cru pouvoir 1° lier indissolublement la question de la « race » et celle du racisme, 2° lutter intellectuellement contre le racisme en récusant le concept de « race », c’est-à-dire en refusant de reconnaître, au nom de la science, la moindre validité théorique, descriptive et explicative, à la notion de « race », et 3° discréditer l’étude des bases génétiques du comportement humain, en cautionnant souvent le dogme hyper-environnementaliste de la Table rase et son corollaire, le dogme sociologique du constructivisme social radical (« tout chez l’homme est socialement construit »). En disqualifiant, au nom des progrès de la connaissance scientifique, la catégorie de « race », ils avaient cru avoir définitivement privé le prétendu « racisme scientifique » de son fondement, qui serait un « déterminisme » génétique total. Telles ont été les positions des généticiens (en particulier des spécialistes de génétique des populations) qui, dans le dernier demi-siècle, ont conclu à l’inexistence des races humaines et proposé d’éliminer l’expression « races humaines » du vocabulaire général, définissant ainsi un antiracisme « éliminationniste » au nom de la science. D’où les lynchages médiatiques à répétition visant les malheureux auteurs de « dérapages » jugés intolérables. Pour un acteur politique, par exemple, employer le mot « race » ou le syntagme « race blanche » dans l’espace public, c’est s’exposer à être cloué au pilori, et ainsi à être durablement disqualifié. 

       Considérant comme établi le fait que les catégories raciales sont dénuées de valeur opératoire, les antiracistes savants ajoutent ordinairement que ces dernières sont non seulement inutiles du point de vue de la connaissance scientifique, mais encore hautement dangereuses en raison de leurs effets idéologiques ou de leurs utilisations sociopolitiques. Ces deux derniers arguments, le plus souvent noués dans le discours antiraciste ordinaire, n’ont en vérité pas de liens logiques et, pour la clarté de l’analyse, doivent être désimpliqués : une notion scientifiquement utile peut être dangereuse en ses effets sociaux, et une notion scientifiquement inutile peut avoir des effets politiquement ou moralement bénéfiques.

      Non sans naïveté, certains généticiens ont donc lié le rejet du racisme à la négation de la « race » (comme type ou comme taxon), sur la seule base d’une interprétation militante de certains résultats, inévitablement provisoires, de la recherche scientifique en génétique. Ils ont ainsi donné une certaine légitimité à un « antiracisme scientifique » dont les positions, largement diffusées par les médias depuis les années 1970, sont devenues des dogmes enseignés dans les écoles.

        Or, c’est précisément au nom des « progrès » du savoir scientifique que sont mises en question, depuis les années 1990, les thèses fondamentales de l’antiracisme qui se voulait scientifique. L’idée de « race » (indépendamment du mot) a été repensée ou redéfinie dans des perspectives scientifiques totalement étrangères au « racisme », tandis que le dogme de la Table rase était récusé par la plupart des scientifiques, qui ne se sont pas pour autant convertis à une quelconque forme de « racisme ». De nouveaux arguments sont venus des généticiens et des médecins qui, depuis surtout la fin des années 1970, par exemple sur la base de données épidémiologiques permettant d’identifier des « races géographiques » à partir de la distribution des maladies héréditaires, ou en se fondant sur les différences pharmacologiques repérées entre les groupes humains (d’où le débat public sur les médicaments dits « raciaux »), font renaître pour ainsi dire le concept de « race humaine » (même si l’expression est parfois évitée) dans le champ scientifique. On n’échappe pas pour autant à l’arbitraire des classifications. Mais la question se complique, et le débat scientifique rebondit.

       Le vieux « racisme scientifique » n’a pas pour autant disparu, et ses héritiers se sont manifestés depuis les années 1990. Les auteurs qui contestent publiquement les dogmes de l’« antiracisme scientifique », disons les anti-antiracistes contemporains (dénoncés comme « racistes » par les antiracistes), se contentent de dénoncer leurs adversaires comme des suppôts du « politiquement correct ». Les résultats de leurs travaux académiques se réduisent à la réaffirmation des principales thèses de la raciologie classique, retrouvées au terme de longs détours par des domaines épistémiques plus ou moins nouveaux, où la sociobiologie joue un rôle majeur. On n’y trouve qu’une seule conclusion inédite, affectant la conception de la hiérarchie des grandes « races » du point de vue des aptitudes intellectuelles et civilisationnelles : au sommet de l’échelle hiérarchique,  les « Asiatiques » ont détrôné les « Blancs ». Mais les « Noirs » sont toujours au bas de l’échelle. Bref, les néo-racistes académiques, principalement anglo-saxons, continuent de penser avec les vieilles catégories raciologiques héritées de l’anthropologie physique descriptive et classificatoire du XIXe siècle.    

      La vraie question est celle des rapports entre la science et la morale. Mal la poser, c’est ouvrir la porte à de faux débats interminables. Ce que les théoriciens du racisme pseudo-scientifique de la première moitié du XXe siècle (réactivé depuis les années 1990) et ceux de l’antiracisme « scientifique » contemporain ont en commun, c’est une même vision scientiste des questions concernant la diversité humaine et la manière de la constituer en objet de la recherche scientifique. Ils partagent également la thèse selon laquelle des conclusions morales et politiques, impliquant des valeurs, des normes et des prescriptions, peuvent être logiquement déduites des progrès de la connaissance scientifique. On reconnaît là le « sophisme naturaliste » qui, consiste, pour parler comme Henri Poincaré, à supposer que les jugements à l’indicatif ont une conclusion logique à l’impératif.

       Le récent retour de la « race » par la porte de derrière devrait logiquement contraindre les antiracistes à s’interroger sur les raisons de leur combat et à redéfinir leur action, qui jusque-là était fondée sur la présupposition de la non-existence des « races ». Mais l’on sait que les conclusions logiques sont rarement reflétées par le discours social, dont la force d’inertie idéologique constitue la première caractéristique. Quoi qu’il en soit, cette nouvelle figure historique des interactions entre science, morale et politique a fait rebondir d’une façon inattendue les discussions sur le thème « science et racisme » ou « science et antiracisme », et nous incite à repenser la nécessaire lutte contre le racisme, qui relève de la morale et de la politique.

      Si le savoir scientifique ne peut la fonder, il peut cependant l’éclairer. Notamment en marquant clairement les limites non fixes entre ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas sur la diversité humaine, ainsi qu’entre le domaine de la connaissance scientifique de cette dernière et celui de la morale, du droit et de la politique. La lutte bien comprise contre toutes les formes du racisme dérive d’un choix et d’un engagement que ne saurait dicter le savoir scientifique. Cette lutte se fonde sur le respect de la dignité humaine, par-delà toutes les distinctions groupales observables, qui par ailleurs peuvent et doivent faire l’objet d’investigations scientifiques. Mais, pas plus que la génétique, l’anthropologie et la sociologie ne sont une morale et une politique.    

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