Les 3 raisons qui peuvent faire redouter une escalade de la violence par la Russie en Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Un soldat ukrainien traverse un pont détruit dans la ville de Borodianka, au nord-ouest de Kiev, le 4 avril 2022.
Un soldat ukrainien traverse un pont détruit dans la ville de Borodianka, au nord-ouest de Kiev, le 4 avril 2022.
©SERGEI SUPINSKY / AFP

Le pire à venir ?

L'examen de la posture de la politique intérieure de Vladimir Poutine, de l'état de l'armée russe comme de celui de l'opinion publique suggère qu'une escalade de violence pourrait apparaître comme un scénario "rationnel" d'un point de vue russe

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

Voir la bio »
Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

Voir la bio »
Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

Voir la bio »

Atlantico : Dans le New Statesman, Sergey Karaganov, politologue et ancien conseiller de Poutine, a déclaré que "La Russie ne peut pas se permettre de "perdre", il nous faut donc une sorte de victoire. Et s'il y a un sentiment que nous perdons la guerre, alors je pense qu'il y a une possibilité certaine d'escalade…”. A quel point y a-t-il pour Poutine ce besoin absolu de victoire ? En quoi cela pourrait-il mener à une escalade ?

Viatcheslav Avioutskii : Si on resitue la guerre et ses raisons dans le contexte russe, on se rend compte qu’une des raisons principales était de remobiliser la population russe et détourner son attention des problèmes économiques et sociaux russes, ainsi que faire remonter la côte de popularité de Vladimir Poutine. C’est la Russie de Poutine qui ne peut pas se permettre de perdre, pas la Russie en général. Le régime est bâti sur le retour de la puissance sur la scène internationale donc perdre la guerre le discréditerait. Alors que pour l’instant son taux de popularité a augmenté depuis le début de l’opération. Et cela peut se traduire par une escalade. Les premières phases de la guerre ont échoué : prendre tout le pays, prendre les grandes villes. Aujourd’hui, l’objectif c’est d’atteindre au moins les limites administratives des républiques du Donbass (en réalité celles des oblasts de Donetsk et de Lougansk) et détruire la puissance militaire ukrainienne, au moins partiellement, pour obtenir la meilleure négociation possible. Dans ce scénario, on peut s’attendre à une escalade. Nous sommes actuellement dans une situation paradoxale. Le nombre de militaires ukrainiens augmente rapidement en nombre et en qualité. Mais l’armée ukrainienne manque de l’aviation et de l’artillerie. Les Russes, eux, manquent de troupes mais ont un potentiel quasi illimité en équipement lourd. On sait qu’ils ont eu des pertes importantes -même si on ne sait pas exactement combien -. Donc les Russes vont utiliser l’équipement lourd pour pallier leur manque en hommes (soldats contractuels formés dont le nombre reste limité), et surtout leurs failles stratégiques et leur manque de moral. A mon avis, la nature de guerre va changer. On va passer d’une guerre de mouvement à une guerre mécanisée dans l’Est de l’Ukraine. Des informations concordantes nous disent que Vladimir Poutine veut gagner avant l’anniversaire de la victoire, le 9 mai. Il voudrait faire un grand défilé pour le célébrer. Il faut qu’il agisse vite avant que le soutien de la population s’effrite, notamment sous le poids des sanctions qui ne sont pas encore trop prégnantes. Une grave crise socio-économique pourrait changer la donne et entrainer à minima un changement de cap du gouvernement russe. Je pense qu’idéologiquement, il n’y aura pas de grands changements, le Kremlin considérera l’Ukraine comme un sous-Etat, manipulé par l’Occident. Cette vision sera partagée par la majorité de la population russe. Néanmoins, la guerre ne sera plus vue comme une solution.

Michael Lambert : La guerre n'est pas terminée, et nous devrions le rappeler plus souvent. En effet, si les troupes russes sont désormais en train de concentrer leurs activités sur la partie orientale du pays, ce n'est que pour repartir ensuite vers Odessa et Kiev, et ainsi tenter de terminer a minima le projet de Novorossiya en rejoignant la Transnistrie. 
De surcroît, alors que les troupes russes progressent lentement à cause de l'hiver, se concentrer sur l'Est de l'Ukraine est l'occasion d'attendre le printemps, qui favorise la progression des troupes sur un terrain plus favorable, tout en mobilisant  du matériel provenant de zones plus éloignées comme Kaliningrad et le Caucase (Tchétchénie, Nagorno-Karabakh, Ossétie du Sud et Abkhazie). 

Pour toutes ces raisons, la guerre n'est pas terminée, et il est naturellement impensable pour le président russe de la perdre au vu des aspects financiers (sanctions) mais aussi humains (entre 10000-16000 soldats russes sont morts) qui ont été engagés. 
En l'état actuel des choses, Poutine peut déjà revendiquer une forme de victoire car il va rattacher a minima l'ensemble du Donbass et l'Ossétie du Sud (avec un référendum) au sein de la Fédération de Russie. Une victoire "moyenne" serait le rattachement de ces régions, la création d'un no man's land entre le Donbass et le reste de l'Ukraine, et la prise de Marioupol. Une victoire totale ou quasi totale serait l'inclusion de tous les éléments mentionnés et la capture d'Odessa pour se rapprocher de la Transnistrie.

Autre victoire de la Russie, nous assistons à l'effritement du camp occidental avec des divisions intra-européennes, la France et l'Allemagne n'étant pas assez "anti-russes" aux yeux de l'Estonie, des deux pays Baltes, de la Pologne et de la République tchèque. La victoire de Poutine est déjà notable car son pays apparaît dorénavant comme une grande puissance céréalière, ce qui n'était pas le cas auparavant. On constate également que le Kremlin a renforcé ses relations avec certains pays d'Europe, comme la Serbie, qui soutient la guerre en Ukraine. 

Poutine est donc loin d'avoir perdu la guerre, au contraire, il étend son territoire national en rattachant le Donbass et l'Ossétie du Sud, fait pression avec un afflux de réfugiés ukrainiens en Europe, et augmente son influence au Moyen-Orient, en Afrique et en Serbie, sans compter le discrédit qui pèse désormais sur l'Occident qui n'est pas prêt à intervenir militairement pour soutenir ses alliés, ce qui pourrait donner des idées à d'autres, notamment en Asie (Chine et Corée du Nord).

Françoise Thom : Après 20 ans de complaisance occidentale Poutine a l’habitude de faire plier ses adversaires. Pour lui perdre est inconcevable. Il reste persuadé que s’il brandit l’arme nucléaire les Occidentaux vont s’incliner. Je crois que ces allusions à l’escalade font partie de la guerre psychologique que Poutine mène contre l’Occident, cherchant à le persuader que le président russe ne doit pas « perdre la face ». Un homme qui s’assied à une table de 6 mètres de long en face de son interlocuteur tient à sa peau et n’est pas suicidaire. Quand la Turquie a abattu un avion russe Poutine s’est contenté d’imposer un boycott des tomates turques. En revanche si Poutine perd la guerre, son régime va faire naufrage corps et biens. Il ne restera rien du soutien populaire affiché par des sondages qui ne reflètent que les attentes du pouvoir. Et la Russie pourra peut-être retrouver le réel et entrer en convalescence.


Vladimir Poutine a beaucoup insisté sur le besoin de “Dénazifier l’Ukraine” et comme le souligne Anna Colin Lebedev sur Twitter, cela fait des années qu’on observe un conditionnement de la population à cette lutte contre le nazisme, notamment via l’entretien du souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, peut-on s’attendre à ce que militaires russes aillent jusqu’à une certaine extrémité dans la violence puisque l’ennemi est un “ Nazi”?

Viatcheslav Avioutskii : Dans l’imaginaire russe, le mal absolu est incarné par les nazis allemands de la Seconde Guerre mondiale. En 1941-45, il y a eu une telle violence des deux côtés, que la qualification de « Nazi » permettait de déshumaniser l’adversaire aux yeux des Soviétiques. Il n’y avait alors que deux options dans ce combat existentiel : se rendre ou être exterminés. Depuis une vingtaine d’années, la Russie cherche à récupérer sa puissance d’autrefois. Pour cela, elle manipule les symboles. Elle utilise le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et essaie de resituer la victoire russe au centre du débat politique afin de trouver une sorte de socle commun à la nation russe (qui n’existe pas réellement car les Russes et leurs élites s’identifient plus avec un projet impérial). Aujourd’hui, le terme de « nazis » est instrumentalisé politiquement et n’a aucun fondement rationnel pour décrire le gouvernement de Kiev. Il sert aussi à galvaniser les troupes russes qui participent à cette guerre. La rhétorique veut que les Ukrainiens, peuple frère, aient été détournés de leur trajectoire commune avec la Russie par ces Nazis, antirusses. Dans leur tête, ils sont en train de libérer le peuple ukrainien de la domination idéologique « néfaste » d’une minorité qui s’est imposée ces dernières années en Ukraine. Cela explique beaucoup de violence sur le terrain. On l’a vu dans la ville Boutcha, près de Kiev. Le bureau du Procureur général d’Ukraine a fait savoir qu’il y a beaucoup d’abus de la part de l’armée russe par rapport aux civils, en parlant de 7000 plaintes déposées. Il y a une vraie forme de violence gratuite. Les soldats russes eux subissent une forme de dissonance cognitive. Ils s’attendaient à un accueil enthousiaste de la population ukrainienne et se retrouvent face à une population généralement hostile et souvent activement, avec des opérations de sabotages, etc. C’est cela qui stimule la violence et pourrait provoquer une escalade et une envie d’aller jusqu’au bout.

Michael Lambert : Tout d'abord, rappelons qu'il n'y a pas de nazis en Ukraine, c'est un mensonge fabriqué de toutes pièces pour la propagande russe. Il est nécessaire de le rappeler avant d'aller plus loin. 

L'argument de la "dénazification" est une tentative des institutions russes de légitimer moralement une invasion militaire. De surcroît, la lutte contre le nazisme avait donné à Staline la légitimité des pleins pouvoirs, des déportations massives en Sibérie, et des arrestations sommaires des citoyens, ce que Poutine souhaite lui aussi obtenir. En définitive, en parlant du nazisme, Poutine se donne le droit de prendre des mesures exceptionnelles et de faire souffrir la population russe, les opposants à la guerre apparaissent comme des partisans du nazisme plutôt que de simples réfractaires. 

La déshumanisation, rappelons le, correspond à l'action de faire perdre à un individu ou à un groupe son caractère humain, lui ôter toute générosité, toute sensibilité. Présenter son ennemi comme un nazi, un monstre en somme, déshumanise la personne en face et c'est pourquoi on assiste aux massacres de civils, aux viols, aux atrocités et aux crimes de guerre qui sont commis par des soldats qui ne pensent plus s'adresser à des humains. 

De nombreuses atrocités sont à prévoir dans les semaines à venir, à l'extérieur mais aussi à l'intérieur de la Russie, les citoyens russes étant les premiers à souffrir de la politique de Poutine. 

Françoise Thom : Absolument. La propagande russe reconnaît aujourd’hui que son narratif antérieur, opposant le « peuple fraternel » ukrainien aux nazis installés au gouvernement par les Occidentaux, est démenti par la réalité à un point tel qu’il est impossible de continuer à s’en tenir à cette ligne. Désormais les propagandistes clament que les Ukrainiens sont presque tous contaminés par le nazisme et doivent payer. Les projets pour l’Ukraine vaincue développés dans les media russes préconisent l’élimination de toutes les élites ukrainiennes, y compris par des exterminations de masse sous le couvert de la guerre. Des éléments de la machine infernale conçue à Moscou pour annihiler la nation ukrainienne sont déjà déployés aujourd’hui. Des camps de filtration sont mis en place pour trier les Ukrainiens russifiables de ceux qui ne le sont pas. La deuxième catégorie doit être physiquement liquidée ou expédiée dans une sorte de réserve sous étroite surveillance à l’Ouest de l’Ukraine. Il ne faut pas croire que les atrocités que nous avons sous les yeux sont des « bavures » dues aux militaires. Il s’agit au contraire de la mise en œuvre d’une politique délibérée de rééducation par la terreur du peuple ukrainien. Telle est le sens de la « dénazification » planifiée par Poutine. L’Ukraine devra perdre jusqu’à son nom.

Alors que les pertes russes semblent importantes, même si le nombre de morts fait débat, la société russe ne va-t-elle pas chercher à ce que ses soldats, ses fils, ne soient pas morts en vain ? Cela ne risque-t-il pas de pousser, là encore, à une escalade ?

Viatcheslav Avioutskii : Beaucoup de pertes ont été subies en effet. D’après les informations des Ukrainiens, les trois oblasts du nord ont été libérés et les pertes russes y sont importantes.  Les renseignements américains parlaient de 7000 morts du côté russe. C’est une estimation à mi-chemin entre celles des Ukrainiens, autour de 14000 et celle des Russes à 1400. Et il est vrai que le retrait des Russes du Nord donne le sentiment d’une opération sans résultat. Cela signifie qu’il faudra obtenir une victoire autrement, par une escalade. L’escalade, déjà lors de la Seconde guerre mondiale, c’est l’utilisation du matériel lourd, principalement les chars, pour compenser les faiblesses stratégiques.

Michael Lambert : Il y a deux options, la prise de conscience massive de l'incohérence de cette guerre, comme ce fut le cas lors de l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS (1979-1989) conduisant à un effondrement du régime, ou une radicalisation idéologique massive des citoyens russes. 
C'est la raison pour laquelle les médias et les réseaux sociaux occidentaux ont été les premiers à être bloqués en Russie et en Biélorussie. Pour le Kremlin, il est essentiel d'isoler les citoyens russes, de nuire aux intellectuels, de conditionner les plus jeunes (service militaire, cursus scolaires) pour endoctriner la société. 

La Russie est à un moment singulier de son histoire, elle peut soit s'effondrer comme en 1991, soit se transformer en un pays fermé comme la Chine ou pis encore la Corée du Nord.

Françoise Thom : Il ne faut pas trop se préoccuper de la société russe qui, à de rares et louables exceptions près, est atomisée et surtout décervelée par le chauvinisme, l’impérialisme et le culte de la force. Ce qui est important est ce qui se passe au sein des élites. Si celles-ci s’aperçoivent que la politique de Poutine, loin de rétablir la puissance russe, est en train d’en saper les fondements, elles se débarrasseront de leur chef. Les élites russes sont divisées entre les nationalistes obtus qui soutiennent la politique de Poutine et les nationalistes plus intelligents qui voient qu’elle mène droit dans le mur. La politique de sanctions met le secteur de l’armement en danger. C’est cela, et non les privations du peuple russe, qui peut provoquer une révolution de palais. On se souvient que la perestroïka gorbatchévienne a été lancée parce que les dirigeants soviétiques étaient en train de perdre la course aux armements.

Ce que les témoins occidentaux voient à Butcha est-il symptomatique de ce que pourrait être l'escalade de la violence ? 

Michael Lambert : Butcha n'est que le début et à bien des égards, malheureusement, de ce que les hommes et les femmes peuvent faire en temps de guerre. 

Avec l'extension du conflit, nous devons nous attendre à une instrumentalisation des viols sur les civils (hommes et femmes, dont on a trop tendance à oublier que les deux sexes sont sujets à ce phénomène), des tortures, des meurtres, des déportations massives. La situation en Ukraine est une tragédie, mais à l'heure où nous parlons, des milliers de Russes disparaissent en Russie dans des camps et dans des zones grises où ils sont eux-mêmes soumis à de telles atrocités, et n'ont aucun gouvernement pour les défendre. 

La guerre est une tragédie humaine et rien de bon n'en sort, et les populations des deux côtés en souffrent. Nous sommes au début des révélations d'atrocités en Ukraine, mais aussi en Russie.
Françoise Thom : Oui. Si la Russie gagne en Ukraine, elle fera payer au peuple ukrainien sa résistance héroïque. Nous retrouverons tout l’arsenal des méthodes staliniennes : déportations de masse, grandes purges, encouragement à la délation, embrigadement par une propagande orwellienne, exécutions sommaires, camps de concentration, éducation par la famine. Pour Moscou il s’agit d’effacer un peuple en anéantissant jusqu’à sa mémoire.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !