Léonie Léon, l’inspiratrice de Gambetta<!-- --> | Atlantico.fr
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Le portrait de l'avocat et homme politique français Léon Gambetta.
Le portrait de l'avocat et homme politique français Léon Gambetta.
©AFP

Bonnes feuilles

Robert Schneider publie « Maîtresses et femmes d'influence, Le coeur du pouvoir depuis 1789 » aux éditions Perrin. Robert Schneider retrace d'une plume enlevée le destin de dix femmes de l'ombre qui, à une époque où le deuxième sexe ne jouait aucun rôle dans la vie publique, se sont révélées indispensables. Extrait 2/2.

Robert Schneider

Robert Schneider

Robert Schneider a été chef du service politique de L'Express, directeur adjoint de la rédaction de France Inter, puis rédacteur en chef et chef du service politique du Nouvel Observateur. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont, chez Perrin, Les Mitterrand, Premières dames et De Gaulle et Mitterrand.

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Pendant le procès une autre femme a dévoré des yeux le brillant avocat. C’est une ex-demi-mondaine devenue richissime, Marie Meersmans. À quarante-sept ans, son pouvoir de séduction reste intact. Envoûtée, elle aussi, par le jeune tribun, elle se rend à son domicile rue Montaigne, sous prétexte d’une affaire à plaider et devient très vite sa maîtresse. Leur liaison durera plusieurs années.

La jeune femme aux grands yeux bleus n’a ni cette audace ni cette expérience des hommes. Mais, elle le dira plus tard, elle a conscience d’être « conquise pour la vie ». Enfant, elle s’imaginait « être un jour l’humble consolatrice de quelque grand héros blessé au cœur» dont elle panserait les plaies. Son grand homme, elle l’a trouvé. Ce sera Gambetta. Pendant quatre ans, elle va, selon sa propre expression, le « poursuivre » de ses assiduités, telle une groupie.

Elle le suit partout, dans les salles de réunion, pendant ses campagnes électorales victorieuses de 1869, à Paris et à Marseille, dans les prétoires, puis dans les galeries du Corps législatif où elle a ses entrées grâce à Hyrvoix. Avant, après ses discours, elle s’ingénie à se trouver sur son passage. En vain. Elle ne réussit pas à capter son attention, encore moins à l’aborder, à lui parler.

Elle le perd de vue quand, exténué, il part soigner sa toux à Ems, puis en Suisse. Lorsqu’il revient à Paris en janvier 1870, à demi guéri, elle ne quitte plus les tribunes et les couloirs du Corps législatif. Elle le guette à la porte de sortie des députés. Mais, toujours trop entouré, trop pressé, il ne la voit pas. Plus les jours passent, plus elle l’admire et plus elle a le sentiment de l’aimer. Elle est là, bouleversée, le 5 avril 1870, lorsque, après son discours enflammé contre le plébiscite décidé par Napoléon III pour réviser la Constitution, il s’écroule à la tribune de l’Assemblée, épuisé, tandis que les députés de tous bords l’ovationnent longuement.

En désespoir de cause, la jeune femme aux grands yeux bleus décide de lui écrire. Gambetta lit ses lettres, très belles, où elle lui dit un amour d’autant plus touchant qu’il paraît sincère et désintéressé. Curieux de connaître cette admiratrice, il accepte de la recevoir. Mais il ne lui accorde que quelques minutes d’entretien.

Loin de la décourager, ce trop bref tête-à-tête lui confirme ce que son cœur lui dit depuis deux ans. C’est avec ce tribun exceptionnel qu’elle veut vivre. Elle attendra encore deux autres longues années! Sans jamais perdre espoir. Suivant avec passion les faits et gestes de son héros. Après la défaite de Sedan et la capture de Napoléon III, elle se félicite du rôle essentiel qu’il joue dans la déchéance de l’Empire. Elle est émue aux larmes lorsqu’il proclame la république, à l’hôtel de ville de Paris, le 4 septembre 1870. Elle tremble, le 7 octobre, quand, ministre de l’Intérieur du gouvernement de Défense nationale, il quitte Paris assiégée en ballon, au péril de sa vie. Elle admire son courage et sa détermination lorsque, de Tours puis de Bordeaux où la Délégation du gouvernement qu’il dirige doit se replier devant l’avancée des troupes prussiennes, il prône la «guerre à outrance». Elle enrage quand, après l’armistice signé le 29 janvier par le gouvernement provisoire, il est accusé par la droite, mais aussi par certains républicains comme Thiers, d’avoir mené une «politique de fou furieux » et doit démissionner. Elle pleure, de joie cette fois, lorsqu’il est réélu à l’Assemblée nationale, en février 1871. Elle ressent un grand vide quand, fatigué physiquement et moralement, il disparaît de la scène politique. Apprenant qu’il séjourne à Saint-Sébastien, elle y accourt. Sur place, elle découvre qu’elle a été devancée par sa rivale belge, Marie Meersmans, dont elle ignorait l’existence.

Qui ne renoncerait pas? Elle s’obstine au-delà du raisonnable, le suit dans ses déplacements en province où il affronte les ennemis encore nombreux de la République. Le 22 février 1872, elle est dans les tribunes de l’Assemblée nationale à Versailles pour écouter son grand homme. Gambetta a fini par remarquer sa présence. Enfin ! Intrigué, un peu ému aussi par une telle constance, il invite son admiratrice à rentrer à Paris dans sa voiture. Il la raccompagne à son domicile, rue Bonaparte. Le soir même, elle devient sa maîtresse.

La jeune femme aux grands yeux bleus s’appelle Léonie Léon. Elle est d’origine très modeste. Son biographe, Émile Pillias, la définit ainsi: «Dès sa naissance, fille naturelle d’un père lui-même enfant illégitime, elle porte le poids immérité de quatre générations de bâtardise.» Ses arrière-grands-parents, Isaac Léon et Esther Rodrigues, petits boutiquiers, se sont réfugiés dans le sud-ouest de la France comme des milliers de Juifs espagnols chassés de leur pays. Ils s’établissent à Peyrehorade. Jacob Léon, le grand-père de Léonie, part à l’aventure et échoue à l’île de France (aujourd’hui l’île Maurice) où il vit avec la fille naturelle d’une Noire et d’un colon. 

Son père, Émile Léon, engagé comme mousse sur une frégate militaire, quitte l’île Maurice à quatorze ans pour vivre l’épopée napoléonienne. Arrivé trop tard, il doit se contenter pendant près d’un demi-siècle d’une vie monotone de garnison. À Lyon, en 1827, il rencontre Marie Sauzy, une jeune fille de dix-huit ans, orpheline dès l’âge de six ans. Ils auront deux filles, Marie-Émilie née en 1829 à Perpignan, et Marie-Léonie née le 6 novembre 1838 à Paris. De ces fréquents changements de villes, Léonie gardera un mauvais souvenir: «À cet âge, je haïssais les voyages, autant que je les ai adorés plus tard. Instinctivement fidèle, j’allais à regret vers l’inconnu …» Elle a dix ans lorsque son père obtient son bâton de maréchal: il est nommé commandant de place à Dunkerque. Léonie y passera le reste de son enfance et son adolescence. Elle détestera le couvent de Louvencourt, fréquenté par les jeunes filles de bonne famille, où elle recevra, certes, une bonne instruction, mais totalement déconnectée de la vraie vie. Évoquant son enfance, elle écrira, le 3 juillet 1892 : «La Légion d’honneur, à Saint-Denis, c’est la vraie éducation française, parisienne, celle que j’aurais dû recevoir, sans l’incurie, la paresse, la négligence de mes coupables parents, qui ont versé des sommes folles dans un stupide couvent où je n’ai rien appris des choses de la vie. Ô, l’irréparable passé !»

En 1860, elle a vingt et un ans, son existence va être bouleversée par un drame familial. Son père, atteint d’« aliénation mentale », est interné le 19 septembre. Il mourra le 21 octobre à l’asile de Charenton. Elle se retrouve seule avec une mère tyrannique qu’elle qualifiera d’«horrible créature » et une sœur à la santé fragile qui finira, comme son père, dans un asile d’aliénés. Léonie écrira : «Ma belle jeunesse, si joyeuse pour les autres jeunes filles, passée à soigner, à garder les fous, sans un plaisir, sans une distraction, n’ayant fait qu’entrevoir le monde que j’aurais tant, tant aimé…»

Quand a-t-elle quitté le foyer familial pour la capitale? Seule, sans relations, sans argent, ignorante des « choses de la vie », comment a-t-elle vécu ces années où l’on perd sa trace? Elle n’en dira rien. On la retrouve à Paris, en 1864, où elle rencontre Louis-Alphonse Hyrvoix, un veuf âgé de quarante-cinq ans, encore séduisant, père de trois fils.

Hyrvoix s’éprend d’elle. Il lui apporte tout ce qui lui manquait, un amour sincère, la sécurité matérielle. Mais ils n’habiteront jamais ensemble. Leur liaison est discrète, ses fonctions d’inspecteur général l’y obligent. Ils auront un fils. Pour éviter le scandale, Léonie accouche le 5 février 1865 à Bordeaux, où elle s’est réfugiée, et l’acte de naissance de Léon-Alphonse ne mentionne ni le nom du père ni celui de la mère. Léonie gardera toute sa vie le plus grand secret sur sa maternité. Elle appellera son fils «mon neveu» et celui-ci l’appellera «ma tante ». Sut-il un jour qu’elle était sa mère ?

La liaison continue malgré les absences fréquentes d’Hyrvoix. Jusqu’à l’automne 1867, il suit les nombreux déplacements de l’empereur. En disgrâce, il est nommé trésorier-payeur général du Jura, à Lons-le-Saunier. Cet éloignement permet à Léonie de jouir d’une grande liberté pour «poursuivre » Gambetta ! Jusqu’à ce 27 avril 1872 où elle se donne à lui.

Pour le tribun, la jeune femme est, au départ, une passade comme il en a connu beaucoup. Il est encore l’amant de Mme Meersmans. Et il est sous le charme d’une autre, très en vue à Paris, Juliette Adam. Petite, blonde, on la dit toute-puissante. Elle a trente-six ans et, elle aussi, de grands yeux bleus. Elle tient salon dans son hôtel particulier du boulevard Poissonnière. Lorsque, le 27 avril 1869, Gambetta en franchit pour la première fois le seuil, Juliette, élégante dans sa robe du soir généreusement décolletée, lui prend le bras, le conduit jusqu’au salon où elle l’installe à sa droite. «Vêtu d’un vêtement ballant et d’un gilet boutonné haut dans l’entrebâillement duquel, à la base du faux col, une chemise de flanelle se devinait », le « grand homme », comme l’appellent désormais ses amis, détonne au milieu des personnalités influentes en habit. Juliette s’en moque. Il est l’avenir du parti républicain dont on dit qu’elle est la reine. Elle a fait la connaissance de Gambetta l’année précédente, le jour de son mariage avec Edmond Adam, de vingt ans son aîné. Avocat, membre influent du parti républicain, ce dernier, lui aussi, discerne en Gambetta l’étoile montante du futur régime. Bien qu’ambitieux et beaucoup plus expérimenté que le jeune tribun, il s’est mis à son service. Et sa femme s’est jurée d’être son égérie. Chaque semaine, Gambetta préside le dîner du mercredi où se retrouvent une douzaine d’invités de marque. Les autres soirs, les convives, beaucoup plus nombreux, viennent après le dîner. Gambetta est souvent présent, toujours accueilli avec chaleur par la maîtresse de maison, qui le conduit au boudoir où elle s’assoit à son côté. Comme Léonie, Juliette tremble pour Gambetta lorsqu’il quitte Paris en ballon.

Comme Léonie, elle admire son courage. Mais elle n’a pas besoin de le «poursuivre». Il se rend très volontiers chez elle. C’est peu dire que ces deux femmes sont différentes. Léonie aime l’ombre, Juliette la lumière. Léonie est réservée, discrète, Juliette a besoin d’être écoutée, admirée. Léonie veut se mettre au service de Gambetta, Juliette veut exercer une emprise forte sur lui.

Mme Adam devient la grande amie de Gambetta. Tous deux sont républicains et rêvent de revanche sur l’Allemagne. Leur complicité paraît telle, leur amitié amoureuse si visible, que le bruit de leur liaison court Paris. Edmond Adam, d’un naturel jaloux, devrait en prendre ombrage. Il pardonne à Juliette son faible pour le plus talentueux et le plus prestigieux des fidèles de son salon. Il sait qu’elle n’est pas femme à entrer en compétition avec les nombreuses maîtresses que l’on prête à Gambetta. Il lui suffit de jouer un rôle qu’elle croit unique auprès du grand homme: être sa confidente et éprouver le sentiment enivrant de posséder un ascendant sur lui.

Juliette, qui est un écrivain prolixe – elle publiera une quarantaine d’essais et de romans –, écrira Jean et Pascal, l’histoire d’une femme prise entre deux hommes, inspirée du voyage qu’elle fit avec Edmond et Léon à Venise et en Suisse. Son histoire. Celle d’une femme tiraillée entre son mari à qui elle doit tout, sa fortune, sa position sociale, son pouvoir, et son ami qu’elle admire et qui l’attire. Lorsque ce dernier, entrant dans le jeu du trio, lui écrit, le 20 septembre 1876 : « Vous ne saurez jamais, l’un et l’autre, tout le bien que vous m’avez fait et comme je ne suis qu’un pur égoïste, en vous aimant à la folie », Juliette est sûre que ce « aimant à la folie » s’adresse à elle seule. A-t-elle espéré, après la mort de son mari, que Gambetta se rapprocherait d’elle ? Il n’en fera rien. Elle supporte mal qu’il lui échappe. Il n’admet plus sa propension à le régenter. Le 15 mars 1879, il lui écrit sèchement: «Vous avez de hautes et puissantes qualités, il vous manque deux petites choses: la patience et l’indulgence.» C’est la fin de l’amitié inaltérable qu’ils s’étaient jurée.

La lecture des lettres adressées aux trois femmes qui ont compté dans la vie de Gambetta révèle la diversité de ses sentiments. À Marie Meersmans, il dit son amour de manière assez banale. À Juliette Adam, il écrit de longues missives dédiées pour l’essentiel aux affaires de la France et de l’Europe. C’est à la complice politique, «toujours ferme, nette et résolue sur l’idée fondamentale de [s]es convictions», qu’il s’adresse, plus qu’à la femme. Avec elle, il se départ rarement d’une certaine réserve.

Les lettres à Léonie sont d’une autre nature. Elles témoignent d’un amour fusionnel, de la chair, du cœur et de l’esprit. Elles disent l’influence qu’il prête à la jeune femme. Dans son style volontiers porté à l’exaltation lyrique, il ne cesse de lui rappeler à quel point elle lui est indispensable. Ce qu’il n’a jamais dit aux deux autres.

Ainsi, très vite, Gambetta s’est-il attaché à Léonie. La passade est devenue passion. Avec elle, il découvre ce qu’il n’a connu avec aucune autre femme ! Une complicité totale, à la fois physique, sentimentale, intellectuelle. La sensualité de Léonie satisfait pleinement son tempérament ardent. Sa douceur, sa tendresse, sa discrétion le rassurent. L’admiration qu’il lit dans ses grands yeux bleus le transporte. Il a, à juste titre, le sentiment qu’elle ne vit que pour lui. À trente-quatre ans, le tribun prend conscience que s’il a déjà beaucoup séduit, il n’a jamais vraiment aimé !

Sa liaison avec Léonie ne prendra fin qu’à sa mort, dix ans plus tard. Elle restera longtemps secrète. Les proches du chef républicain connaissent l’existence de la jeune femme, mais la plupart ne l’ont jamais vue. Il est vrai qu’on les aperçoit rarement ensemble. Chacun a son appartement, elle 7, rue Bonaparte, lui 12, rue Montaigne. Ils ne vivent en couple qu’en voyage, ou plus tard dans la maison des Jardies à Sèvres, l’ancienne propriété de Balzac achetée en 1878 par Gambetta. Cet éloignement explique le nombre de lettres qu’ils échangeront. Gambetta lui en écrira plus de 3000!

On sait, grâce à un chroniqueur du Figaro, le baron Félix Platel, voisin de palier de Léonie Léon, que Gambetta « venait au moins trois fois par semaine, en voiture, dans un strict incognito dont il ne se départit que plus tard, quand il fut président de la Chambre. Le mardi était son jour préféré. Une petite lampe allumée l’attendait dans l’escalier …».

Léonie se rend rarement chez le tribun, rue Montaigne. Elle redoute d’affronter sa tante, la « tata », véritable cerbère qui s’ingéniait à dissuader toute présence féminine auprès de son neveu. Ses visites 55, rue de la Chaussée-d’Antin, où Gambetta s’est installé seul en 1875, la «tata» frappée de paralysie ayant fini ses jours à Nice, seront plus fréquentes. Curieusement, c’est Léonie qui est la plus soucieuse du qu’en-dira-t-on. Gambetta lui en fait même reproche. Le 22 septembre 1874: «Oh! Que nous les regretterons sur le tard de la vie, ces belles heures amoureuses de la jeunesse, et il ne sera plus temps! Que tardes-tu, mignonne, et pourquoi te laisser embarrasser à chaque pas des vulgarités ou des exigences sociales? Nous sommes nos maîtres …»

Les premières lettres connues de Gambetta montrent, dès le début de l’année 1873, qu’il considère Léonie comme la compagne de sa vie. Début 1874: «Toi seule, entre toutes les femmes, as pu me transporter sur ces sommets éblouissants de la passion et de la communion des intelligences. Je t’adore comme les saints adorent Dieu, comme un pur esprit.» À cette époque, il lui offre un anneau d’or, copie de celui donné par Saint Louis à sa femme Marguerite de Provence. Il y fera graver ces mots: «Hors cet annel point n’ay d’amour…» Cette bague, Léonie aimerait qu’elle se transforme en alliance de mariage. Elle le lui demande. Avec insistance. Ne serait-ce pas la meilleure preuve de cet amour qu’il ne cesse de lui déclarer et avec quelle flamme !

Gambetta, qui sait se montrer tendre et attentif quand Léonie souffre de la folie de sa sœur ou de la cruauté de sa mère, ne comprend pas que, non reconnue à sa naissance, elle ait soif de légitimité. Alors, il élude, tergiverse, refuse. Après la mort de Gambetta, Léonie confiera à Mme Marcellin Pellet, devenue son unique amie : «Je mourrai sans que personne apprécie le martyre que j’ai enduré alors que j’aurais voulu être épousée et que je n’étais pas sollicitée.»

Pourquoi Gambetta refuse-t-il de se lier à la femme de sa vie? Est-ce sa crainte que la presse de droite, rappelant la liaison de Léonie avec Hyrvoix, ne la traite d’agent de la police ? Est-ce son besoin inextinguible de liberté ? Il ne se voit pas marié, menant la vie d’un couple bourgeois. Il aime son existence un peu bohème, sa liaison secrète avec Léonie, mais aussi ses derniers rendez-vous avec Mme Meersmans, son amitié amoureuse avec Juliette Adam et quelques aventures éphémères et sans importance.

Quelle fut l’influence de Léonie sur Gambetta ? La plus visible, la plus indéniable tient à sa transformation physique. On se souvient de la première entrée du tribun débraillé dans le salon de Juliette Adam en 1869. À cette époque, Alphonse Daudet, qui ne l’aimait pas, le décrit ainsi: «Une sorte de commis voyageur en marchandise politique estourbissante, cravaté et pantalonné en dégringolade.» En janvier 1875 encore, près de trois ans après le début de sa liaison avec Léonie, on peut lire ce portrait dans L’Intransigeant: «Cravaté de blanc, un gros camélia à la boutonnière, se poussant du ventre dans son habit noir, plongeant les deux mains dans les poches de son pantalon, se brandissant lui-même sur ses genoux tout gorgés de graisse… il se dégageait de cet homme dont l’extérieur était, ce soir-là, celui d’un boucher influent qui serait de noces, une inévitable puissance, une autorité réelle.» L’homme que décrit le romancier et dramaturge Ludovic Halévy en avril 1881 est tout différent: «Hier, chez Lau, c’était un Gambetta absolument correct: cravate blanche, habit, sortant aussi frais que possible des mains de son perruquier, ne se vautrant pas. Deux ou trois fois, cependant, il fut sur le point de s’abandonner: il glissait déjà sur le canapé. Mais brusquement, comme par un ressort, il se redressait, reprenant une attitude convenable et perpendiculaire.»

Bien élevée, mesurée, un peu précieuse même, toujours élégante, Léonie lui a appris à se vêtir et plus encore à se tenir. Progressivement, sans jamais lui donner le sentiment de lui faire la leçon, de lui forcer la main. Gambetta s’était fait des ennemis par des maladresses, un manque de tact, de savoir-vivre. Léonie, éduquée chez les sœurs, lui apprend à se maîtriser. Juliette Adam elle-même est forcée de constater cette métamorphose physique due à sa rivale : «À l’Opéra, je le vis apparaître sur la scène, flanqué d’Antonin Proust. Il a des gants clairs, une mise impeccable, le chapeau légèrement incliné sur l’oreille, un gardénia à la boutonnière. On s’empresse. Proust présente : “Monsieur le président.” Je ne sais pourquoi, je songeais au premier jour où j’ai vu Gambetta entrer chez moi pour un dîner de gala, avec des vêtements de bureau d’un employé à 1800 francs…»

Dans les moments difficiles, la présence de Léonie est à elle seule source de confiance, de réconfort. Gambetta ne cesse de le lui répéter. Devenu le principal leader de l’opposition après les législatives où il a été réélu dès le premier tour le 20 février 1876, s’épuisant dans d’incessants combats parlementaires, il lui écrit le 2 juillet 1876: « Quelle consolation je puise dans la pensée de notre amour. Je lui dois de conserver ma force et mon sang-froid. L’amour, c’est le viatique.»

Léonie Léon lui est devenue indispensable. Il reconnaît à l’amour qu’il lui porte une «grosse part de fétichisme». Il revendique même une forme de dépendance en mars 1876: «Je te dois le meilleur de mes triomphes.» Et, en juillet de la même année : «Je te bénis et je t’aime comme le malade miraculeusement guéri peut aimer et bénir son fétiche et son Dieu. N’es-tu pas, après tout, ma seule religion et le seul support de ma vie ?»

Jamais sans doute un homme d’État de l’envergure de Gambetta n’a revendiqué être à ce point dépendant d’une femme.

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Extrait du livre de Robert Schneider, « Maîtresses et femmes d'influence, Le coeur du pouvoir depuis 1789 », publié aux éditions Perrin

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