Le système de crédit social : un rêve sino-totalitaire<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Dubois de Prisque publie « La Chine et ses démons Aux sources du sino-totalitarisme » aux éditions Odile Jacob.
Emmanuel Dubois de Prisque publie « La Chine et ses démons Aux sources du sino-totalitarisme » aux éditions Odile Jacob.
©HECTOR RETAMAL / AFP

Bonne feuilles

Emmanuel Dubois de Prisque publie « La Chine et ses démons Aux sources du sino-totalitarisme » aux éditions Odile Jacob. La gouvernance de plus en plus totalitaire du régime chinois se voit aujourd’hui fortement contestée, notamment en Occident. L’auteur montre que la politique chinoise obéit à des rites sacrificiels dont le souverain est à la fois le grand prêtre et la victime potentielle – des premiers empereurs jusqu’à Mao Zedong ou Xi Jinping. Extrait 1/2.

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque est chercheur associé à l'Institut Thomas More et co-rédacteur en chef de la revue Monde chinois nouvelle Asie.

 
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Il n’est guère d’exemple plus éclairant que celui du système de crédit social chinois pour comprendre comment sous l’effet de sa propre culture la Chine peut créer de nouveaux instruments de contrôle social susceptibles de se diffuser ensuite hors de ses frontières. En 2015-2016, les premiers articles concernant le crédit social paraissaient dans la presse occidentale. Il semblait alors que la Chine créait ex nihilo un outil de « notation » de sa population dans le but de rétablir une forme de confiance au sein du corps social. Assez rapidement, des études plus approfondies ont montré toutefois comment cet outil de contrôle social procédait d’une forme de modernisation de la gouvernance chinoise, tout en se situant dans le cadre de la longue tradition impériale de surveillance étroite de la population par le pouvoir. En effet, le système de crédit social a été envisagé dès les années 1990, au moment où les dirigeants chinois négociaient avec les Américains l’entrée de leur pays au sein de l’OMC. Il s’agissait alors de lever les incertitudes liées aux transactions commerciales et financières en Chine. Tandis que dans les pays occidentaux les agences de « rating » permettaient (théoriquement) d’évaluer la fiabilité des acteurs économiques, rien d’équivalent n’existait en Chine. Il s’agissait donc, à un moment où la Chine était en pleine période de « rattrapage », d’y créer des outils similaires à ceux de l’Occident. Cependant, la crise financière de 2007 allait changer la donne. Analysée par le pouvoir chinois comme le signe tangible du déclin occidental, au moment même où la Chine triomphait aux yeux du monde avec les jeux olympiques de Pékin à l’été 2008, cette crise financière fut l’occasion d’un basculement psychologique au sein des élites chinoises. Ce basculement s’est traduit dans de nombreux domaines, dont celui du système de crédit social naissant. Il ne s’agissait plus alors de « rattrapage », mais au contraire de créer un outil plus performant que les outils d’évaluation occidentaux qui au moment de la crise financière de 2007 avaient fait la preuve de leur inefficacité. La Chine créerait de nouveaux outils à la fois plus performants et plus objectifs que les outils développés par le capitalisme occidental : ceux-ci étaient laissés aux mains d’entreprises privées, à la fois juges et parties, et au fond illégitimes pour évaluer objectivement la vertu et la fiabilité des acteurs économiques. Il fallait que ces évaluations soient le fait du souverain, quand bien même, pour des raisons évidentes d’efficacité, elles devraient être mises en place au niveau des autorités locales. C’est ainsi que le centre a demandé à partir des années 2010 à un certain nombre de pouvoirs locaux de créer différents systèmes d’évaluation du « crédit » à accorder aux personnes morales et privées dans le cadre des transactions commerciales, mais aussi de leur comportement « civique ». Certaines localités ont créé de véritables systèmes de notation personnelle (Rongcheng, dans le Shandong) tandis que les « listes noires » se multipliaient.

Il faut mesurer puis comprendre l’écart qui sépare le système d’évaluation mis en place par la Chine dans le cadre de son système de crédit social et les systèmes d’évaluation développés par les agences de crédit des pays occidentaux. En Occident, ces évaluations visent simplement à éviter les défauts de paiement : la dimension morale est absente. En Chine, entreprises et individus font l’objet de la part des autorités d’un jugement global qui mêle indistinctement la morale et l’économie : ceux qui remboursent leurs emprunts sont de « bons citoyens » et ceux qui critiquent le gouvernement ne pourront plus emprunter.

C’est que la Chine n’a pas connu la révolution copernicienne dont procède la pensée d’Adam Smith et à sa suite l’ensemble de l’économie politique occidentale, selon laquelle la poursuite par chacun de son intérêt particulier garantirait mieux qu’une morale officielle l’émergence d’un bien commun. La défiance à l’égard du pouvoir politique qui caractérise l’œuvre de Smith, dans laquelle le souverain est considéré comme une sorte de parasite sans cesse tenté de sortir des fonctions limitées qui devraient être les siennes : défendre la société contre les violences et rendre la justice, cette défiance est étrangère au monde chinois. En 1904, le sinologue Édouard Chavannes décrivait ainsi la position du souverain chinois : « L’empereur nous apparaît ainsi comme le juge universel du bien et du mal, comme le dispensateur suprême de l’éloge et du blâme, dans le monde visible et dans celui qui est invisible, il est le souverain qui règne à la fois sur les corps et sur les âmes, sur les vivants et sur les morts, sur les hommes et sur les dieux ; en lui se réalise l’étroite union de la politique, de la morale et de la religion, principe fondamental du gouvernement chinois ; il est véritablement fils du Ciel et son omnipotence absolue et sacrée provient de ce qu’il est le mandataire du Ciel sur la terre. » On trouve un écho contemporain à cette description du rôle de l’empereur sous l’Ancien Régime dans la déclaration du Parti (reprise de Mao) à propos de son propre rôle en 2017, à l’issue du XIXe Congrès : « Le Parti, le gouvernement, l’armée, la société et l’université, l’Est, l’Ouest, le Sud, le Nord et le Centre : le Parti dirige tout. »

La seule véritable différence est que, en 1904, c’était un sinologue, un observateur extérieur, qui faisait cette remarque. Le pouvoir du souverain était directement vécu par la société chinoise et aucune prise de distance ne permettait vraiment de thématiser ce rôle. Décrire comme le faisait Chavannes le rôle du souverain chinois, c’était déjà admettre implicitement qu’il pouvait exister un autre système dans lequel le souverain jouerait un rôle moins central. En 2017, plus d’un siècle de confrontation de la Chine avec les idées et les pratiques occidentales ont passé, et, malgré la volonté de contrôle total du Parti, il lui faut réaffirmer explicitement son propre pouvoir sur l’ensemble des institutions, révélant dans cette affirmation même qu’il pourrait en être autrement. Le système occidental de séparation des pouvoirs et de distinction des sphères spirituelle et temporelle est implicitement présent à l’esprit des dirigeants chinois lorsqu’ils réaffirment leur propre centralité totalitaire sur l’ensemble des institutions du pays.

Tout en insistant sur sa propre modernité et sur sa scientificité, le système chinois vise à surmonter la rencontre avec la modernité occidentale. Il tente de renouer, par-dessus cette modernité, avec un système fondé sur la pureté de l’héritage culturel chinois. Mais, dans ce processus de rejet de l’héritage moderne, quelque chose du système traditionnel, issu d’une structuration sacrificielle de la société, se trouve profondément altéré. Dans un contexte de concurrence des systèmes, le simple « retour » à un système prérévolutionnaire apparaîtrait comme une régression injustifiable. Le PCC, fermement installé dans le sens de l’histoire, prétend que le système qu’il crée est fondé sur la « splendide culture » chinoise adaptée aux conditions contemporaines. C’est même d’ailleurs, dans un déni complet de ce que la Chine doit à l’Occident, cette « splendide culture » qui est considérée comme étant la cause profonde, outre de la clairvoyance et du leadership des dirigeants du Parti, des réalisations économiques, sociales et militaires de ces dernières décennies. Le Parti doit construire un discours qui mêle modernité radicale et recours à la tradition.

Mais comment éviter que ce recours à la tradition, dans une société profondément transformée par sa rencontre avec l’Occident, n’apparaisse artificiel ? La culture chinoise, qui sous l’empire était directement vécue par l’ensemble du corps social, s’est éloignée dans une représentation (pour paraphraser Guy Debord) et est devenue un thème des discours des dirigeants, et un instrument aux mains du pouvoir. Les penseurs du régime sont ainsi contraints aujourd’hui de justifier de façon toujours plus explicite le système sacrificiel, au risque d’en ébranler l’efficacité. C’est ce que fait notamment Zhang Weiwei, un conseiller de Xi Jinping très occidentalisé (son anglais est parfait et il a, semble-t-il, longtemps vécu en Suisse), qui ne cesse de vanter la supériorité du système chinois sur le système occidental. Du point de vue de Zhang, cette supériorité porte notamment sur la capacité de la Chine à s’affranchir du « légalisme » excessif des pays occidentaux. La Chine est en effet en mesure de punir ceux qui méritent d’être punis, même si l’« État de droit » les protège. Zhang explique que, lors de la crise financière de 2007-2008, le légalisme américain a permis à ceux qui étaient considérés par la population comme responsables de la crise de s’en sortir sans sanction pénale, voire en continuant à s’enrichir. La Chine quant à elle, grâce à sa culture traditionnelle, saura punir les coupables quand il le faudra, même s’il est impossible pour la justice de trouver des motifs formels de condamnation. De façon significative, Zhang attribue au Tian, le Ciel traditionnel chinois, cette capacité à sortir de l’État de droit pour offrir à la population les coupables qu’elle réclame. Pour Zhang en effet, « le concept traditionnel de Tian ou de Ciel [...] signifie les intérêts vitaux ou la conscience de la société chinoise », et ne peut « en aucun cas être violé ». Ce principe tout-puissant est celui du bouc émissaire : quand la communauté réclame des coupables, même l’État de droit doit s’incliner devant cette divinité irascible. Mais la question se pose : quelle est l’efficacité du mécanisme du bouc émissaire quand il est ainsi mis à distance et thématisé ? Et quelles sont les conséquences à long terme de cette mise à distance ? Zhang reconnaît ici ce qu’il y a d’arbitraire dans le fait de punir des « coupables » que la justice n’a pas reconnus comme tels. Mais une ancienne loi supérieure (céleste) exige son content de coupables, et Zhang prétend qu’il est impossible de ne pas lui céder. Dans le même ordre d’idées, de plus en plus de dirigeants chinois, plus de trente ans après les faits, en arrivent à justifier publiquement le massacre de la place Tiananmen (place de la Porte de la paix céleste) qui s’est produit le 4 juin 1989 et occasionna la mort de plusieurs centaines, voire plus vraisemblablement plusieurs milliers de morts. Alors que l’attitude officielle (et traditionnelle) consistait à taire ce massacre, dans la droite ligne de l’attitude des bourreaux des sociétés sacrificielles qui minimisent, voire éludent, la violence collective dont ils sont responsables, une nouvelle attitude voit le jour qui consiste à « assumer » cette violence collective en la jugeant d’après ses résultats. Loin de disparaître de la conscience du Parti comme une mauvaise action qu’il s’agirait de refouler à jamais, cet acte de violence, ce coup d’État au sens premier du terme, est dorénavant revendiqué par le pouvoir comme un acte « correct » qui a mis la Chine « sur le chemin de la stabilité et du développement » (selon le ministre chinois de la Défense), ou encore comme un « incident » qui tel un vaccin « immunise la société chinoise contre les désordres politiques les plus importants » (selon le journal officiel Global Times). Un acte juste en somme, que le Parti défend aujourd’hui ouvertement, tandis qu’il se persuade que l’Occident en crise n’a plus aucune leçon à lui donner. 

Extrait du livre d’Emmanuel Dubois de Prisque, « La Chine et ses démons Aux sources du sino-totalitarisme », publié aux éditions Odile Jacob

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