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Le "projet B" : le scandale au sein de l’armée américaine qui a permis au monde de découvrir WikiLeaks et le rôle de lanceur d’alerte de Julian Assange
©LEON NEAL / AFP

Bonnes feuilles

Guillaume Ledit et Olivier Tesquet publient "Dans la tête de Julian Assange" (Solin / Actes Sud). WikiLeaks, fondé par Julian Assange, a publié des millions de documents pour dénoncer la corruption des élites ou la surveillance de masse. Extrait 1/2.

Olivier  Tesquet

Olivier Tesquet

Olivier Tesquet est journaliste à Télérama depuis 2011, spécialiste des questions numériques, et notamment de surveillance. Passé par Owni.fr, il est également producteur sur France Inter (“Tout est numérique”). Il est l’auteur de Comprendre WikiLeaks (Max Milo, 2011).

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Guillaume Ledit

Guillaume Ledit

Guillaume Ledit a cofondé le site Owni.fr, média partenaire de WikiLeaks, et en a assuré la rédaction en chef entre 2009 et 2012. Passé par Radio France, L’Express puis Usbek & Rica, il a au cours de sa carrière journalistique développé une connaissance profonde du Web, tant sur le fond que sur la forme. Il dirige aujourd’hui l’entreprisede conseil en stratégies éditoriales Strochnis.

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WikiLeaks et Julian Assange sont à un moment charnière à bien des égards. Les finances sont au beau fixe après un appel aux dons lancé au cours du 26e Congrès du Chaos Computer Club de Berlin fin 2009. Après avoir vécu dans une chambre d’hôtel de la capitale allemande avec quelques activistes parmi lesquels Jacob Appelbaum, Julian Assange revient en Islande au mois de mars. Depuis février, de nombreux documents de première importance sont parvenus à WikiLeaks. Ils concernent l’armée américaine. Assange se sent bien en Islande, et décide donc d’en faire sa base arrière pour effectuer le travail nécessaire à la préparation de l’une de ses opérations. Se faisant passer pour un journaliste travaillant sur l’éruption récente du volcan Eyjafjöll, il loue une maison dans la capitale islandaise. Les rideaux sont tirés, nuit et jour. Tandis que le vent glaciaire souffle à l’extérieur, une équipe resserrée travaille à la mise en ligne d’une vidéo. Il s’agit d’une mission commando, et les membres de WikiLeaks surnomment rapidement l’endroit “Le Bunker”. Ils sont une petite dizaine à travailler quotidiennement sur le projet. Rop Gonggrijp, un ami hacker de Julian Assange qui a connu quelques succès entrepreneuriaux dans le secteur numérique, gère les finances. Le journaliste Kristinn Hrafnsson, qui avait travaillé quelques mois auparavant sur le scoop de la banque Kaupthing, se charge de l’enquête journalistique. Ingiragnar Ingason, le tout jeune Islandais qui travaillait avec lui, rejoint l’équipe pour s’occuper du montage. Smari McCarthy, le cyberactiviste islando-irlandais qui avait invité Julian Assange à participer à une conférence quelques mois auparavant, se charge, lui, du contenu à mettre en ligne. C’est la première fois que Julian Assange, habitué à travailler seul des heures durant, fait l’expérience d’un tel travail en équipe.   

Le « projet B », comme le dénomme le fondateur de WikiLeaks, est une vidéo de dix-huit minutes. Elle a été réalisée en 2007 en Irak depuis un hélicoptère militaire Apache de l’armée américaine. On peut y voir des soldats américains abattre froidement au moins dix-huit personnes, dont deux journalistes de l’agence de presse Reuters, Saeed Chmagh et Namir Noor-Eldeen. Il a fallu trois mois pour déchiffrer le fichier. Pas inutile d’être un cryptologue chevronné quand l’objectif est de rendre publics des documents militaires classifiés. Mais le travail est harassant. La qualité de l’image est trop médiocre pour être diffusée en l’état : il faut l’améliorer considérablement grâce à des logiciels spécifiques, et rendre l’action compréhensible. Le son, lui, est à peine audible. La petite équipe passe donc de longues heures à travailler sur le rendu final. Il faut par ailleurs donner une cohérence à l’ensemble, rédiger les sous-titres en plusieurs langues, et, surtout, vérifier les informations. Julian Assange est au four et au moulin. Sa capacité de travail et de concentration est phénoménale, et subjugue un certain nombre de ses collaborateurs. C’est au cours de cette période qu’il installe un rituel : assis à sa table de travail, il se fait couper les cheveux par des membres de son équipe. Les activistes qui l’entourent doivent aussi régulièrement lui rappeler de se nourrir, de se laver, ou de se changer. Un sentiment lancinant de paranoïa habite par ailleurs chacun d’entre eux, pas forcément superfétatoire : l’organisation commence à attirer l’attention des services de renseignement de l’armée américaine. Dans un dossier classifié, publié évidemment par WikiLeaks quelques mois auparavant, les agents considèrent le site Internet comme une menace potentielle, et cherchent les moyens d’empêcher les membres de l’administration américaine de laisser fuiter des documents auprès de l’organisation. Pour Julian Assange, la guerre est déclarée. Le titre qu’il choisit pour ce document le prouve : “Le renseignement américain prévoit de détruire WikiLeaks”. En Islande, la pression monte d’un cran lorsque l’un des activistes islandais travaillant sur le projet B est arrêté par la police. Communiqués et tweets légèrement paniqués se succèdent.   

Le résultat de ces semaines de travail acharné est une vidéo glaçante, qui cumule aujourd’hui près de 17 millions de vues. L’enregistrement des conversations des militaires permet de se rendre compte de la désinvolture avec laquelle ils cherchent un motif pour “engager” leurs cibles. La froide horreur de la guerre se déploie en plusieurs phases sous les yeux des spectateurs, témoins des rafales tirées par un canon de 35 millimètres, qui secouent le corps des victimes au rythme des injonctions à faire feu. Une douzaine d’hommes, soupçonnés d’être armés de fusils d’assaut, sont d’abord visés. Parmi eux, un des journalistes de Reuters, dont la caméra est prise pour un lance-roquettes par les soldats. Un van s’approche ensuite de la scène. Trois hommes en sortent et tentent de secourir un blessé. “Tout ce que vous avez à faire, c’est de ramasser une arme”, jubile l’un des militaires. Ce n’est pas le cas, mais l’hélicoptère fait à nouveau crépiter ses canons, abattant les trois hommes, et blessant deux enfants dans le véhicule. Quelques instants plus tard, les soldats demandent l’autorisation de tirer un missile sur un bâtiment dans lequel se sont réfugiés au moins six hommes, dont certains sont armés et auraient participé à une escarmouche avec les forces américaines. Bien que deux autres individus clairement non armés pénètrent à leur tour dans le bâtiment, l’ordre est donné, et trois missiles Hellfire détruisent l’immeuble. Le document est, pour Assange, le vecteur idéal pour dénoncer les horreurs de la guerre telle que la mènent les États-Unis. Son visionnage donne l’impression nauséeuse que les responsables de ce massacre n’ont plus de prise avec la réalité, et leurs paroles réjouies après chaque salve s’apparentent à celles que l’on peut prononcer lorsque l’on joue à un jeu vidéo. “Regardez ces bâtards morts”, se réjouit notamment un militaire. Pour autant, rien ne revêt ici de caractère strictement illégal au regard des règles d’engagement. C’est donc bien sur le terrain moral que compte se situer Julian Assange. Et pour renforcer le sentiment de malaise chez le spectateur, il décide d’éditorialiser la vidéo. La destruction du bâtiment est ainsi mise de côté, le fondateur de WikiLeaks ne souhaitant pas noyer le public sous un flot d’informations. L’ensemble est donc réduit à dix-huit minutes, et dispose d’un titre, choisi après d’âpres débats : Collateral Murder, meurtre collatéral, un jeu de mots sur cet euphémisme militaire qu’est le “dommage collatéral”. L’équipe décide également d’introduire la vidéo par une citation de George Orwell, auteur très apprécié de Julian Assange, qui l’évoque souvent comme source d’inspiration. La phrase en question résume parfaitement la vision des choses du fondateur de WikiLeaks : “Le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres, et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que vent.” Dans l’optique d’en maximiser l’impact, Assange décide de mettre la vidéo en ligne au cours du week-end de Pâques, lors d’une accalmie médiatique. Le temps pour Kristinn Hrafnsson de se rendre à Bagdad pour recueillir les témoignages des proches des victimes. Le fondateur de WikiLeaks en est convaincu, “cette fuite [va] modifier la perception d’une effroyable guerre et jouer un rôle dans la fin de cette horrible invasion”.   

Le 5 avril 2010, au cours d’une conférence de presse au club de la presse de Washington, Julian Assange présente Collateral Murder devant un parterre de journalistes. À son équipe, inquiète de la possibilité qu’il soit arrêté aux États-Unis, il répond avec humour : “S’il y a un moment où je peux être sûr de m’y rendre en toute tranquilité, c’est bien maintenant. Chemise noire, blazer chocolat et cravate rouge, Assange, de sa voix grave et posée, présente le résultat de ces semaines de travail. Le choix stratégique de procéder ainsi n’a rien d’anecdotique : il tient à ce que l’information soit reprise par les médias du monde entier. Hors de question de revivre la frustration liée à l’impression de crier dans le désert. Ce sera tout le contraire avec Collateral Murder. Les informations concernant la vidéo et l’attaque sont réunies au sein d’un site créé pour l’occasion, une version non éditée d’une quarantaine de minutes est disponible, et les serveurs ont été dimensionnés pour supporter un nombre de connexions plus important qu’à l’accoutumée. Mais si l’exposition médiatique est maximale, l’accueil de la presse n’est pas aussi positif qu’il l’avait imaginé. Un débat agite d’emblée les médias américains sur le choix du terme “meurtre”. Assange n’en revient pas, même s’il est conscient qu’à défaut de vérification des faits, les médias occidentaux auront tendance à soutenir la version officielle diffusée par l’administration américaine. Le soir même, le traitement des grandes chaînes d’information états-uniennes renforce encore son écœurement. Il est vrai que les accusations vont bon train dans les jours qui suivent : commentateurs et experts se demandent s’il ne s’agit pas d’une manipulation, ou d’une fausse vidéo. Dans la tourmente, Julian Assange s’appuie sur sa boussole éthique et sa vision du monde. C’est sa “responsabilité morale d’exposer les bâtards responsables de ces meurtres” qui lui permet de ne pas être trop contrarié alors qu’encore une fois, “le monde ne veut pas écouter”. Mais l’homme a, comme souvent, un coup d’avance, et une idée derrière la tête, pour que tous et toutes entendent bien ce que WikiLeaks a à dire. Et cela passe encore par l’Islande.

Extrait du livre de Guillaume Ledit et Olivier Tesquet, « Dans la tête de Julian Assange », publié aux éditions Solin / Actes Sud

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