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Le dernier geste politique de Jacques Chirac : le cadeau fait à Emmanuel Macron
©PATRICK KOVARIK / AFP

Bonnes feuilles

Bruno Dive publie "Le dernier Chirac" chez Mareuil éditions. Dans un récit vif et haletant, fourmillant de détails croustillants et de révélations politiques, l'auteur nous fait pénétrer, parfois avec humour, parfois avec tendresse, dans l'intimité du "dernier Chirac". Extrait 1/2.

Bruno Dive

Bruno Dive

Bruno Dive est journaliste politique et éditorialiste à Sud Ouest, spécialiste de la droite française et auteur de plusieurs livres politiques dont "La métamorphose de Nicolas Sarkozy" (Jacob-Duvernet) en 2012 et "Au coeur du pouvoir : l'exécutif face aux attentats" (Plon) en 2016. Il a également écrit Alain Juppé, l'homme qui revient de loin (l'Archipel).

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Jacques Chirac est mort. Ces mots que beaucoup redoutaient d’entendre sont tombés d’une dépêche de l’AFP un matin de septembre, le jeudi 26 vers midi. Voilà deux jours que la rumeur courait. Et qu’une fois encore, tous les fantasmes se déchaînaient : il était en fait décédé depuis deux jours mais « on » attendait que le président Macron revienne de New York où il participait au sommet annuel de l’ONU pour annoncer la nouvelle. Trois ans plus tôt, la même rumeur avait couru ; cette fois, c’était le président Hollande dont on attendait le retour, toujours de New York. Ce n’était alors qu’une fausse alerte ; Jacques Chirac avait bel et bien été rapatrié d’urgence du Maroc où il passait d’ultimes vacances et hospitalisé à Paris. Mais sa solide carcasse avait surmonté cette nouvelle épreuve. 

Ses proches, ses admirateurs, mais aussi un grand nombre de Français avaient beau s’y être préparés depuis des années, ces années de silence, de rumeurs et de maladie, chacun peine à y croire. À 86 ans, bientôt 87, le cinquième président de la Ve République a bouclé la boucle de sa vie trépidante. Il est mort là où il avait célébré son élection à l’Élysée si longtemps attendue, dans cet hôtel particulier de l’ami François Pinault, après une traversée de Paris qui est entrée dans la légende, vitre ouverte et main tendue pour saluer badauds et supporteurs. Ses funérailles ont eu lieu dans l’église Saint‑Sulpice, proclamée cathédrale diocésaine depuis l’incendie de Notre‑Dame. C’est sur le parvis de cette église que le jeune Chirac vendait dans les années 1950 L’Humanité Dimanche, au grand dam de ses parents qui habitaient non loin. Et c’est en face, à la mairie du 6e arrondissement, qu’il avait épousé en 1956 Bernadette Chodron de Courcel, rencontrée sur les bancs de Sciences‑Po, à quelques centaines de mètres. Jacques Chirac, l’infatigable voyageur, l’inlassable découvreur de civilisations lointaines, l’increvable arpenteur de terres électorales, est revenu aux sources. Une vache ne retourne jamais deux fois à l’abreuvoir, aimait‑il pourtant dire dans l’une de ces formules, triviales et rurales, qu’il affectionnait. 

Voilà des années que les Français ne l’avaient pas vu. Des mois que ses derniers fidèles espaçaient leur visite, peur de le fatiguer, sentiment d’impuissance face à la maladie de leur grand homme, tristesse de voir dans cet état « leur » Chirac qu’ils ne reconnaissaient pas et qui les reconnaissait plus. La compassion l’emportait chez certains, qui les rame‑ nait toujours, tôt ou tard, vers la rue de Tournon. Mais chez beaucoup d’autres, la volonté de conserver intact le souvenir d’un Chirac toujours jeune, bon vivant et incroyablement dynamique l’emportait. D’ailleurs, Claude, sa fille, éternelle vestale de l’image paternelle, y veillait. Dès lors que l’ancien Président, au cours de l’année 2015, ne fut plus en état de marcher et dut replier ses longues jambes sur un fauteuil roulant, elle a soigneusement évité que soit pris le moindre cliché, la moindre photo de son père. 

Comme en ce triste après‑midi d’avril 2016 où Chirac était mort une première fois. On enterrait ce jour‑là l’autre fille, Laurence, décédée à 58 ans des suites d’une longue maladie, une anorexie mentale qu’elle avait contractée des années plus tôt, lorsque son père était Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing. On ne verra pas Chirac pleurer, on ne le verra pas effondré, le regard perdu, conscient pour une fois de l’événement et du drame qu’il vivait. Des gardes du corps ont fait bloc autour de lui, ne laissant aux photographes qu’un aperçu de l’auguste crâne, sous lequel battait une terrible tempête. 

Laurence, sa fille, sa bataille. Son remords aussi. Elle avait 17 ans quand elle était tombée malade et Chirac avait jadis confié aux sœurs de Sainte‑Marie de Neuilly, où elle poursuivait ses études, combien il se sentait responsable du malheur de sa fille. « Je file », tel était son leitmotiv en famille quand par hasard, jeune ministre plein de fougue et d’ambition, il rentrait prendre un repas chez lui. Désormais, il lui consacrerait du temps ; les médecins le lui avaient demandé. Il la ferait déjeuner lui‑même, plusieurs fois par semaine, même pendant la campagne municipale de 1977 lorsqu’il partait à la conquête de la mairie de Paris. Et tant pis s’il devait déjeuner deux fois. Il la déroberait ensuite aux regards des curieux et des photographes, ne la laissant réapparaître en public, furtivement, que le jour de son installation à l’Élysée. Il cacherait encore sa tombe, qui allait aussi être la sienne, au cœur du cimetière du Montparnasse : elle est longtemps restée sans la moindre inscription. 

Voilà des mois que la mort rôdait autour de Jacques Chirac. Celle des amis, des compagnons, des rivaux. Mais elle frappait aussi de plus jeunes que lui, jusque dans son entourage le plus proche. Michel Baloche : l’indispensable technicien de tous les meetings, l’homme son de l’Élysée ; il avait repris du service auprès d’Alain Juppé pendant la campagne des primaires ; mort des suites d’un cancer le 16 mars 2018 à 66 ans. Daniel Leconte, autre homme à tout faire, celui qui accompagnait partout Chirac quand celui‑ci était abandonné de tous au début de la campagne présidentielle de 1995. Lui aussi avait repris du service, mais auprès de Claude, pour recevoir les visiteurs de Chirac, lui passer des fiches, alimenter la conversation… Mort d’une crise cardiaque à 68 ans le 18 juillet 2017. 

Une malédiction semble avoir frappé la famille Chirac. C’est au tour de Bernadette d’être rattrapé par la maladie. Elle ne s’est jamais remise du décès de sa fille, la pire épreuve qu’une mère puisse subir. Elle ne sera pas en état de soutenir publiquement Nicolas Sarkozy pendant la primaire de droite. Un temps, elle a fait domicile à part : elle habitait encore quai Voltaire, quand son mari s’était installé rue de Tournon. Comme une ultime quête de cette indépendance pour laquelle elle s’était tant battue. Mais sa santé qui se dégradait, le souci aussi de veiller sur son mari l’ont bien vite ramenée dans l’hôtel particulier des Pinault, où ils occupent désormais chacun une pièce, aux deux extrémités du long couloir qui traverse le rez‑de‑chaussée. Car elle aussi vit dans un petit fauteuil, comme on le verra – une seule fois – lors de l’hommage rendu à Simone Veil en juillet 2017. Son état physique s’est si rapidement détérioré qu’elle semble désormais plus faible que son mari. « Le pire, racontait en 2017 l’un des derniers visiteurs, est que Chirac s’en rend compte, et cela le rend triste. » Quand la rumeur du décès de l’ancien Président commencera à parcourir les milieux politiques et médiatiques, certains croiront même qu’il s’agit en fait de son épouse. 

La famille Chirac s’enfonce dans l’isolement et dans la nuit. Lui, parfois, ne reconnaît même plus François Pinault qui pourtant l’héberge. Son fidèle chef cuisinier de l’Élysée, Éric Duquenne, passait régulièrement le voir jusqu’au jour où Chirac l’accueillit par ces mots : « Que puis‑je faire pour vous, monsieur ? » Il n’a pas eu le courage de revenir…

Elle oublie la présence de son mari, pour parler devant lui de ses propres funérailles : « Nous souhaitons une messe familiale à Saint‑Germain‑l’Auxerrois et une cérémonie officielle à Notre‑Dame », confiait‑elle quelques semaines avant l’incendie de la cathédrale. Jean‑Louis Debré passe encore, une fois tous les quinze jours. Ce fidèle d’entre les fidèles s’en fait un devoir, mais la conversation s’estompe, la complicité s’efface. En juin 2018, Christian Jacob a fait des pieds et des mains auprès de Claude Chirac pour obtenir un rendez‑vous. Il en ressort profondément triste et dépité : « Il ne m’a pas reconnu, raconte‑t‑il au petit cercle chiraquien. Le plus dur est de tenir trois quarts d’heure pour essayer de lui parler, mais il s’endort. » Les autres, Philippe Briand, François Baroin, Guy Drut, Frédéric de Saint‑Sernin, se retrouvent au début de l’année 2019 et s’interrogent mutuellement : « T’as vu Chirac ? – Non, pas depuis deux ans… »

Un homme, pourtant, a « vu Chirac » et l’a même revu, il est l’un des rares, sur son lit de mort, le 26 septembre au soir. Il venait de prononcer à la télévision une belle allocution en hommage à son lointain prédécesseur. « Il était un homme d’État que nous aimions autant qu’il nous aimait », venait‑il de déclarer. Il savait qu’il devait d’autant moins « rater » ce discours que celui de Jacques Chirac pour saluer François Mitterrand avait été unanimement salué. Les commentateurs avaient même considéré qu’il était « vraiment devenu Président » ce jour‑là. La grande ombre mitterrandienne ne planait plus au‑dessus de celui qui fut son adversaire et son Premier ministre. Emmanuel Macron devait affronter un autre handicap : lui n’a jamais connu celui auquel il devait rendre hommage. Quand il est né (en 1977), Chirac était déjà un ancien Premier ministre et il venait tout juste de conquérir la mairie de Paris ; il n’avait pas encore le droit de vote que le Corrézien fut élu président de la République… 

Sur le bureau d’Emmanuel Macron pendant son discours, un seul objet : un cadre en bronze gravé avec une photo du général de Gaulle, en tenue civile, le regard tourné vers la gauche. C’est un cadeau que lui a offert Jacques Chirac lors de leur unique entrevue, le 21 juillet 2017. Tout jeune et tout nouveau Président, Emmanuel Macron tenait à rencontrer ses devanciers – à l’exception de François Hollande, qu’il considérait connaître suffisam‑ ment. Il avait invité les Sarkozy à déjeuner à l’Élysée, s’était rendu au domicile de Valéry Giscard d’Estaing et à celui de Jacques Chirac. Le courant est visiblement mieux passé avec le second qu’avec le premier. 

Qu’ont bien pu se dire ces deux hommes que quarante‑cinq ans séparaient ? À cette époque déjà, Chirac n’était plus en état de soutenir une conversation. Il a fallu que Claude, sa fille, ou Frédéric Salat‑Baroux, son gendre, lui glissent quelques fiches pour lui rappeler le nom de son interlocuteur et que celui‑ci venait d’être élu président de la République. C’était le cérémonial ordinaire pour tous les visiteurs, même pour ceux que connaissait depuis long‑ temps l’ancien Président. Des sujets futiles furent abordés, comme celui du chien que les Macron souhaitent adopter. Il est souvent question d’animaux dans les conversations entre Présidents, même lors des passations de pouvoirs. Mitterrand avait demandé à Chirac de veiller sur ses canards ; quelques mois plus tard celui‑ci l’avait rappelé, un peu penaud : le chien de Chirac avait mangé les canards de Mitterrand… 

Mais à la fin du repas, Claude Chirac s’est levée pour faire au nom de son père un cadeau à Emmanuel Macron : ce fameux portrait du général de Gaulle qu’il tenait lui‑même de Georges Pompidou. La boucle était ainsi bouclée. Après avoir « voté Hollande », Chirac semblait faire de Macron son héritier. « Il ne l’a jamais donné à Sarkozy », remarque un conseiller élyséen. Et si cette attention touchante de l’auguste vieillard était finalement le dernier geste politique de Jacques Chirac ?

Extrait du livre de Bruno Dive, "Le dernier Chirac", publié chez Mareuil éditions. 

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