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Le capitalisme qui avait permis la consolidation de la démocratie s’est largement transformé en un autre… qui la fragilise
©THOMAS SAMSON / AFP

Confiance brisée

Au cœur de la vision du fordisme se trouvait le paradigme d’une société à forte confiance entre citoyens et entreprises. Avec l’ubérisation de pans entiers de l’économie, nous sommes passés à une société à faible confiance

Francesco Saraceno

Francesco Saraceno

Francesco Saraceno est économiste senior au sein du département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il est également signataire de la tribune : The economist warningVous pouvez le suivre sur son compte twitter : Francesco Saraceno.

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Le capitalisme a longtemps permis la solidification du système démocratique à l'occidentale, notamment en France. Dorénavant, certaines dérives tendent à fragiliser notre modèle démocratique, affaiblissant notamment le lien de confiance entre les agents économiques (comme les entreprises de taxi qui n'emploient aucun chauffeur et ne possèdent aucune voiture...) et le reste de la population. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Luc Rouban : Ce qui a permis la construction d’une démocratie représentative c’est un capitalisme d’entreprise créant une demande de qualification, de diplômés et donc un système méritocratique appelant par lui-même une ouverture et une démocratisation de l’enseignement. C’est ainsi que s’est constituée une classe moyenne salariée, ni prolétarisée ni propriétaire des moyens de production, mais ayant des ressources culturelles et des savoir-faire indispensables dans les domaines scientifiques, techniques ou commerciaux (parler les langues étrangères, maîtriser le processus de production, etc.) pour que l’économie se développe face à la concurrence étrangère. On a donc eu pendant longtemps une imbrication entre la démocratie et la maîtrise des processus de production et de commercialisation par une communauté nationale, ce qui a évidemment nourri de nombreux débats sur la place respective de l’État et des entreprises. 

Le capitalisme financier dans un premier temps, à partir des années 1980, a séparé physiquement et géographiquement les diverses fonctions de l’entreprise, en concentrant les activités de recherche-développement ou de gestion et en réduisant les coûts de production en plaçant la fabrication dans des pays lointains. Dans un second temps, qui correspond en gros au XXIe siècle, il a utilisé des techniques juridiques de cascade de contrats pouvant transformer les entreprises en fantômes désincarnés. C’est ce que j’appellerais le capitalisme spectral : l’entreprise n’est plus alors qu’un nœud de contrats numérisés qui ne fait plus communauté puisqu’il n’y a plus ni contacts physiques entre salariés ni création ou renforcement de la hiérarchie sociale comme dans les entreprises d’autrefois où on définissait en interne des parcours de carrière et des normes de savoir-faire comme de savoir-être. En d’autres termes, l’entreprise spectrale est une machine à cash, pas un lieu de socialisation. D’où le regard méfiant des citoyens à l’égard non pas des PME, souvent liées à l’industrie, mais des grands groupes, tournés souvent vers des activités financières, dont on ne connaît même pas les propriétaires mais dont l’emprise sur la vie quotidienne devient inquiétante.

Des années durant, le capitalisme a œuvré à la consolidation de la démocratie en Occident. Dans quelle mesure a-t-il aidé celle-ci à s’installer, au juste ?

Francesco Saraceno : En France, notamment, le développement du capitalisme s’est accompagné de la mise en place d’un certain contrat social qui permettait la répartition assez équitable des fruits de la croissance. Durant l’après-guerre, les taux d'imposition sur le revenu pouvaient monter très haut jusqu’à 60 ou 75%. Cela permettait alors un partage équitable. Dès lors, le contrat social était jugé acceptable par l’ensemble des partis et puisque ces derniers le respectaient volontiers, le système s’est avéré viable. L’adhésion à ce système a fini par voler en éclat pendant les années 1980.

Le modèle de l’après-guerre a souffert de la crise de l’économie keynésienne. Les inégalités se sont accrues et, lorsque les miettes d’en haut ont cessé de tomber jusqu’en bas, le système est devenu moins acceptable. Après quoi, c’est l’Etat qui, contractant de la dette, a tenté de rendre la situation plus tolérable pour tous les partis concernés. Dorénavant, le malaise des classes moyennes apparaît évident un peu partout en Occident. On le voit, en France, à travers la contestation de la réforme des retraites comme on a pu l’observer au Royaume-Uni au moment du vote du Brexit, par exemple.

Autre élément important : le changement de modèle de gouvernance des entreprises, qui prêtent une attention beaucoup plus importante aux seuls coûts de production. Cela implique, mécaniquement, une précarisation de l’emploi à travers notamment la compression des salaires. Fondamentalement, on parle ici d’une réduction du partage… laquelle souffle dès lors sur les braises de futurs conflits.

Désormais, le capitalisme - dans la forme qu’il prend actuellement, laquelle fait la part belle à l’ubérisation de pans entiers de notre économie - est nettement plus critiqué. D’aucuns arguent même qu’il pourrait fragiliser la démocratie. Partagez-vous ce postulat ?

Francesco Saraceno : Je ne suis pas sûr que le capitalisme fragilise la démocratie en tant que telle. Du moins, pas nécessairement de façon directe ou immédiate. Ce qu’il fragilise à coup sûr, c’est le contrat social, ce qui demeure différent. Rappelons-nous, en effet, que sur le plan pratique, la démocratie fonctionne encore : des élections se tiennent et les élus sont légitimes. Cependant, parce que le contrat social est mis en péril, il est possible que cette situation change. Qui pourrait dire si, d’ici une ou plusieurs décennies, nous n’aurons pas changé de cadre ? Impossible d’affirmer que nos systèmes actuels demeurent alors fonctionnels.

Fragiliser le contrat social c’est scier la branche sur laquelle on est assis. La démocratie devient de facto plus difficile à maintenir.

Il est possible que certains finissent par penser que le maintien d’un système libre d’élection ne fait pas figure de priorité ; qu’il faudrait au contraire lui préférer un dirigeant fort qui décide comment régler les problèmes où qui garantit une certaine stabilité.

Bien sûr, il serait naïf d’estimer qu’il n’y a pas de problème de la sorte aujourd’hui. Le souci apparaît clairement depuis un moment déjà. Il a même empiré après la crise des subprimes : on a assisté depuis, en témoignent notamment les études Piketty, à un bond en avant des inégalités. Nous sommes en plein dans la fragilisation progressive du contrat social, qui tient encore. Pour le moment.

A quel point la chute de la confiance que l'on observe actuellement dans nos sociétés est-elle due à cette évolution du capitalisme ?

Luc Rouban : La chute de la confiance est largement liée à deux phénomènes. Le premier est l’intrication et la dilution de ce qui est public et de ce qui est privé. Dès lors, l’élu ou le dirigeant politique devient suspect de conflits d’intérêts et considéré comme corrompu, au service de ses intérêts propres ou de ceux du capitalisme. Le second, c'est que l’enrichissement semble dénué de tout lien avec le mérite ou avec le travail. Il procède soit de l’héritage soit de la chance. Le principe méritocratique est dès lors battu en brèche : à quoi bon bien travailler à l’école puisque la réussite ne relève plus, dans une grande mesure, de l’investissement personnel que l’on fait dans un système aux frontières indéfinies, imprévisible, où sa petite entreprise peut être rachetée à tout moment ou ruinée par un fonds de pension étranger ? 

Auparavant, le capitalisme reposait sur une certaine vision du fordisme : celle d'une société permettant une forte confiance entre les entreprises et les employés. Ubérisation oblige, cette dernière semble désormais complexe à mettre en place. En cas de risque de rupture du contrat social ou de la confiance, quels sont les risques qui nous guettent ?

Luc Rouban : On n’en est plus aux risques. L’ubérisation n’est qu’une déclinaison de ce capitalisme spectral sans corps, fluide, où les entreprises ne sont plus des lieux de vie mais des lieux de passage puisque l’on travaille de plus en plus chez soi, ce qui est à nouveau une belle dilution de la frontière séparant la vie privée de la vie professionnelle. Dès lors, le salarié devient plus vulnérable, plus facilement exploitable puisque le numérique le pourchasse partout, et bien entendu plus interchangeable. Le salarié, comme le citoyen, deviennent des « ressources humaines » c’est-à-dire des consommables. On passe à l’isolement social assez rapidement et donc à l’anomie, c’est-à-dire à l’absence de lien avec un collectif quelconque, ce qui génère les transformations de la violence politique que l’on observe aujourd’hui. Le sentiment dominant est déjà celui d’une dépossession et du travail et de la souveraineté nationale. La tentation est alors forte d’aller chercher des boucs-émissaires, élus ou même belle-famille de dirigeant politique. On n’est plus très loin d’une nouvelle forme de terrorisme unipersonnel et spontané, donc difficile à prévoir.

Croissance des inégalités, problèmes de répartition des gains liés à la croissance…  Quid, selon vous, de l’ubérisation de l’économie française ? Dans quelle mesure celle-ci contribue aussi à la fragilisation du contrat social et donc de la démocratie ?

Francesco Saraceno : D’une façon générale, il apparaît indéniable que la précarisation du travail contribue à fragiliser l’adhésion populaire au contrat social aujourd’hui en place. L’évolution, à la baisse, des coûts de production a su s’imposer comme la seule variable qui compte aux yeux de certaines entreprises majeures du paysage économique occidental. Désormais, il faut être compétitif à tout prix. Or, cette compétitivité (quoique ce ne soit pas vrai partout) n’est pas, pour l’essentiel, assurée par l’excellence. 

On ne cherche pas, en France ou en Italie, la compétitivité par la qualité. On l’obtient par la compression des coûts, notamment en réduisant le coût du travail.

Est-il encore possible, selon vous, d'inverser la tendance ? Comment peut-on reconstruire de la confiance en nos entreprises ? Faut-il passer par la voie légale ou s'en remettre au seul marché ?

Luc Rouban : Si l’on prend les résultats du Baromètre de la confiance politique du Cevipof on voit dans notre vague de février dernier que les Français enquêtés ont confiance dans les artisans à 85%, dans les PME à 82% mais dans les grandes entreprises privées à 45% et dans les banques à 38%. Ces chiffres sont clairs, les entreprises de proximité et à taille humaine, dont on connaît les dirigeants et les propriétaires, qui irriguent un tissu social local en créant des emplois mais aussi en valorisant des savoir-faire, inspirent confiance. Les machines anonymes du capitalisme spectral font peur. Elles n’ont pas de visage, pas d’âme et participent de la concentration des élites dans des mondes perçus comme inaccessibles pour le commun des salariés et des citoyens. 

La question reste cependant que les grandes entreprises profitent des phénomènes d’échelle pour produire de la richesse et du PIB. Elles constituent aussi les seuls acteurs ayant les moyens d’investir dans les hautes technologies et de s’imposer comme des partenaires de l’État sur la scène internationale. On le voit bien en matière d’armement. À partir d’une certaine taille l’entreprise devient un acteur politique, comme l’étaient les banquiers florentins au XVIe siècle. Les marchés deviennent alors des oligopoles voire des monopoles, comme on peut le constater en matière d’informatique. 

Il n’y a pas de solution simple à ce problème car l’État ne peut pas se passer d’elles ou les charger de normes juridiques. Un progrès a été réalisé en matière financière depuis la crise de 2008 dans le contrôle des activités bancaires. Mais là encore, paradoxalement, si on veut garder un État indépendant, donc ayant les moyens financiers et technologiques de ses choix, on ne peut que gérer les compromis au cas par cas. Le choix n’est donc pas entre l’État et le marché mais dans la règle du jeu qui s’instaure entre les deux aux différents niveaux territoriaux : aides locales et décentralisation pour les PME, soutien politique et stratégique au niveau international moyennant des progrès sociaux pour les salariés.

Dans quelle mesure la précarisation de l’emploi, au profit le plus souvent de grandes sociétés, contribue rompre l’important lien de confiance entre les citoyens et les entreprises ?

Francesco Saraceno : C’est précisément de cela dont il est question : nous n’avançons plus, de façon commune, dans le même sens. Auparavant, le contrat social visait à permettre le fait que chaque individu oeuvre, à son échelle, pour le bien commun. A l’époque, la critique que l’on oppose aujourd’hui aux grandes fortunes n’existait pas ou, à tout le moins, n’avait pas la même portée.

La question, désormais, c’est celle de la reconstruction de ce contrat social avant que nous en arrivions à la situation précédemment décrite. Il faut, pour cela, revoir nos politiques publiques de sorte à assurer une meilleure répartition des revenus. Il ne s’agit pas seulement d’acceptabilité de la répartition des gains de la croissance, mais aussi de la notion d’efficacité économique du système.

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