Le 7 octobre et ses conséquences en France ont totalement atomisé la thèse politique des stars Piketty et Cagé<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans leur livre, Thomas Piketty et sa compagne théorisent le vote, en particulier celui des catégories populaires, sans jamais prendre en compte les questions d'identité.
Dans leur livre, Thomas Piketty et sa compagne théorisent le vote, en particulier celui des catégories populaires, sans jamais prendre en compte les questions d'identité.
©JOEL SAGET / AFP

Victimes collatérales

Tout le travail de Piketty et Cagé tend à minimiser les sources de conflit non économiques.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans leur livre Une histoire du conflit politique, Thomas Piketty et Julia Cagé théorisent le vote, en particulier celui des catégories populaires, sans jamais prendre en compte les questions d'identité. Peut-on dire que cette thèse tombe à l'eau ? 

Christophe Bouillaud : Le moins que l’on puisse dire est que les réactions de l’opinion publique et des diverses forces politiques en présence aux attaques terroristes du 7 octobre en Israël viennent contrecarrer vivement leur thèse d’un conflit politique, contemporain, qui serait organisé premièrement sur des fondements économiques, et, secondairement, sur des oppositions spatialisées entre groupes sociaux. A les en croire, le conflit politique contemporain opposerait en effet, d’une part, les classes supérieures en termes économiques au reste de la population, et, d’autre part, il existerait une opposition entre les « rats des villes » et les « rats des champs » pour parler comme La Fontaine. En effet, les classes populaires seraient fondamentalement divisées entre leur aile installée dans un pavillon en accession à la propriété à la campagne ou dans le périurbain, et celle locataire dans le secteur privé ou en HLM dans les métropoles. Cette dichotomie au sein des classes populaires rejouerait mutadis mutandis la vieille opposition du XIXe siècle entre les petits paysans propriétaires hostiles aux « partageux » et les classes ouvrières urbaines précocement acquises au socialisme. Désormais, on aurait l’opposition au sein du monde populaire entre l’ouvrier vivant dans le rural ou le périurbain votant pour le RN et l’employée vivant dans une métropole votant pour la FI. Selon nos deux économistes, cette différenciation ne serait pas causée par des raisons identitaires, par des visions du monde, mais par la place de chacun dans la division nationale et internationale du travail et par l’état des services publics dans les différents lieux de vie. Le rapport à la mondialisation et à la désindustrialisation qui l’a accompagné et à la métropolisation de l’économie française, donc les effets spatialisés de la mondialisation, seraient la clé pour comprendre qu’il y a dans les classes populaires des gens qui se sentent des perdants absolus – ceux qui vont voter RN dans la France en déclin – et ceux qui se sentent de fait des perdants relatifs – ceux qui vont voter FI dans la France qui gagne.

Il n’échappe à personne que, pourtant, l’ouvrier dont il est question ici, certes désenchanté par la mondialisation, se considère comme un « Français de souche » et vote pour le RN au nom de la « préférence nationale » que ce dernier défend, même s’il est d’ailleurs lui-même issu d’une immigration ancienne (italienne ou polonaise par exemple), et que l’employée, sans doute révoltée contre le peu de « ruissellement » de la richesse métropolitaine à son profit qu’elle constate, probablement issues d’une immigration plus récente (magrébine par exemple), se sent elle considérée par autrui comme une « Française de papier » et qu’elle sait gré au leadership de la FI de ne pas la mépriser et de valoriser la « créolisation » de la France.

Pour revenir à la vie politique des derniers jours, comment nier que les oppositions entre la direction de la FI et pratiquement tout le reste des acteurs du champ politique sont justement liées à cette question identitaire ? Le champ politique ne s’organise-t-il pas autour d’un clivage entre les pro-israéliens et pro-palestiniens, largement liée à l’idée que l’on se fait à la place que l’Islam devrait occuper en France, sur une polarité Zemmour/Mélenchon ? Quel massacre est le pire ? Celui du 7 octobre par le Hamas ou ceux de l’armée israélienne à Gaza depuis ? T. Piketty et J. Cagé diraient sans doute que ces oppositions, exacerbées par le moment présent,  ne sont que l’écume des choses et que les oppositions réelles sont ancrées dans des réalités plus tangibles que la sympathie que l’on peut éprouver pour l’un ou l’autre camp.

Malheureusement pour eux, force est de constater que tout un chacun a une vision du monde qui va bien au-delà des considérations matérielles de son existence. S’il y a des gens en France qui détestent de toute leur âme les musulmans, et, inversement, des musulmans qui n’en peuvent plus de se sentir ainsi détestés et aussi des musulmans qui détestent en retour, ce n’est pas une question négligeable. Sur un plan plus général, tout le travail de Piketty et Cagé tend à minimiser les sources de conflit non économiques. Or ce serait un peu rocambolesque d’essayer de décrire l’histoire politique de la France depuis la Révolution française sans tenir compte du conflit entre les partisans de Voltaire et ceux de la France « fille aînée de l’Eglise ». Comment négliger aussi qu’il y eut des campagnes « blanches » et des campagnes « rouges » ? Et la trace de la longue durée des guerres de religion sur la rémanence de sensibilités protestantes en certains lieux ?

Thomas Piketty et Julia Cagé ont donc préféré s'attacher aux déterminants économiques du vote plutôt qu'à l'histoire des idées et des idéologies. C'est un problème de méthodologie ?

Assez largement, toute leur démonstration, en particulier pour l’époque contemporaine, après 1945, revient à chercher des corrélations entre des tendances de vote telles qu’enregistrées au niveau communal et les données socio-économiques disponibles (revenu moyen par habitant, patrimoine moyen par habitant,  proportion d’ouvriers, d’employés, etc.). Les données culturelles (par exemple le niveau de pratique religieuse catholique) sont beaucoup moins nombreuses et les intéressent moins. Ils font aussi des erreurs d’interprétation. Ils constatent ainsi que la proportion d’immigrés dans une commune n’explique guère le survote des électeurs de cette dernière pour le FN/RN au regard des caractéristiques socio-économiques de la commune. Or on sait depuis longtemps qu’il peut exister une xénophobie sans étrangers, surtout au niveau communal. Comme on le voit souvent lorsque l’on veut installer un centre d’accueil de réfugiés dans une petite commune, des habitants protestent face à cette perspective de voir arriver des étrangers. Et, puis, n’y aurait-il pas aussi en France des choix de résidence déterminés par la vision que l’on se fait du voisinage que l’on recherche ?

En raisonnant essentiellement à base de données socio-économiques, il n’est pas étonnant qu’ils ne voient que cela et négligent les valeurs extra-économiques des individus. De manière amusante, ils se mettent d’ailleurs en contradiction avec eux-mêmes, sans visiblement s’en rendre compte. Ils constatent en effet que le profil des votes FN/RN et LO/NPA présentent sur les années récentes un profil spatial similaire de surperformance dans la France profonde et de sous-performance dans les métropoles. Ils n’en tirent pas la conclusion logique : l’électeur de  la France profonde, se sentant victime de la mondialisation capitaliste et accessoirement de l’Europe, privilégie clairement l’offre politique xénophobe sur celle de l’internationalisme prolétarien. Ce choix, c’est bien une question de valeurs : à situation économique et spatiale de relégation égale, le RN gagne largement. Et, bizarrement, l’offre politique « créole » de la FI séduit relativement moins dans ces bourgades en déclin que le vieil internationalisme de LO/NPA. N’y aurait-il pas là une question de vieil athéisme ancré dans une partie de la presque défunte classe ouvrière?

Comment la gauche peut-elle s'adresser aux catégories populaires si elle ne prend pas en compte ces considérations ? 

Le pari politique de Piketty et Cagé est qu’il suffirait à la gauche de proposer des avantages socio-économiques bien ciblés aux « rats des champs » pour qu’ils basculent du côté de la gauche, puisque, dans le fond, les « rats des champs » ne sont pas fondamentalement xénophobes ou racistes. Nos deux économistes sont d’ailleurs fascinés par une offre du RN d’étendre le prêt à taux zéro permettant d’accéder à la propriété lors de la campagne électorale de 2022. Piketty et Cagé veulent ainsi remettre des services publics dans les campagnes, inverser la tendance à l’œuvre depuis des décennies. Malheureusement, il y a d’abord là un problème de crédibilité. Tant que le souvenir du « hollandisme » sera là, bien visible dans les médias de masse, il sera difficile à la gauche d’être crédible.

Surtout, la stratégie Piketty et Cagé, revient à s’illusionner sur la profondeur de la xénophobie, du racisme, dans une bonne part de l’électorat français. Cet électorat est irrécupérable par une gauche même minimalement anti-raciste. Pour le reste de l’électorat, il faut certes offrir des perspectives économiques plus riantes. Comme par le passé, c’est sans doute en reconstruisant des modèles municipaux performants que la gauche regagnera en crédibilité. Le chemin risque d’être très long. Après tout, entre 1958 et 1981, n’y a-t-il pas un quart de siècle ?

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