Bonnes feuilles
La volonté de Napoléon de redistribuer les trônes d'Europe
Guillaume Bernard et Corentin Stemler ont publié « L’empereur et les brigands. Le théâtre de l’histoire » aux Nouvelles Editions Latines. Napoléon Ier est confronté à un autre personnage, Le Lecteur, qui peut être interprété aussi bien comme sa conscience que comme le jugement de l’Histoire. Deux cents ans après la mort, survenue en 1821, de l’un des plus grands chefs de l’État que la France ait connu, cette pièce est une manière de panser les blessures du passé pour penser plus sereinement l’avenir. Extrait 2/2.
Guillaume Bernard
Guillaume Bernard, docteur et habilité à diriger des recherches en histoire des institutions et des idées politiques, est maître de conférences à l'ICES (Institut Catholique d'Études Supérieures).
Il enseigne ou a enseigné dans divers autres établissements comme Sciences-Po Paris. Il a rédigé ou codirigé un certain nombre d'ouvrages scientifiques parmi lesquels Dictionnaire de la politique et de l'administration (PUF, 2011) et Introduction à l'histoire du droit et des institutions (Studyrama, 2éd., 2011), ou destinés au grand public, dont L'instruction civique pour les nuls (First, 2e éd., 2015). Il est également l'auteur de La guerre à droite aura bien lieu, (Desclée de Brouwer, 2016).
Corentin Stemler
Acteur bénévole à la Cinéscénie du Puy du Fou depuis 2008, Corentin Stemler a développé une expérience professionnelle dans le milieu artistique tant pour la mise en scène (Les Potimarrants) que la production (Amaclio). Il est l’auteur de plusieurs pièces et spectacles dont Symphonia, l’épopée musicale (quinze représentations en Vendée et à Paris en 2019). Depuis 2014, il dirige une société de communication digitale.
Napoléon
(nerveux, inquiet)
C’est donc que les siècles qui m’ont suivi n’ont eu de cesse de faire mon procès ? Je suppose que tel est le sort de tous les grands personnages... (Après un instant) Mais qui est cet individu ? Je ne sais même pas son nom. (Appelant vers la coulisse) Monsieur ? Monsieur ? Qui êtes-vous ? Où donc est-il passé ?
Le Lecteur entre débonnairement en scène.
Le lecteur
(sur un ton badin)
Vous m’appeliez, citoyen général ?
Napoléon
(autoritaire)
Ah ! Monsieur, je vous prierai de bien vouloir me dire qui vous êtes.
Le lecteur
(amusé)
Vous l’ignorez ?
Napoléon
(trépignant)
Certes, si je vous le demande !
Le lecteur
(hésitant puis s’affermissant)
Et bien, je suis tout le monde et je ne suis personne. Je suis votre conscience et je suis le jugement de l’Histoire ou, du moins, de certains historiens…
Napoléon
Et c’est pour cela que vous me cherchez chicane sur tout ou presque ?
Le lecteur
(ironique)
Et, c’est loin d’être fini puisque vous vous prêtez si bien au jeu. Regardez. Franchement, votre prétention à disposer des trônes d’Europe et à les distribuer à votre famille, c’était d’un bourgeois ! Et, pardon de vous le dire – je préfère être honnête avec vous –, ce n’est pas un compliment. Vos sœurs Caroline, reine de Naples par son mariage avec Murat et Élisa, grande duchesse de Toscane…
Napoléon
(l’interrompant)
Pardon, Élisa fut « gouverneur général des départements français de Toscane» !
Le lecteur
En quelque sorte la première femme haut-fonctionnaire de la France contemporaine ?
Napoléon
(fier)
Parfaitement !
Le lecteur
Il n’en demeure pas moins que tout et tout de suite pour votre famille, c’était franchement une attitude de parvenus.
Napoléon
(las)
J’ai fait ce que tout le monde a toujours fait. Du népotisme, comme les Colbert ou les Rohan. Il fallait que je m’impose. Je me suis servi de mes proches. Mais, je dois l’avouer, je fus déçu du résultat. Les greffes ne prirent généralement pas. (S’énervant) Joseph a complètement échoué à devenir roi des Espagnes et des Indes. Ce fut un terrible revers qui m’a porté un immense préjudice. (Dépité, tout d’un coup) Le seul qui ait réussi à s’implanter avec succès dans son pays d’accueil fut Bernadotte.
Le lecteur
Plus de deux siècles après, sa descendance règne toujours en Suède.
Napoléon
(interloqué)
Vrai ? (Reprenant ses esprits) Il ne m’a jamais apprécié. Il ne m’a jamais vraiment soutenu. Il s’est même fait mon ennemi en s’alliant, contre moi, avec la Russie. Il valait mieux qu’il parte. (Faisant un geste de la main) Loin. Loin. Bon débarras.
Le lecteur
Je n’ose vous rappeler qu’il devint roi en compagnie de celle que vous aviez aimée puis délaissée…
Napoléon
(attendri)
Désirée…
Le lecteur
Oui, Désirée Clary, la petite bourgeoise de Marseille dont la sœur épousa votre propre frère, Joseph. En tout cas, pour revenir à votre famille, non seulement celle-ci n’a pas été d’une grande efficacité mais, paradoxalement, malgré l’insuccès, les titres lui montèrent à la tête.
Napoléon
(s’énervant)
Que de disputes, que de querelles pour des questions de préséance. Ils se chamaillaient entre eux comme s’ils se disputaient l’héritage de notre père alors qu’ils me devaient tout. Absolument tout ! Nous ne possédions même plus notre maison familiale en Corse.
Le lecteur
(ironique)
Ils se servaient de vous comme vous vous serviez, tout le temps, de tous les autres. Et en particulier des femmes. Elles ne furent, pour vous, que des chevaux de poste.
Napoléon
L’influence des femmes en politique est délétère. Il faut les laisser à leur place et, au besoin, les contraindre à y rester.
Le lecteur
Tout de même. Vous avez adulé Joséphine et vous l’avez répudiée. Trop tard au goût de vos frères qui vous avaient prévenu de son infidélité notoire pendant que vous étiez en Égypte.
Napoléon
Elle ne me donnait pas d’héritier. Et j’ai fait prononcer la nullité de notre mariage religieux par une juridiction ecclésiastique.
Le lecteur
Pour épouser l’archiduchesse d’Autriche ? Était-ce bien raisonnable ? Se glisser dans le lit de Marie-Louise pour entrer, par effraction, dans les vieilles familles régnantes d’Europe, voilà un mariage purement politique qui vous valut, certes, un certain nombre de ralliements royalistes…
Napoléon
(l’interrompant)
Même votre Joseph de Maistre me reconnut légitime !
Le lecteur
(continuant)
… un mariage politique, disais-je, où l’amour n’avait aucune place.
Napoléon
(attendri)
L’affection est venue avec le temps. Pour ma part, je puis vous en assurer.
Le lecteur
Il est vrai que l’on ne se marie pas seulement parce que l’on s’aime, mais pour s’aimer.
Napoléon
(se ressaisissant)
Ma position, mon œuvre ne me permettaient de toute façon pas de me laisser dominer par les sentiments.
Le lecteur
Au moins auriez-vous pu respecter les inclinaisons des autres ? Mais non, la raison d’État dominait tout. Était-il vraiment nécessaire de défaire le mariage de votre frère Jérôme avec Élisabeth Paterson pour le contraindre à épouser Catherine de Wurtemberg ? Pour que vous puissiez le faire devenir roi de Westphalie ?
Napoléon
Les membres de la famille impériale ne pouvaient se marier sans l’autorisation de l’empereur, sans mon aval.
Le lecteur
Le droit dynastique établi par vos soins vous laissait les mains libres d’agir à votre guise. Mais pas le droit canonique. Être dominé par la passion, c’était acceptable pour vous, mais pas pour les autres.
Napoléon
Comment cela ?
Le lecteur
Vous n’avez pas été freiné par la crainte de l’adultère quand vous avez voulu obtenir les faveurs de Marie Laczynska, la ravissante comtesse Walewska.
Napoléon
Ma fureur amoureuse était sincère.
Le lecteur
Elle n’en était pas moins criminelle. Vous étiez tous deux mariés.
Napoléon
J’ai emmené Marie à Paris où je l’ai dignement installée.
Le lecteur
(sarcastique)
Mais quand vous avez quitté Joséphine, Marie était enceinte de vous. Cela ne vous a pas empêché de vous jeter dans les bras de Marie-Louise. La comtesse Walewska est retournée donner naissance à votre fils chez son époux légitime. En rétablissant l’indépendance de la Pologne, avez-vous vraiment voulu rendre justice à ce pays ou seulement rémunérer Marie d’avoir cédé à vos assauts ?
Napoléon
(énervé, fougueux)
Pour qui me prenez-vous ? J’ai sacrifié Marie à l’Empire. Cela est vrai. Mais, en Pologne, je ne me suis pas comporté en conquérant mais en libérateur. Écartelée, dépecée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, j’ai rendu vie à la Pologne.
Le lecteur
C’est vrai. Et les lanciers polonais vous furent d’une fidélité sans faille (Il entonne, avec sérieux et respect, Les lanciers polonais, chant écrit en 1814) :
«Dans la froide Scandinavie
Du héros retentit le nom.
Soudain la Pologne asservie
Se lève pour Napoléon. »
Napoléon et le lecteur
(ensemble)
« Il avait brisé les entraves. De ce peuple ami des Français. Et la France, au rang de ses braves Compta les lanciers polonais. »
Napoléon
(seul)
«Et la France, au rang de ses braves Compta les lanciers polonais. »
(Après un temps, songeur)
Marie est venue me visiter au château de la Malmaison et à l’île d’Elbe, les deux fois avec le petit Alexandre. Savez-vous ce qu’ils sont devenus ?
Le lecteur
(pendant qu’il parle, Napoléon semble accablé)
Marie, veuve à vingt-sept ans, épousa en 1816 l’un de vos généraux d’Empire, le comte d’Ornano. Mais elle devait tragiquement mourir en couche, l’année suivante, à trente et un ans. Elle vous a aimé, sans aucun doute. Mais, pour justifier sa liaison avec vous, elle confia dans ses mémoires, que celle-ci avait d’abord été un sacrifice concédé pour son pays. Aussi, demanda-t-elle que son corps retrouvât sa terre natale, mais que son cœur reposât à Paris. Fidèle à la Pologne et à la France jusque dans la tombe. Quant au comte Alexandre Walewski, malgré sa bâtardise, il devint sénateur et même ministre sous le règne de votre neveu. Pas mal. Tout le monde savait qu’il était de votre sang.
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