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La Turquie, ce voisin encombrant que l’Europe est en train de voir glisser doucement mais sûrement hors de sa sphère d’influence
©REUTERS/Umit Bektas

Hors de portée

Les voyages diplomatiques du Premier ministre turc Binali Yildirim à Riyad en Arabie Saoudite et du président Erdogan au Soudan, au Tchad et en Tunisie semblent illustrer un tournant récent dans la diplomatie turque.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Les voyages diplomatiques du premier ministre turc Binali Yildirim à Riyad en Arabie Saoudite et du président Erdogan au Soudan, au Tchad et en Tunisie semblent illustrer un tournant récent dans la diplomatie turque. L'Europe est-elle en train de voir son encombrant voisin sortir doucement mais sûrement de sa sphère d'influence pour s'orienter vers une politique plus tournée vers le monde musulman ?

Cyrille Bret : La Turquie entretient avec l’Union européenne des relations qui sont difficiles depuis un certain temps. Il y a trois principaux motifs d’éloignements. Le premier concerne les réformes démocratiques et règles de l’état de droit en Turquie. Les réformes successives de la présidence Erdogan ont éloigné la Turquie des standards de l’Union européenne. Désormais la candidature turque à l’adhésion de l’UE n’est une priorité ni pour l’UE ni pour la Turquie.
Deuxième point de tension, la question des migrants. L’Union européenne a sous-traité à la Turquie une partie de la gestion des migrants et subventionné Ankara pour cela.
Le troisième motif est la crise syrienne. La Turquie s’est rapprochée de la Russie sur cette question, et s’oppose clairement à l’UE.
L’histoire de la diplomatie turque a oscillée entre plusieurs tendances. L’occidentalisme tout d’abord, notamment à la faveur de l’adhésion de la Turquie à l’OTAN dès les années 50. Le deuxième axe est le néo-ottomanisme c’est-à-dire la reconstruction d’une sphère d’influence sur les vestiges de l’ancien empire ottoman, et c’est cet axe qui est actuellement suivi. Et le troisième axe est la réunion des peuples turcophones. C’était une tendance qui a été particulièrement forte à la chute de l’URSS et à la suite de l’indépendance des républiques d’Asie centrale où les populations turcophones sont nombreuses. La situation actuelle est donc le retour à une tradition historique de la diplomatie turque, au dépens de l’UE.
Alexandre Del Valle : Je pense que certes, la Turquie d’Erdogan ne croit plus en son destin européen et ce depuis 2007-2008. Elle n’a en fait jamais vraiment cru qu’elle pouvait rentrer dans l’UE, pour une raison très simple qu’on oublie souvent : la Turquie sait parfaitement qu’elle ne remplit pas les conditions, notamment sur la question de Chypre qu’elle continue d’occuper. Avant même la dérive dictatoriale d’Erdogan, il faut bien comprendre que dès lors qu’elle refusait de reconnaitre Chypre, qui est membre de l’UE et dont elle occupe la moitié du territoire illégalement, elle ne pouvait prétendre à une adhésion.
La Turquie s’est donc exclue du processus européen. Elle a fait tout ce qu’il fallait pour ne pas être acceptée comme membre. A partir de ce constat, ce n’est pas pour autant qu’elle se tourne vers les autres pays aujourd’hui en particulier. Cette stratégie en-dehors de l’Europe a toujours été une constante depuis la fin de la guerre froide. On se souvient de la diplomatie panturque Turgut Özal . A son époque, la Turquie se tournait déjà vers l’Asie centrale. Erdogan a par la suite investi dans le panislamisme depuis les années 2000. Il a toujours prôné cette politique panturque et panislamique. Et cette tendance ne fait que se confirmer depuis que Erdogan a réussi à réislamiser son pays. Jusqu’en 2008, l’armée turque laïque tenait le pays. Le « complot » déjoué de l’armée de 2008 qui voulait renverser Erdogan avait déjà exclu grandement les militaires du pouvoir. Erdogan a pour sûr changé les rapports de force internes, et ce jusqu’au bout avec comme conclusion la purge de 2016. Il est aujourd’hui le patron de l’Etat profond et de l’armée. Il a les mains libres.
Il est donc moins tenu par la frange laïque qui l’obligeait à se tourner vers l’Occident
Le référendum dans lequel il parlait de « changement de civilisation » va dans ce sens. Il fait l’inverse d’Ataturk. Si on comprend cette politique interne et cette réislamisation de le’tat et de l’armée, on comprend ainsi mieux cette réorientation diplomatique. Cette stratégie panislamiste est cohérente et fonctionne : il tient parole, et cela lui fait gagner des voix au niveau national. Cela permet à la Turquie d’avoir un soft power religieux qui la met en position de force pour élargir son influence géopolitique et stratégique, ce qu’on appelle de la « profondeur stratégique ». Cette « profondeur stratégique » était d’ailleurs le titre d’un livre d’un des plus proches conseillers et ministres d’Erdogan, Ahmet Davutoglu. Tout cela était donc annoncé dès le départ.

La Turquie se positionne de plus en plus comme un concurrent à l'Arabie Saoudite dans le rôle de pays défenseur de l'Islam. Erdogan s'en est ainsi pris à MBS qui avait déclaré que le royaume devait devenir un "bastion" de "l'islam modéré". Le Président Turc a déclaré que l'Islam ne pouvait pas " être modéré ou non-modéré", et qu'il ne pouvait "être qu'un". Le rapprochement des puissances occidentales notamment européennes et de l'Arabie Saoudite risque-t-il de renforcer la Turquie d'Erdogan, nouveau défenseur des croyants contre l'Occident ?
Cyrille Bret : Là encore ce n’est pas nouveau. La Turquie sous l’ère ottomane a été le siège du califat. Et la présidence Erdogan est placée sous le signe de la réunification des musulmans sous l’égide ottomane. Erdogan se présente en cela comme la seule réussite d’un pouvoir à la fois moderne et musulman, c’est sa carte face à l’Arabie Saoudite.

Mustafa Efe, chef du Centre de Recherche Stratégique de l'Afrique, un institut basé à Ankara, a déclaré qu'il s'agissait aujourd'hui de "combler le gouffre" qui a séparé la Turquie des anciens pays de l'Empire Ottoman. Erdogan est aussi le leader politique qui a fait le plus de déplacements en Afrique cette année. Faut-il s'attendre pour la France à voir en la Turquie un concurrent potentiel dans sa sphère d'action et d'influence traditionnelle en Afrique ?

Cyrille Bret : Le néo-ottomanisme est un des mots d’ordre d’Erdogan et d’AKP depuis sa fondation et constitue la synthèse entre la fierté nationale turque et la prétention de pureté de l’Islam. Et il ne faut pas ignore que le business turc est aujourd’hui très présent en Afrique dans le BTP, la téléphonie et l’agroalimentaire. C’est un milieu extrêmement dynamique. Ces grands entrepreneurs sont très actifs et sont des soutiens notoires d’Erdogan. Cette tournée est donc une confirmation plus qu’une innovation. 

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