La Terreur, cette passion de l’extrême-gauche française qui prospère dans une complaisance généralisée <!-- --> | Atlantico.fr
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Le député de La France Insoumise François Ruffin prend la parole lors du débat sur le projet de loi sur la réforme du système de retraite à l'Assemblée nationale, le 6 février 2023.
Le député de La France Insoumise François Ruffin prend la parole lors du débat sur le projet de loi sur la réforme du système de retraite à l'Assemblée nationale, le 6 février 2023.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Exaltation « romantique » ou programme ?

Au terme d’une longue tirade contre la réforme des retraites, François Ruffin a cité Saint-Just en déclarant que « le bonheur est une idée neuve ici ». Sans que personne ne s’émeuve de la référence à l’une des figures les plus sanglantes de la Révolution française…

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Lors d'une prise de parole contre la réforme des retraites, François Ruffin a cité Saint-Just en déclarant que « le bonheur est une idée neuve ici ». Cette référence à Saint-Just n’aurait-elle pas dû susciter plus de réactions ?

Vincent Tournier : Il ne faut peut-être pas surinterpréter cette formule. La phrase « le bonheur est une idée neuve en Europe » fait partie des références classiques. Elle n’est d’ailleurs pas fausse : le droit au bonheur a effectivement été promu par les philosophes des Lumières et on le retrouve dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis.

Donc, rien ne dit que François Ruffin a voulu glorifier Saint-Just, dont il ne parle d’ailleurs pas dans son intervention, pas plus qu’il ne fait l’apologie de la violence révolutionnaire. Ce qui est plus troublant dans son discours, c’est plutôt de voir que sa définition du bonheur n’a rien de révolutionnaire : « Voilà le bonheur, celui de s’inscrire pour une rando ou de traverser la France à vélo ou encore de préparer un gâteau au chocolat. Voilà le bonheur, celui de prendre des cours de zumba ou d’emmener sa petite-fille à la gym ». Avec cette phrase, François Ruffin s’inscrit dans la vieille tradition du droit aux loisirs, mais il en propose une version étrangement minimaliste puisqu’il ne parle ni de l’accès à la culture, ni de l’engagement associatif, deux volets qui ont naguère été fortement mis en avant par la gauche pour justifier la baisse du temps de travail, par exemple lors des 35h.

Donc, François Ruffin est très loin du militantisme fanatique et violent. Il se livre au contraire à un plaidoyer pour une sorte de vie pépère et résignée, un conformisme petit-bourgeois assez individualiste qui ne menace pas le grand capital. Ce n’est pas une argumentation très puissante, mais il faut peut-être y voir la confirmation que la NUPES est dans une position délicate sur le plan doctrinal : pour justifier son opposition à la réforme des retraites, elle est contrainte de faire l’apologie de la situation actuelle, ce qui suppose d’être finalement assez conservateur.

A quel point l’extrême gauche est-elle coutumière de référence plus ou moins explicites à la période révolutionnaire et à la Terreur ?

La Révolution française représente un moment décisif pour la gauche révolutionnaire. De façon factuelle, c’est d’abord la Révolution qui marque son acte de naissance puisque l’extrême-gauche se caractérise, surtout après 1793, par la volonté de dépasser la révolution « bourgeoise », celle de 1789, en remplaçant l’égalité des droits par l’égalité dans les faits (ou l’égalité réelle). Par ailleurs, la Révolution donne du crédit à l’idée que la violence est légitime lorsqu’elle est mise au service de la bonne cause. La Révolution représente ainsi à la fois un moment fondateur et une source d’inspiration pour l’extrême-gauche. On peut cependant ajouter que, par contrecoup, cette situation a empêché l’émergence en France d’un courant authentiquement fasciste. En effet, à cause de la Révolution, la droite française s’est toujours défiée de la logique révolutionnaire, à laquelle elle est devenue fortement réfractaire, alors que le fascisme est justement un mouvement révolutionnaire, d’ailleurs en partie lié à la gauche.

Dans quelle mesure y a-t-il une forme de complaisance, politique et médiatique, à l’égard de ces références ? Comment l’expliquer ?

La Révolution représente un moment fondateur pour notre pays ; elle est vue comme l’instant de rupture qui sépare le passé et le présent. De ce fait, elle est pleinement intégrée dans le récit national, ce qui offre à la gauche révolutionnaire un véritable boulevard puisqu’elle n’a aucun effort à faire pour justifier la légitimité de la révolution et même d’une certaine violence : de fait, toute notre mémoire collective y concourt. Cette légitimation par l’histoire est l’une des raisons qui explique la force du courant révolutionnaire dans la vie politique française. Grâce à l’historiographie républicaine, la gauche révolutionnaire peut ainsi prétendre n’être qu’une variante possible de l’idéal révolutionnaire qui a instauré notre modernité, ce qui explique le regard compréhensif qui a longtemps entouré le PCF, perçu comme un héritier légitime de 1789. En tout cas, la mémoire de la Révolution frappe de discrédit les arguments du type : la révolution est illégitime ou la violence est condamnable. Ce courant révolutionnaire est cependant encadré. Notre culture nationale a su compenser l’exaltation de la violence politique par une valorisation de la retenue et de l’autocontrôle, ce qui fait que les mouvements radicaux basculent rarement vers la violence extrême.

Que nous disent ces références, intellectuellement et politiquement, de l’extrême gauche en général et de LFI et Jean-Luc Mélenchon en particulier ?

Une partie de la gauche cultive toujours l’idéal révolutionnaire. Elle a pour point de départ une insatisfaction sur l’état de la société, doublée d’une conception optimiste du progrès qui conçoit l’histoire comme une marche vers une amélioration des choses et des êtres. Cette conception ne saurait évidemment être considérée comme mauvaise en soi, mais elle a pour effet de dénigrer toute politique conservatrice et de considérer que toute résistance au changement est illégitime, voire doit être balayée par la force. Cette passion révolutionnaire pousse également à exagérer les critiques que l’on peut adresser au monde présent. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec le wokisme et le décolonialisme, qui sont les héritiers des mouvements marxistes de naguère, dont la caractéristique est de proposer une description apocalyptique de notre société.

Cette tradition révolutionnaire se heurte aujourd’hui à deux difficultés. La première est que, face au courant néolibéral qui entend incarner la modernité, et même la « révolution » (titre du livre d’Emmanuel Macron sorti en 2016), la gauche radicale se retrouve dans une position défensive : s’érigeant en protecteur des services publics et de la sécurité sociale, elle devient elle-même conservatrice, comme on le voit aujourd’hui sur la question des retraites. Cette contradiction est apparue en décembre 1995 et n’a cessé de s’amplifier depuis : non seulement elle contraint la gauche à assumer une posture conservatrice, ce qui est contradictoire avec son logiciel historique fondé sur le changement, mais elle amène la gauche à se retrouver sur la même ligne que le Rassemblement national.

La seconde difficulté concerne le rapprochement avec la mouvance islamique, rapprochement qui découle de l’ancien idéal tiers-mondiste et décolonialiste de la gauche. Le problème est que ces deux mouvements, en plus de leurs divergences sur la religion, ont une vision totalement opposée du sens de l’histoire : alors que la gauche radicale pense que le progrès est à venir, la mouvance islamique propose de s’inspirer d’un idéal de société qui se trouve loin dans le passé. Un tel attelage ne peut que provoquer des tensions et des contradictions, dont on voit mal comment elles pourront être résolues autrement que par la prise de contrôle de l’une des deux forces sur l’autre. Or, il n’est pas certain que la dynamique sociologique joue en faveur de la gauche radicale.

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