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La téléréalité en procès : tous danseurs ou le bal des hypocrites
©Capture d'écran Youtube

L’hôpital qui se moque de la charité

Après une journée placée sous le signe de l'émotion à la suite du crash des deux hélicoptères qui transportaient une partie des participants de l'émission "Dropped", les polémiques ont commencé à fuser. Ceux-là mêmes qui la regardent habituellement se sont transformés en pourfendeurs de la téléréalité.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Comme on pouvait s'y attendre, à l'émotion du premier jour ont succédé les polémiques : procès de la téléréalité et de ses dérives, interview du présentateur de Dropped Louis Bodin devant la carcasse de l'un des hélicoptères, témoignages des uns et des autres sur les conditions dans lesquelles sont organisées ces émissions… Cependant si le public ne s'intéressait pas à la téléréalité, cette dernière n'existerait pas : peut-on dans ce cas parler d'hypocrisie ?

Gilles Lipovetsky : Dans nos sociétés contemporaines marquées par une forte spirale d'individualisation, on rencontre la volonté des individus d'exprimer qu'ils ont un sens critique, une capacité de distance vis-à-vis de choses dans lesquelles ils ne sont considérés que comme des consommateurs. Il y a d'un côté une logique consumériste dans laquelle les gens sont considérés comme passifs, se contentant d'absorber une chose produite en dehors d'eux, et de l'autre, une logique d'individualisation dans laquelle les personnes se considèrent comme responsables de ce qu'ils sont, capables de juger par eux-mêmes. Dans le cas de la téléréalité, les critiques qui sont fréquemment lancées traduisent la volonté de montrer que l'on n'est pas seulement un consommateur, et que l'on a aussi la capacité d'avoir une opinion personnelle.

C'est une manière de s'auto-justifier du fait qu'on est consommateur devant des jeux qui ne sont pas très élevés culturellement parlant. Au fond, les gens veulent montrer que même s'ils consomment des spectacles dont l'intérêt profond n'est pas évident, ils restent attachés à un certain nombre de principes.

S'il tient à montrer sa capacité de jugement, pourquoi alors le public s'intéresse-t-il aux émissions de téléréalité ? Est-ce une manière de se dédouaner de l'intérêt porté à des divertissements peu intellectuels ?

Gilles Lipovetsky : Dans tous ces jeux, on retrouve une logique démocratique qui fait que même les individus qui ne sont pas des stars sont susceptibles de nous intéresser. Elles nous intéressent parce que leur personnalité est mise en avant, ce qui rejoint la question de l'individualisation. Aujourd'hui on s'intéresse moins aux experts, aux choses générales, qu'à ce que les gens vivent à leur petit niveau, quelle que soit la profondeur de ce qu'ils disent. C'est une dynamique profonde de notre monde contemporaine : l'intérêt envers les personnes, leur vécu. Cela s'applique même aux politiques : de Gaulle ne parlait pas de sa vie privée, alors qu'aujourd'hui on ne s'en prive pas. Tout se passe comme si les principes trop éloignés de l'individu suscitaient un moindre intérêt. En témoigne la multiplication des autobiographies, alors qu'avant on ne s'intéressait qu'aux grandes figures, à ce qui méritait d'être dit. Aujourd'hui tout mérite d'être dit. Le propos le plus banal, voire débile, est commenté. Le public peut s'identifier aux personnes qu'il voit à l'écran. C'est comme se voir soi-même.

Dans quelle mesure l'intérêt pour ces émissions s'explique-t-il par l'ennui et le vide qui caractérisent en partie notre société de consommation ?

Gilles Lipovetsky : L'ennui est un facteur d'aggravation, cependant je privilégierais davantage la passion de la nouveauté dans notre société moderne. Tout s'use, il faut sans-cesse de nouveaux jeux. Baudelaire disait lui-même que la curiosité est une passion fatale de l'homme moderne. Pourquoi a-t-on besoin de la nouveauté ? Parce qu'il y a l'ennui, certes, mais aussi parce qu'il n'y a plus de tradition.

Pourquoi est-on passé de la tradition à la culture de la nouveauté permanente ?

Gilles Lipovetsky : Les technologies et la démocratie ont bouleversé les conditions d'existence des individus. Pendant presque 40 000 les sociétés se sont organisées sur la base de la tradition, c’est-à-dire sur la répétition du passé. Le modèle des ancêtres est répété, et lorsqu'il évolue, les changements ne sont pas perceptibles à l'échelle d'une vie, qu'il s'agisse des vêtements, des danses, des formes politiques, des manières de s'alimenter, de plaisanter, de jouer… Tout était réglé par l'ordre strict des traditions. Cela a "déraillé" lorsque la révolution technique s'est produite, et que l'on est passé de sociétés fondées sur le sacré à des sociétés démocratiques. L'idéologie est très importante aussi : avant l'individualisation, les gens n'avaient pas la légitimité pour organiser leur propre vie. La modernité, c'est la destruction de l'ordre de la tradition. Et quand il n'y a plus de tradition pour organiser la vie, eh bien on est guidé par le "toujours nouveau".

On constate en outre que les concepts sont toujours plus poussés, au point que Loft Story, qui avait beaucoup fait polémiquer à son arrivée en France, serait considérée comme plutôt "gentille" aujourd'hui. Pourquoi ce besoin d'aller vers le "toujours plus trash" ?

Gilles Lipovetsky : Cette fuite en avant est guidée par le besoin de nouveauté permanent. Il faut aussi prendre en compte le fait qu'aujourd'hui la télévision n'est plus celle de 1950, qui était unique, et remplissait une mission de service public. Si on rattache tout à des facteurs individuels, on occulte la part qui revient à ceux qui fournissent l'offre. Les producteurs sont en compétition, ils doivent capter l'audience. Nous nous trouvons dans une logique de marché : il faut faire de l'inédit, donc pousser le bouchon un peu plus loin à chaque fois. Sinon c'est la répétition, et donc l'ennui. Aujourd'hui on ne supporte plus d'entendre la même musique, contrairement aux époques plus anciennes, où l'on ne voyait pas de problème à entendre toujours la même chose.

Cette fuite en avant se retrouve-t-elle ailleurs dans notre société ?

Gilles Lipovetsky : Bien entendu. Le cinéma va toujours plus loin, le sport est toujours plus extrême, les expositions aussi : on va jusqu'à exposer des matières fécales... Nous nous trouvons dans une logique hyperbolique.

On constate aussi un phénomène de spectacularisation toujours plus poussé dans les vidéos d'exécutions diffusée par l'Etat islamique. Sans aller jusqu'à mettre les sociétés de production et les islamistes sur un même plan, dans quelle mesure peut-on dire que les deux choses sont sous-tendues par une logique du "toujours plus loin" ?

Gilles Lipovetsky : L'un obéit à une logique commerciale, l'autre se conforme à une logique politico-religieuse. Nous nous trouvons dans une société consumériste, mais pas que : nous avons encore des principes éthiques auxquels les extrêmes viennent se heurter. Il faut aussi faire la distinction entre l'Entertainment et la réalité : quand on égorge des gens devant une caméra, on ne parle plus de jeu. La mise en scène n'est pas nouvelle, Hitler en faisait de même. Malgré tout, dans nos démocraties un cran d'arrêt est posé, que l'on voit dans les rédactions, qui s'interrogent sur ce qu'il faut montrer et ce qu'il ne faut pas mettre en avant.

Cela n'empêche pas les concepteurs des vidéos d'exécutions d'aller toujours plus loin dans la mise en scène de l'horreur, et d'avoir un public sur internet…

Gilles Lipovetsky : Il existe une esthétique de l'horreur et une attraction pour le mal. Dans une société post traditionnelle on peut tout trouver. Mais ne faisons pas tout basculer dans une logique consumériste, car face à un certain type d'image, il y a l'indignation morale. Cela signifie que l'hyper individualisation ne se caractérise pas par l'effondrement de tous les repères et par la victoire du nihilisme total.

Les émetteurs de ces vidéos se retrouvent à devoir choquer toujours plus l'opinion. L'EI cherche à frapper d'horreur les opinions publiques, et à recruter. Ce n'est donc pas le même but que la télévision mainstream. Des personnes peuvent être amenées à regarder ces vidéos à cause d'un certain attrait pour la morbidité, mais qui ne se traduit pas par une adhésion. C'est comme lorsque l'on voit un film d'horreur, on cherche le frisson, mais on n'adhère pas au contenu. Les images de catastrophes obéissent elles aussi à une logique ambiguë : les téléspectateurs ont peur, et en même temps ils jouissent de leur sécurité au moment où ils regardent. Lucrèce disait déjà qu'il y a un certain bonheur à avoir les pieds sur la terre ferme et de voir le bateau couler au large. on jouit de ce que les autres ont perdu. Les motivations sont nombreuses, obscures, interdépendantes… on ne peut pas donner d'explication trop simpliste. 

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