"La tache" de Philip Roth, cette préfiguration des dérives woke<!-- --> | Atlantico.fr
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Philip Roth lors de la remise de la médaille nationale des sciences humaines de la part du Président Obama en 2011.
Philip Roth lors de la remise de la médaille nationale des sciences humaines de la part du Président Obama en 2011.
©AFP / JIM WATSON

Wokisme

Le livre de Philip Roth marque par sa dimension visionnaire sur les problématiques contemporaines, l'exacerbation des tribalismes, la guerre des sexes et le dévoiement des idéaux de gauche.

Michaël Parent

Michaël Parent

Michaël Parent est enseignant. Il donne des cours de français et de philosophie. 

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Dans La tache de Philip Roth, l'écrivain campe Colman Silk venu trouver Zukerman pour écrire son histoire. La clairvoyance et la lucidité de l'auteur profile les années à venir avec pour toile de fond l'affaire Lewinsky. Des accusations à charge, des tribunaux populaires staliniens où l'opprobre des bien-pensants est systémique. Quand Silk est injustement accusé de racisme, le professeur de lettres classiques préfère démissionner plutôt que de s'expliquer pour s'innocenter. La tache indélébile figure cette inversion de la pureté idéologique, où les idéaux que nous avons brandis hauts et forts, nous hommes de gauche, se retournent pour faire émerger un racisme inversé, et une violence territoriale drapée dans le voile de l'oppression systématique.

Que faire alors, lorsque la tolérance nivelle en intolérance, lorsque la doxa entraîne dans son treuil opioïde les masses engluées dans une grégarité aveugle? La tache marque par sa dimension visionnaire, les problématiques contemporaines, l'exacerbation des tribalismes, la guerre des sexes, bref le dévoiement des idéaux de gauche si légitimes au départ. Dans une époque troublée par un puritanisme mortifère où hommes et femmes signeront bientôt une décharge pour avoir une relation sexuelle, comment ne pas y voir une bombe à fragmentations multiples ?

Ulcéré par le politiquement correct, Roth épingle la tache, symbole véniel d’une Amérique dont le puritanisme pathologique fait écho à la relation adultérine de Bill Clinton et Monica Lewinsky. La tâche croque la souillure invisible qui demeure quoiqu’il arrive, ostensiblement prégnante, à la vue de tous, à la pâture de tous ces américains bigots, plus scrupuleux de jeter l’opprobre en masse au coupable tout désigné qu’à faire leur examen de conscience. La presse à scandale fonctionne comme un buldozer prêt à annihiler toute carrière et tout désir de s’élever dans son parcours social et professionnel et la transparence, car c’est là le véritable enjeu du roman, n’est pas la vérité. Car mélanger la vie privée et la vie publique participe au bout des choses, à instaurer une police des mœurs, un régime autoritaire, voire totalitaire.

Alors, Colman Silk devient la mouche engluée dans la plante carnivore, ce carnassier végétal symbolisant à merveille un système médiatique, universitaire, qui ne fait pas dans les détails. C’est tout malgré lui qu’il devient par une splendide mise en abyme, le héros de la tragédie grecque qu’il avait coutume d’enseigner à ses élèves, le fatum inexorable s’abattra sur lui, lorsqu’il aura prononcé ce mot malheureux et ambivalent signifiant tantôt « zombie » ou « fantôme », tantôt « bamboula » quand lui avait recouru au signifiant « spectres » pour désigner les élèves périodiquement absents de ses cours. Colman se retrouve seul, injustement accusé de racisme, aucun collègue ne lui apportera son soutient, pas même de celui qui lui doit sa carrière. La chasse aux sorcières peut commencer.

Outre la mise à mort de l’érudit, Philip Roth montre avec La tache la décrépitude d’un enseignement au rabais, la mise en cause systémique des enseignants car ce n’est plus comme jadis, la méthode qui est à revoir, mais la discipline, la matière même, les critères et fondamentaux qui sont ringardisés, et tombent dans la désuétude de ce qui préfigure la cancel culture. L’enseignement n’est plus crédible car ce n’est plus « savoir faire savoir » qui est en jeu, mais le Savoir lui même, la matière organique et quasi charnelle, la glaise d’un patrimoine intellectuel qui s’égratigne sous nos yeux avec notre consentement imbécile. Qu’en est-il de l’enseignant dans ce cas ? Illégitimité totale, si la substance de son art tombe en déliquescence, il périclite également en tant que consubstance et Colman n’a plus qu’à tirer sa révérence, éliminant le bon grain pour l’ivraie parce que l’école devient la scholè, non pas le loisir des grecs qui civilisait, plutôt le divertissement imbécile, celui de la télé-réalité et des doubles tranchants puritains et pornographiques qui l’amène à raser les murs quant à un hypothétique chantage au viol provenant de lettres anonymes.

Tachée par la semence du « mâle blanc alpha » la robe de Lewinsky marque une volonté de montrer du doigt le scandale pour entraîner l’opinion public en direction du ragot, car n’oublions jamais que cette tare là, pour la moins glorieuse de toutes, nous vient de nos ancêtres arboricoles n’ayant toujours pas embrayé le langage conscientisé. Ironie tragique, Colman Silk s’avère être un homme noir né blanc, mais en dépit de l’ingratitude ambiante généralisée, il taira cet élément essentiel qui aurait pu le laver de tout soupçon.

Philip Roth signe avec virtuosité une oeuvre magistrale préfigurant les fantaisies woke censées nous réveiller qui ne font que nous endormir.

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