La Russie (re)teste ses armes nucléaires : mais au fait, que prévoient les scénarios stratégiques occidentaux en cas de guerre atomique ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Un lanceur de missile balistique intercontinental russe défile sur la Place Rouge lors de la répétition générale du défilé militaire du Jour de la Victoire, le 7 mai 2022.
Un lanceur de missile balistique intercontinental russe défile sur la Place Rouge lors de la répétition générale du défilé militaire du Jour de la Victoire, le 7 mai 2022.
©KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

Menace nucléaire

Alors que le spectre d'une menace nucléaire est régulièrement agité par Vladimir Poutine dans le cadre de la guerre en Ukraine, que prévoient les scénarios stratégiques occidentaux en cas de guerre atomique ?

Benoît Pelopidas

Benoît Pelopidas

Benoît Pelopidas, auteur de Repenser les choix nucléaires aux Presses de Sciences Po (2022), est associate professor à Sciences Po (CERI), chercheur associé à l’Université Stanford et lauréat d’un financement quinquennal du Conseil Européen de la Recherche (ERC) sur les choix nucléaires. Il a fondé le premier programme de recherche sur les questions nucléaires en France qui soit indépendant et transparent sur ses sources de financements et qui évite le conflit d’intérêts en n’acceptant des financements que sur la base de l’évaluation académique des mérites de la recherche conduite.

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Atlantico : La rhétorique de Vladimir Poutine fait régulièrement mention de l’utilisation de l’arme nucléaire. A la télévision russe sont même diffusées des infographies sur le temps que mettraient les missiles à atteindre Paris, Berlin ou Londres. Dans le très hypothétique cas où cela arriverait, avons-nous des scénarios stratégiques clairs sur la suite des évènements ?  

Benoît Pelopidas : L’essentiel est simple mais difficile à accepter : nous sommes en situation de vulnérabilité totale face à une attaque nucléaire délibérée ou accidentelle. Nous ne disposons pas d’abris antiatomiques ou d'une défense anti-missiles susceptibles de fournir une protection efficace. Dès novembre 1954, on lisait dans la revue Protection Civile que quinze bombes thermonucléaires seraient suffisantes pour « détruire » la France. En cas d’escalade, les armes nucléaires françaises deviennent des cibles prioritaires pour limiter les dommages qu’elles pourraient causer.  Aujourd’hui, la Russie dispose d’environ 6000 têtes nucléaires, dont 1500 en attente de démantèlement soit 4500 têtes nucléaires. Cela serait plus que nécessaire pour anéantir le pays même si les armes russes ont bien d’autres cibles. 

Nous assistons aujourd’hui à une continuation de la dynamique historique d’accélération des vecteurs qui doivent délivrer les armes nucléaires vers leurs cibles. Avec le passage des bombardiers aux missiles intercontinentaux au début des années 1960, la vitesse de ces vecteurs a été multipliée par vingt et le temps pour atteindre la cible est devenu inférieur à une heure. Avec les missiles hypervéloces ou hypersoniques que la Russie, les Etats-Unis et la Chine développent, c’est cette accélération qui continue et qui nous rappelle notre situation de vulnérabilité nucléaire. 

Quelle riposte militaire est prévue en cas de tir de missiles nucléaires ? Est-ce nécessairement une riposte nucléaire ? Y a-t-il des paliers avant cela ?

La stratégie française est basée sur la dissuasion. Or, nous imaginons ici un scénario où cette dissuasion a déjà échoué puisque l’ennemi a attaqué avec des armes nucléaires, soit exactement ce que la stratégie nationale visait à éviter. Au moment de la détection de cette attaque, qui affecterait évidemment les « intérêts vitaux de la nation », il revient au chef de l’Etat de décider s’il souhaite recourir à l’arsenal nucléaire national.  

Si la France était épargnée et que des alliés étaient attaqués, la doctrine nucléaire nationale prévoit que le chef de l’Etat va devoir décider les questions suivantes : cette attaque porte-t-elle atteinte aux « intérêts vitaux de la nation » ? L’emploi d’armes nucléaires est-il une réponse pertinente?

Les procédures enclenchées pour les civils sont-elles connues ?

Il faut comprendre que la stratégie développée en France n’est pas la même qu’en Suisse ou en Suède. En Suisse par exemple, il a été décidé de créer suffisamment d’abris antiatomiques pour protéger l’ensemble de la population. En Suède, une grande partie de la population serait également protégée. En France, la stratégie consiste à protéger la chaîne de commandement de façon qu'une riposte reste possible. C’est la raison pour laquelle je répète que la stratégie de dissuasion n’est pas une protection mais un pari sur la vulnérabilité comme condition supposée de la sécurité qui nous laisse à la merci de l’accident technologique et de l’ennemi qui ne serait pas effrayé par la menace de riposte ou que cette menace déterminerait à attaquer. Il n’y a aucune infrastructure pour protéger les populations face à une attaque nucléaire. Les spécialistes ont compris que les bunkers ne seraient efficaces que pour se protéger d’un petit nombre d’explosions. À partir du moment où le pays subit une attaque massive, la préservation de la qualité de l’air dans l’abri, des réserves d’eau et de nourriture devient un problème fondamental, invalide la capacité protectrice des abris et nous ramène une fois encore à la vulnérabilité première. 

Alors que la question est souvent évoquée dans l’actualité, sommes-nous dans une situation où l’escalade nucléaire est possible ? 

Nous avons tous envie de croire qu’une escalade nucléaire n’est pas possible. Et il est raisonnable de penser que le chef d’Etat russe utilise la menace nucléaire dans l’espoir de dissuader les occidentaux de s’impliquer davantage dans le conflit du côté des Ukrainiens. 

Mais comme je le démontre en détail dans l’ouvrage Repenser les choix nucléaires, même si la rhétorique de la dissuasion comme protection contribue à perpétuer une illusion d’impossibilité de la catastrophe, une telle escalade demeure tout à fait possible. 

Plus précisément, il serait faux de croire que l’emploi d’armes nucléaires est impossible, pour au moins trois raisons :

D’abord, souvenons-nous que des bureaucraties entières le planifient dans tous les Etats dotés. Cela fait partie des exigences de la quête de crédibilité de la dissuasion nucléaire. 

Ensuite, pour en venir au contexte russe, il existe des documents militaires russes qui prévoient qu’en cas de guerre régionale où la Russie serait mise en difficulté, utiliser une arme nucléaire est envisageable dans l’espoir de mettre fin à la guerre. Sur ce point, la similitude entre les conditions dans lesquelles l’emploi d’armes nucléaires russes est considéré dans un document publié en juin 2020 intitulé « principes fondamentaux de la politique de l’État sur la dissuasion nucléaire », rendu public, et les motifs de l’invasion invoqués dans le discours de Vladimir Poutine le 23 février, ouvre une possibilité d’emploi d’armes nucléaires tactiques. Dans le document de juin 2020, il y a une section qui explicite les conditions dans lesquelles la Russie utiliserait une ou des armes nucléaires. Elle inclut une guerre conventionnelle qui menace « l’existence même de l’État ». Et c’est en ces mêmes termes que Vladimir Poutine a défini la menace à laquelle il dit faire face en annonçant l’invasion de l’Ukraine le 23 février. Quel explosif serait utilisé n’est pas clair, ou si ce serait une simple démonstration ou pas non plus, mais supposer d’emblée que ce n’est que de la gesticulation et supposer l’impossibilité d’un tel événement, c’est indûment optimiste.

Enfin, une escalade accidentelle ou suite à une erreur de perception n’est pas impossible. 

Il est donc important de sortir de l’incrédulité généralisée face à la possibilité d’une catastrophe nucléaire, exacerbée par l’illusion que la population serait protégée et par la culture populaire post-guerre froide. Cette protection n’existe absolument pas, au moins depuis les années 1960. 

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