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De nombreux analystes comparent la situation actuelle en Russie avec 1917, suite à la mobilisation partielle annoncée par Vladimir Poutine.
De nombreux analystes comparent la situation actuelle en Russie avec 1917, suite à la mobilisation partielle annoncée par Vladimir Poutine.
©Kirill KUDRYAVTSEV / POOL / AFP

Tic tac, tic tac…

Vladimir Poutine a annoncé une mobilisation partielle de 300.000 Russes et envisagerait de l'étendre à un million de soldats. La population pourrait-elle se rebeller face à cette situation ?

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Atlantico : Alors que Vladimir Poutine a annoncé une mobilisation partielle de 300 000 Russes, certaines données semblent indiquer qu’il pourrait préparer une mobilisation d’un million de soldats, en trois vagues. La population russe pourrait-elle se rebeller face à une mobilisation aussi massive ?

Françoise Thom : L'histoire enseigne que sous la façade imposante du régime autocratique le chaos n’est jamais loin en Russie. Nous avons vu en Ukraine deux aspects de l’État russe, toujours sous-estimés à l’étranger : son penchant vers le simulacre, la poudre-aux-yeux si l’on veut, et l’anarchie sous-jacente que recouvre  le maillage bureaucratique. Le fameux 3e corps d’armée de réserve rassemblé cet été à grand fracas s’est avéré une création Potemkine. De nombreux armements « sans analogue dans le monde » vantés par Poutine n’existent en nombre suffisant que pour les défilés sur la Place Rouge. Quant à la traditionnelle pétaudière russe, elle s’est cruellement manifestée en mars 2022, dans les interminables files de camions en panne faute de combustible et de pneus. On voit déjà aujourd’hui l’indescriptible chaos provoqué par la première vague de mobilisation, organisée sur le modèle de la grande terreur stalinienne de 1937 : le ministère de la Défense fixe des quotas aux autorités locales, celles-ci font du zèle pour se faire bien voir en haut lieu et se livrent à une véritable chasse à l’homme où n’importe quel individu âgé de moins de 60 ans peut être raflé. Les sondages confidentiels qui fuitent montrent que la popularité de Poutine est en chute libre.

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De nombreux analystes comparent la situation actuelle avec 1917. Quelles sont les similitudes entre les deux situations ? Jusqu’où la comparaison fonctionne-t-elle ?

Pour un régime fragilisé par une longue crise larvée une mobilisation de masse constitue toujours un danger. C’était vrai pour la Russie en 1914, cela l’est tout autant aujourd’hui. Dans les deux cas l’État s’avère incapable d’organiser l’effort de guerre. Dès l’automne 1914, la guerre révèle l’incurie du régime, la faiblesse des réserves en hommes entraînés, celle de l’encadrement : en 3 mois les officiers de carrière ont été décimés. A cela s’ajoute la médiocrité du haut commandement, car la promotion se fait selon le critère de la dévotion au tsar. A la fin 1914 les stocks militaires sont déjà épuisés. Le manque de munitions annule les victoires initiales. A partir des défaites de 1915, la société prend la relève et organise l’effort de guerre. Mais le tsar se méfie de ces initiatives émanant de la noblesse et de la bourgeoisie. On aboutit à une paralysie du pouvoir. Le 5 septembre 1915 Nicolas II prend le commandement des armées. En 1915 la société s'organisait pour aider le front, en 1916 c'est l'arrière qu'il faut organiser. A partir de novembre 1916 l’inflation, les grèves, les difficultés d’approvisionnement mettent un comble aux tensions. Milioukov, le chef du parti cadet (libéral),accuse le gouvernement dans un discours à la Douma qui est un véritable brûlot : "Qu'y-a-t-il là? Stupidité ou trahison?" On soupçonne la tsarine et ses favoris d’être de mèche avec l’Allemagne. La droite nationaliste rejoint l'opposition libérale. Le front commence à se déliter. En janvier 1917 il y avait déjà plus d'un million de déserteurs. 

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Les similarités de la situation d’aujourd’hui avec celle de 1916-7 sont frappantes : même promotion de médiocres politiquement conformistes au commandement militaire, même sous-encadrement de l’armée, même prétention de Poutine à diriger personnellement les opérations, même incapacité de la bureaucratie à organiser l’effort de guerre. On voit aussi converger ces derniers temps la critique des « turbo-patriotes » et celle des libéraux dans la dénonciation virulente du régime de Poutine, également soupçonné de haute trahison depuis la contre-offensive ukrainienne de Kharkov et l’échange des prisonniers du régiment Azov. La corruption d’aujourd’hui dépasse de loin celle de l’époque tsariste. On évoque les casques qu’un coup de poing suffit à écraser, les blindages doublés de billes de plastique dans les chars, les rations des soldats vendues par leurs officiers sur le marché noir. Dans un système comme le système poutinien où les inégalités sont criantes on peut s’attendre à ce que le brassage de la population entraîné par la mobilisation mène à une fermentation révolutionnaire : déjà on s’indigne dans les chaumières de ce que les fils des privilégiés échappent au service militaire, on gronde contre les profiteurs de l’arrière qui s’enrichissent scandaleusement. Mais ne l’oublions pas, la société russe d’aujourd’hui est infinimentmoins organisée, moins différenciée politiquementque la société russe à la fin de l’époque tsariste.

Il existe en outre une différence de taille : Poutine est animé d’un projet révolutionnaire, la destruction de l’ordre libéral mondial, qu’il a hérité du bolchevisme. Ce substrat idéologiquedonne à son régime une capacité de résistance et, pour l’instant, de subjugation des masses dont le régime tsariste à bout de course était dépourvu. 

A la suite de la mobilisation annoncée par Poutine, le développement de la situation pourrait-il mener à la même évolution qu’en 1917 et au même dénouement ? Quels sont les scénarios d’évolution de la situation actuelle ? 

Si l’armée russe est battue le régime de Poutine est condamné. La situation économique ne fera que s’aggraver : les sanctions et l’exode des élites conjugueront leurs effets. On assistera à des désertions de masse, l’ordre public s’effondrera devant cette soldatesque famélique déferlante dans laquelle les multirécidivistes sont nombreux. Les provinces saignées à blanc se révolteront contre la capitale.

En revanche si l’armée russe peut reprendre son avance dans le territoire ukrainien, ou si Poutine réussit à forcer les Occidentaux par son chantage nucléaire à faire accepterà l’Ukraine une capitulation humiliante, le chauvinisme russe toujours prêt à renaître reprendra le dessus et l’emprise de Poutine ou de ses épigonessur la Russie sera renforcée. 

C’est pourquoi nous devons sans tarder augmenter notre aide à l’Ukraine si nous voulons dissiper le cauchemar qui pèse sur l’Europe. La Russie a toujours fait des réformes après les défaites militaires. Une déroute face à l’Ukraine ferait avancer la dépoutinisation à pas de géant, dans l’intérêt de tous, y compris des Russes eux-mêmes. Il ne faut pas oublier que l’armée russe, qui nous paraissait si formidable, a montré des carences inattendues. L’augmentation massive des effectifs est un réflexe très soviétique. La faiblesse essentielle de l’armée russe tient à la nature du régime dont elle est l’émanation. Les officiers sont incapables d’initiative et exécutent les ordres les plus militairement ineptes émanant du Kremlin. L’armée ukrainienne est celle d’un pays libre, elle combat intelligemment. C’est pour cette raison que Poutine rêve de raser l’Ukraine et d’imposer à cette nation rebelle le sort lamentable des soi-disant républiques populaires du Donestk et de Lougansk.

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