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La rencontre entre le christianisme et la culture moderne peut se révéler profitable pour les deux, si l’un et l’autre renoncent au fantasme de la toute-puissance
©Reuters

Bonnes feuilles

Philippe d'Iribarne étudie la situation du christianisme dans les sociétés occidentales aujourd'hui. Partant de l’apparente inadéquation entre les deux, le chercheur défend la thèse, qui peut paraître initialement paradoxale, d’une complémentarité bénéfique entre les chrétiens et le projet moderne. Extrait de "Chrétien et moderne", de Philippe d'Iribarne, aux éditions Gallimard 2/2

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel).

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

 

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Quand les chrétiens tentent de se situer dans la modernité, ils rencontrent en elle son mélange de volonté de lucidité et de fantasme de toute-puissance. Or ces deux tendances s’inscrivent de manières opposées dans leur univers. La volonté de lucidité est en harmonie avec les enseignements du Christ. En la mettant à l’honneur, la modernité incite le monde chrétien à être plus fidèle à ses sources qu’il ne l’a souvent été. Par contre, le fantasme de toute-puissance fait écho à la promesse du tentateur : « vous serez comme des dieux » (Gen 3 5). Il est au cœur des tentations que Jésus a rejetées quand Satan l’a incité successivement à changer les pierres en pain, à se jeter dans le vide du haut du sommet du Temple, et à devenir le maître de la terre (Mt 4 1-11). 

Selon les circonstances, le projet émancipateur de la modernité, avec les valeurs de liberté et d’égalité dont il est porteur, se mêle, à des degrés extrêmement divers, d’un côté à une lucidité par rapport aux errements du monde traditionnel et de l’autre à un fantasme de toute-puissance.

Il est des cas qui paraissent nets dans un sens ou dans l’autre. La désacralisation moderne des puissants, le rejet des superstitions associées à la sorcellerie, la dénonciation de l’esclavage, s’ancrent à coup sûr dans une démarche de lucidité à l’égard du caractère oppressif des formes d’ordre traditionnelles. À l’opposé, le refus de voir tout ce qu’une fraternité vécue et le respect des plus faibles exigent d’humilité profonde, le projet d’asseoir le bonheur de l’humanité sur l’accumulation sans fin des richesses relèvent à coup sûr du fantasme de toute-puissance. Quand les choses sont ainsi claires, il n’est pas difficile de savoir dans quel sens une perspective chrétienne incite à pencher, soit pour s’associer aux combats émancipateurs de la modernité, soit pour s’opposer à ses délires.

Mais il est bien des points douteux où il est difficile de faire la part entre la lucidité par rapport à l’ordre traditionnel et le fantasme de toute-puissance alimentant le rêve d’un ordre nouveau. Les chrétiens ont alors matière à hésiter et à choisir des options divergentes, dont aucune ne peut se présenter comme relevant à l’évidence d’une « position chrétienne ». Par exemple, pour prendre un sujet brûlant, jusqu’à quel point la place actuelle des femmes dans l’Église catholique relève-t-elle de résidus d’un ordre patriarcal qu’il est légitime de dénoncer ? Et dans quelle mesure cette dénonciation est-elle elle-même une expression du déni de la condition humaine propre aux théories postmodernes du « genre » ? Ou encore, dans quelle mesure la volonté de répandre sans tarder la démocratie là où elle a du mal à prendre corps relève-t-elle d’une confiance justifiée dans la capacité des sociétés concernées à évoluer ? Et dans quelle mesure relève-t-elle au contraire d’un déni de réalité ? Comment, aussi, concilier au mieux le désir de faire bénéficier l’ensemble de l’humanité des bienfaits du progrès scientifique et technique et la volonté de respecter la planète ? Bien des options sont ouvertes quand seul un bien relatif (ou un moindre mal) est accessible ; par exemple quand, dans l’état actuel de l’humanité, les sociétés ouvertes à la diversité sont peu solidaires et les sociétés fortement solidaires sont peu tolérantes. Il y a alors largement matière, entre chrétiens comme entre tous les hommes de bonne volonté, à des débats que l’on peut espérer empreints de respect mutuel.

Pour nécessaire qu’il soit, ce discernement politique ne doit pas faire oublier au monde chrétien que sa contribution majeure à l’avènement d’une humanité plus fraternelle se situe sur un autre terrain ; qu’elle relève d’une manière d’habiter la condition humaine : ne pas se laisser fasciner par ce qui brille, prêter attention à ceux qui n’ont rien d’attirant, vouloir du bien à ceux qui se comportent en ennemis sans attendre qu’ils deviennent amis, ne pas se désespérer quand on trébuche car « Dieu est plus grand que notre cœur ». 

Que dire aussi à ceux qui mettent avant tout leur foi dans le projet moderne ? Que, dans leur propre perspective, une démarche de discernement s’impose d’autant plus, de nos jours, que ce projet est en crise ; que ce n’est pas par hasard si, au sein des pays qui sont en pointe dans sa mise en œuvre, la société se heurte à des problèmes inextricables, les forces politiques de tous bords ont largement perdu leur crédit et les fondamentalismes, de la religion et de la nation, occupent le devant de la scène. Si l’on veut éviter que la perte des acquis de la modernité accompagne le rejet de ses errements, il est temps de se déprendre des illusions associées au fantasme de toute-puissance. Nulle part le corps social, avec ses enracinements culturels et religieux, n’est prêt à se laisser radicalement reformater par les idéaux du corps politique. Il est bon, certes, de rendre hommage aux valeurs républicaines et de les célébrer dans des rituels festifs ou conjuratoires. Mais cela ne dispense pas de prêter attention au monde vécu, à ce qu’y éprouvent les humains quand ils ne sont pas vêtus du costume de cérémonie du citoyen mais se rencontrent au quotidien en tant qu’êtres de chair et d’os, héritiers d’une histoire singulière, occupant une position sociale particulière, souvent désarmés face à un monde incertain. Et, dans cette attention au monde vécu, il n’est pas superflu de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les idéaux modernes ont tant de mal à prendre corps dans une bonne partie du monde, sur les liens intimes qu’ils entretiennent avec un héritage chrétien, et sur ce que la modernité elle-même a encore à attendre de cet héritage.

Extrait de Chrétien et moderne, de Philippe d'Iribarne, publié aux éditions Gallimard, juin 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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