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La réalité, ce “détail” qui n’intéresse plus grand monde dans le débat politique français
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Démocratie en danger

La démocratie est faite pour transcender les divergences d’opinions, mais suppose pour pré-requis un consensus sur le réel lui-même.

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Atlantico - Gérard Larcher, président du Sénat a déclaré : "La France insoumise avec un certain nombre d’alliés y compris certains médias a créé un narratif qui s'attaque aux institutions" .Dans quelle mesure sommes nous entrés dans un paradigme ou la dissolution des faits au profit d’un narratif est usée de toute part ? La vérité factuelle a-t-elle cessé de faire consensus ? Avec quels effets sur la démocratie ?
Arnaud Benedetti :Il faut se garder tout d'abord de considérer que cette tentation est le monopole d'un seul camp; elle traverse malheureusement, et c'est le fait nouveau, les pratiques et autres réflexes de ceux qui par le passé s'opposaient aux falsificateurs du réel et de l'histoire, à savoir les partisans et acteurs des totalitarismes de toute obédience. Le grand malheur de notre temps est que justement les libéraux ou ceux qui se prétendent comme tels participent de ce phénomène de dénégation . On a vu durant la crise sanitaire des démocraties libérales dont les dirigeants n'ont pas hésité à dissoudre le réel , à produire des " narratifs" pour s'assurer non pas du consentement, mais de l'obéissance de leurs populations. La "post-vérité" n'est pas l'apanage des opposants, des populistes de droite et de gauche, elle est aussi au cœur des pouvoirs, y compris des pouvoirs démocratiques. S'il fallait citer les manquements au réel dont les politiques sont les vecteurs, il y faudrait bien plus que quelques lignes dans " Atlantico". Et je vais même plus loin : les luttes pour l'imposition de la définition légitime des faits sont historiquement  parties intégrantes des luttes politiques. Il faut considérer aussi que si le respect des faits est désormais l'objet de tant de remises en question c'est aussi en raison de la dégradation des paroles publiques, des comportements publics, de ce que Pierre Musso appelle la " désymbolisation des institutions ". Ce qui ne fait plus consensus surtout c'est le à fonctionnement non pas des institutions mais la manière dont les institutions sont opérés par les détenteurs du pouvoir. Avant de se poser la question des oppositions, il faut s'interroger sur ce qui apparaît vicié dans le modus operandi institutionnel . Emmanuel Macron avait promis la moralisation de la vie publique, une démocratie plus attentive à la respiration du corps social, un pouvoir plus en proximité, bref un " nouveau monde "; en retour il a offert un très ancien monde où l'exercice de son pouvoir ne prend même  pas la peine de sauver les apparences quand des ministres ou des responsables de sa majorité sont mis en cause par la justice, où les corps intermédiaires sont littéralement et systématiquement contournés, où l'expression publique suscite le sentiment d'un président souvent inapte à l'empathie, à la sobriété et à l'humilité. Lorsqu'on a retourné à ce point là tout le spectre de ses engagements la boîte de Pandore de l'absurde à tous les niveaux est ouverte . Nous sommes " deux heures moins le quart avant Jésus-Christ " ce film satire et prémonitoire de Jean Yanne où le dérèglement parait travailler en profondeur toute la poutre de la société du pouvoir, du symbolique à l'exercice effectif de l'Etat.. 

Qu’est-ce qui explique que l’idée qu’on se fait des choses à tendance à remplacer la réalité des faits ? Pourquoi cette énonciation des croyances comme des faits s’est elle imposée dans la sphère publique ?
Arnaud Benedetti : L'immédiateté a sans doute un poids effectif dans cette dilution du réel . La " storytellisation" mine le réel , le " cherry picking" , cette fameuse " cueillette des cerises " qui consiste à ne retenir que les quelques éléments susceptibles de valider vos arguments, constitue la culture des éléments de langage qui de tous côtés opèrent dans les luttes politiques sans souci aucun pour la nuance. A partir du moment où ne compte que l'immédiat dans un espace public où le temps n'est plus accordé à l'argumentation mature et développée mais où la " punchline " est l'horizon des rhéteurs numériques que sont devenus malheureusement trop d'acteurs politiques  , la recherche de la vérité s'en trouve fortement affectée et abîmée . Ce qui compte ce n'est plus dans ce cas tant le fait que l'effet. La société de la propagande n'a jamais été aussi prégnante qu'aujourd'hui peut-être, le débat politique s'en ressent forcément et les politiques publiques encore plus . Ce que le pouvoir a dit et effectué  depuis des années sur le plan de l'énergie et du nucléaire entre autres n'est-il pas le produit d'une falsification ? Ce que nombre de dirigeants mais aussi de représentants des élites médiatiques et intellectuelles parfois ont du mal à admettre et à rendre visible sur les ratés du multiculturalisme ne relève t'il pas d'une euphémisation et en conséquence d'un arrangement grossier avec le réel ? La liste serait longue des "libertés " prises avec le réel depuis des décennies et qui sont à l'origine de tant d'impasses politiques... L'autre sujet qui conditionne cette fragilisation  de la société rationnelle c'est ce parti pris permanent de l'émotion, la poussée permanente du pathos au détriment du logos, ce court-circuit rhétorique qui s'érige comme l'une des matrices du fonctionnement d'un espace médiatique qui a cannibalisé tout l'espace public . Or l'espace public au sens originel, kantien du terme , ne peut aucunement se réduire à l'espace médiatique qui n'en n'est que l'une des composantes. Quand l'espace public s'aplatît sur le seul espace médiatique, on n'y gagne ni en progression vers la vérité , encore moins en éthique . 

Comment en sommes-nous arrivés à ce délabrement du discours public et ce mépris des faits dangereux pour la démocratie ?  Quelles sont les responsabilités ?
Arnaud Benedetti : L'éducation publique, ou l'instruction publique , est à la racine du problème. Nous sommes rentrés dans l'hyper-modernité dépourvu, puisque nous les avions abandonnés, des architectures intellectuelles pour penser et repenser notre temps et notre temps en projection. Nous avons délaissé  la culture générale au moment où nous en avions certainement et plus que jamais besoin pour comprendre la tecknè triomphante.  Pour penser loin , il faut de l'élan ; l'élasticité indispensable à l'élan et à la pensée profonde , comparative , argumentée, est indissociable de la connaissance historique dans la profondeur. Nous avons sacrifié l'acquisition et la compréhension du passé au profit de la recherche de l'adaptabilité à un monde qui évolue si rapidement que sa maîtrise est indexée non pas sur la réflexion mais sur une capacité à en être l'un des vecteurs bien plus qu'un acteur . A force d'être initialisé par "le système technicien " pour reprendre la notion de Jacques Ellul , nous en sommes réduit à ne plus " prendre le temps de penser " pour reprendre cette fois-ci une formule de Catherine Brechignac, l'ancienne Présidente du CNRS. Plus nous avançons en aveugle , comme les aveugles mendiants de Brueghel, moins nous sommes en mesure de nous orienter là où la vérité habite . Nous trébuchons en conséquence . Comme si les sophistes à l'extérieur de la caverne nous obstruaient le passage vers la clarté . Le paradoxe est que l'ère de la rationalité technique en vienne à être aussi celle de la déréalisation... L'espace politique est le sismographe de cette dérive des continents de la raison. La démocratie en est la première des victimes...

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