La loi sur les 35 heures : le moment clé où se joue le drame de l’industrie française<!-- --> | Atlantico.fr
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Nicolas Dufourcq publie « La désindustrialisation de la France » aux éditions Odile Jacob.
Nicolas Dufourcq publie « La désindustrialisation de la France » aux éditions Odile Jacob.
©MYCHELE DANIAU / AFP

Bonnes feuilles

Nicolas Dufourcq publie « La désindustrialisation de la France » aux éditions Odile Jacob. La désindustrialisation française est un moment majeur de l’histoire et pourtant elle est couverte d’un halo de mystère. Entre 1995 et 2015, le pays s’est vidé de près de la moitié de ses usines et du tiers de son emploi industriel. De nombreuses communes et vallées industrielles ont été rayées de la carte. Ce bouleversement est comparable dans ses conséquences à l’exode rural des années 1960 ! Extrait 2/2.

Nicolas Dufourcq

Nicolas Dufourcq

Nicolas Dufourcq est directeur général de la Banque publique d’investissement (BPI) depuis sa création en 2013. Auparavant, il a exercé des responsabilités importantes au sein d’entreprises, notamment France Télécom, dont il a été le directeur exécutif de la branche téléphonie et Internet, et Capgemini.

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La loi sur les 35 heures est présentée dans beaucoup d’interviews comme le moment clé où se joue le drame de l’industrie française. Au moment où l’Allemagne impose à toute l’Europe une modération salariale vécue chez elle comme une sorte de réforme intellectuelle et morale, la France contre-attaque avec une éthique du temps libre et du travail cantonné à une sphère minoritaire de l’existence. Elle accélère ce faisant le dépositionnement de sa main-d’œuvre dans la compétition internationale. Non seulement la réforme est inadaptée au besoin, mais elle abîme d’un coup et profondément l’image de l’industrie française à l’étranger, qui s’esclaffe de voir que la France n’a rien compris à la mondialisation. Avec une totale méconnaissance des différences entre grands groupes et PME, entre ceux qui fonctionnent en 3 × 8 et ceux qui ne fonctionnent pas en continu, avec un renchérissement immédiat des coûts de 11 %, et une profonde désorganisation des collectifs de travail dans les plus petites entreprises totalement prises au dépourvu, la réforme porte immédiatement son lot de conséquences négatives, bien pires pour les PME que pour les grands groupes. Dans les ETI internationalisées, les collaborateurs étrangers se moquent de la « paresse » de leurs collègues français. Les industriels étrangers, et notamment allemands, cessent pour longtemps de vouloir investir en France. Sur les parkings des PME apparaissent les camionnettes blanches à la place des 205 d’auparavant, signal faible de ce que certains salariés s’habituent très vite à avoir un deuxième emploi.

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Pratiquement plus personne ne défend aujourd’hui cette réforme, qui restera probablement le dernier cas historique d’une incision chirurgicale et violente de l’État dans le tissu social d’un pays développé. Mitterrand n’avait pas de grande culture économique, mais il s’entourait parfois d’hommes d’affaires et leur demandait leur avis. S’il avait accepté sans conviction les nationalisations, car elles étaient la condition posée par le Parti communiste pour rentrer dans l’Union de la gauche, il avait tout au moins tenté d’en faire un levier de modernisation et de conquête. Il n’y avait plus cet état d’esprit pragmatique avec Lionel Jospin, qui incarnait une tradition de gauche théorique et intellectuelle très active dans les années 1970. Il faudra de nombreuses lois, très coûteuses pour l’État et entièrement financées par une augmentation de la dette publique, pour que le coût des 35 heures pour les entreprises soit absorbé. L’argent public qui aurait pu être consacré à la baisse des charges de l’industrie française et au rétablissement de sa compétitivité a donc servi à acheter du temps libre aux salariés, sans créer les centaines de milliers d’emplois promis aux chômeurs.

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Les conséquences sur les décideurs de l’industrie française sont très importantes. Confrontés à l’impasse de compétitivité sur les coûts salariaux, exaspérés par la rigidité du Code du travail et des tribunaux prud’hommaux, par le dévoiement de l’esprit des lois Auroux par les syndicats dans quantité de filières, par l’Inspection du travail, par l’atmosphère étouffante de lutte des classes et de méfiance à l’encontre des entrepreneurs, par les augmentations répétées de taxe professionnelle et le peu de soutien des élus locaux, par la surtransposition des normes et par une certaine dégradation de l’éthique du travail, les patrons de grandes entreprises confrontés à l’impératif de globalisation, et d’une certaine manière désinhibés par la mondialisation, décident d’accélérer les délocalisations et demandent aux PME et aux ETI de les suivre.

Ces dernières le font à la fois par contrainte et par choix, car elles subissent le même joug, qui est devenu insupportable. La très grande popularité de la loi sur les 35 heures dans les médias conforte les entrepreneurs dans l’idée que la France ne changera désormais que pour le pire. Certaines interviews sont frappantes. Il n’est plus question de recruter en France. Alors que le chômage est son obsession, l’État a pris une mesure qui bloque pour très longtemps tout appétit de recrutement dans l’industrie des territoires. La croissance se fera désormais à l’étranger, et si l’on peut fermer ou vendre, on ferme, on vend. Le recours à l’intérim dans les sites français commence pour ne plus s’arrêter, atteignant aujourd’hui près de quatre cent mille salariés dans l’industrie. Les dirigeants de toutes tailles découvrent le plaisir à être industriels ailleurs, dans des pays probusiness comme l’Europe de l’Est où les ouvriers, contremaîtres, ingénieurs des méthodes sont de très bonne qualité, dans un environnement de travail non conflictuel et flexible, avec le soutien de gouvernements porteurs d’un projet social global favorable à l’industrie. Pourquoi s’accrocher aux implantations françaises quand il est si facile de développer des lignes de production en Europe de l’Est, ou à Tanger dont la zone franche vient d’ouvrir avec le soutien de la France ?

On distingue là une différence majeure avec les acteurs du Mittelstand allemand. Ces derniers, immuns des harcèlements dont les Français n’ont cessé de se plaindre, n’ont jamais souhaité quitter le territoire de leur ville d’origine. Ils ont toujours gardé l’usine mère en Allemagne, veillant à ce que les unités de production à l’est ou en Chine ne prennent pas le dessus. Leurs dirigeants ont continué de mettre un point d’honneur à offrir à leur « burger », la petite ville dans laquelle ils sont implantés depuis des décennies, les plus belles infrastructures industrielles, parfois même au-delà du rationnel financier des flux de cash-flows actualisés. Sans parler du financement de la salle des fêtes de la ville. Par patriotisme économique, il fallait garder les emplois industriels à coût unitaire élevé, et la seule solution était de faire des produits de qualité unique qui justifiaient ces coûts salariaux. Idem en Suisse ou en Hollande. En France, au contraire, on note quantité de cas où la délocalisation a été la solution trouvée au problème spécifiquement français de sous-compétitivité, de rigidité, d’absence de compréhension collective des contraintes de l’industrie, et de retard d’innovation.

Du coup, phénomène insuffisamment souligné, la proportion des capacités industrielles hors du territoire d’origine est aujourd’hui beaucoup plus élevée en France qu’en Allemagne, en Italie ou en Espagne : le poids des ventes des filiales de groupes français à l’étranger représente 2,5 fois la valeur ajoutée industrielle de la France contre 1,3 fois pour l’Allemagne, 1 fois pour l’Italie et 0,5 fois pour l’Espagne. Cela montre que les ventes par les filiales françaises se sont substituées aux exportations qui étaient faites auparavant depuis l’Hexagone. Songeons que le solde des investissements directs de la France à l’étranger est passé de 200 à 500 milliards d’euros par an entre 2001 et 2019 ! Du coup, la France a autant de salariés dans ses filiales étrangères que l’Allemagne (6 millions), pour une taille d’économie 40 % plus petite. Notre pays a même plus de filiales à l’étranger que la somme de l’Allemagne et de l’Espagne ! Il s’est en fait vidé dans un jeu de vases communicants. Plus grave, il s’est séparé de beaucoup de ses grandes usines. Ces cathédrales françaises, socle de la balance commerciale parce qu’elles exportaient 95 % de leur production, sont désormais en grand nombre à l’étranger. De leur côté, l’Allemagne et les pays d’Europe du Nord ont au contraire utilisé l’offshore pour ajouter de la capacité productive globale sans en retrancher sur leur sol national. Certes, notre industrie avait déjà vécu de nombreuses crises sectorielles ou territoriales pendant les Trente Glorieuses, mais ce qui disparaissait était alors remplacé, le textile par la mécanique, la mécanique par la plasturgie, dans une sorte de recomposition biologique du tissu. Or dans les années 2000, pour la première fois, la destruction n’est pas créatrice. Ce qui disparaît est détruit pour toujours.

Il y a donc chez nous une dimension de dépression qu’il ne faut pas sous-estimer.

Extrait du livre de Nicolas Dufourcq, « La désindustrialisation de la France », publié aux éditions Odile Jacob

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