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La guerre de la terre et des hommes ou l’avenir de l’Occident
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Défi

Un livre vient de paraître et entend relever un défi: refuser de choisir entre la qualité de la forme et les urgences sotériologiques ou thérapeutiques de notre temps. Cet ouvrage, c'est "La guerre de la terre et des hommes", de Pascal Bacqué.

Norbert Hillaire

Norbert Hillaire

Essayiste, artiste-chercheur, Norbert Hillaire est professeur émérite de l’université de Nice  (sciences de l’art et des nouveaux médias, digital studies) et directeur de recherches associé à Paris 1 Panthéon-Sorbonne (laboratoire Art & Flux). Il préside l’association Les murs ont des idées, spécialisée dans le design des espaces collectifs du futur. Son ouvrage l’art numérique, co-écrit avec Edmond Couchot (Flammarion 2005), fait aujourd’hui référence. Dernières publications, L’art dans le Tout Numérique,  Manucius (2015). La fin de la Modernité sans fin, l’Harmattan (2013), à paraître, L’art de la réparation, Scala, 2018.

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Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, La Littérature pourquoi faire ?[1] disait ceci : « Aujourd’hui, même si chaque automne voit la parution de centaines de premiers romans, l’on peut avoir le sentiment d’une indifférence croissante à la littérature. »

Pourtant, il n’y a pas si longtemps, Calvino professait encore la leçon de Proust, comme le rappelle Compagnon : « Par l’art seulement, écrivait Proust, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. » Aux yeux de Calvino, la suprématie de la littérature ne faisait pas question. »

Et en effet, Compagnon a raison : vu d’aujourd’hui, il apparaît que la distance soit moins grande entre Calvino et Proust, ou entre Roland Barthes et Gide, ou entre Michel Foucault et le surréalisme, qu’entre nous et Barthes, Foucault ou Calvino, entre nous et ces dernières avant-gardes qui maintenaient très haut l’exigence de la littérature difficile et croyaient en elle comme en un absolu.

Il est vrai que les excès formalistes de ces grandes avant-gardes littéraires auront contribué à éloigner tout un public de la littérature. Et qu’une certaine littérature a aujourd’hui pris le relais, qui vise moins l’émancipation et la révolution des langages poétiques que la réparation d’une société en panne d’elle-même : on ne compte plus ces autofictions, témoignages, qui entendent par leur récit remédier, d’abord au mal être de leurs auteurs,  et accessoirement à ceux des êtres humains en général – une littérature « responsable », ou d’utilité publique si l’on veut, et  qui semble avoir entendu la leçon de Compagnon :

Elle participe de ce  combat, donc, « qui entend affronter directement le problème de la fonction cognitive, éthique ou publique de la littérature au détriment de ses fonctions esthétiques, en somme, et qui relègue au second plan les vieilles querelles sur la littéralité, et la « qualité de la forme ».

Pourtant, un livre vient de paraître, qui entend relever ce défi: refuser  de choisir entre la qualité de la forme et les urgences sotériologiques ou thérapeutiques de notre temps : La guerre de la terre et des hommes, de Pascal Bacqué[2].

Un livre qui ne renonce ni à l’Histoire, ni à la Poésie. Ce livre est donc un événement, car il ne ressemble à rien de ce que nous pouvons qualifier de littéraire aujourd’hui.

Roman Jacobson, le grand linguiste russe, professait que l’acte poétique, c’est la projection de l’axe paradigmatique d’un texte (si l’on veut le « sens », verticalement dressé à l’horizon de ce qu’on lit) sur l’axe syntagmatique (si l’on veut le mouvement horizontal et ligne après ligne des mots qui se succèdent) : eh, bien, on dira que c’est cela que fait ce livre, et c’est donc bien un texte poétique, mais il fait mieux que cela encore : il retourne simultanément ce pas à pas poétique des mots sur lui-même, le renvoie à la verticale, pour en faire la matière d’une narration parfaitement ordonnée – et  dont le sens s’éclaire au fur et à mesure que l’on avance dans cette forêt que l’on croyait d’abord trop obscure pour s’y aventurer.

On pourrait même dire que la poésie n’est pas ici, n’est en rien, la caution d’une exigence formelle, ou « esthétique » - désordre énergumène qui viendrait enluminer le récit : elle est l’attracteur étrange, l’aimant (ou l’amante) qui le gouverne, qui en oriente la cohérence et l’architecture savamment orchestrées : comme le dit l’auteur, ce qu’il aime, ce sont moins les rimes, que les rimes d’idées.

Curieusement, nous croyons nous égarer dans la forêt des allusions, des noms propres venus d’ailleurs, sortes de météorites qui viennent percuter le texte en autant d’éclats de langage, des références qui nous échappent, mais dans cet égarement même, nous nous retrouvons (et en ce sens, ce livre est comme la connaissance selon Michel Foucault : elle doit conduire à l’égarement de celui qui connaît, et,  ce point de vue confirme accessoirement cette vérité oubliée : la poésie est aussi une forme de la connaissance).

Et nous comprenons, dès lors que nous y consentons, que  cet égarement est la condition même de l’accès à la profondeur historique et diégétique dans laquelle se trame  cette Histoire (qui nous tient de plus en plus en haleine) : car les exigences ou les urgences thérapeutiques portées par la littérature de notre temps sont loin d’en être absentes : simplement, ce récit les traite non plus dans  le prisme de cet individualisme qui gouverne une bonne part de la production littéraire actuelle, mais dans celui, à spectre large, d’un défi plus difficile à relever  - et  que lui adresse le personnage principal du livre, Hermann, le Maître du Temps (et c’est pourquoi 5 tomes ne seront pas de trop), en 1945 :

Je mets fin à la guerre, j’achève les nations.

Je mets fin à l’art, j’achève l’esprit.

Je mets fin à la femme, j’achève l’amour.

Je commande le Moi pour la vie à venir.

Nous y sommes : la  réponse à un tel défi, qui est aussi bien celui de l’avenir de l’occident, elle s’accommoderait mal d’une petite histoire à la moi-je : il lui faut le souffle d’une épopée, la conjugaison de temporalités incommensurables, le présent perpétuel de l’éternel retour, la résonance interne d’événements lointains et disjoints, et comme le temps mythique de la métaphore, qui attendrait son heure à l’arrière-plan de ces horloges trop pressées qui nous gouvernent, et qui exigeraient en retour une symphonie à la mesure de ce qu’est la vraie musique : l’art de domestiquer le temps : La guerre de la terre et des hommes est le premier mouvement de cette symphonie.



[1]Antoine Compagnon, La littérature, pourquoi faire ? Collège de France, 2013

[2] Massot, février 2018.

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