La guerre de la Chine et des Etats-Unis n’aura pas lieu : elle est déjà en cours… en Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président américain Joe Biden salue le président chinois Xi Jinping avant une réunion lors de la semaine des dirigeants de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) à Woodside, en Californie, le 15 novembre 2023.
Le président américain Joe Biden salue le président chinois Xi Jinping avant une réunion lors de la semaine des dirigeants de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) à Woodside, en Californie, le 15 novembre 2023.
©Brendan SMIALOWSKI / AFP

Tensions

Le monde attend, au moins depuis l’élection d’un président indépendantiste à la tête de Taïwan (Tsai Ing Wen en 2016), que l’Asie de l’est soit le prochain théâtre d’une guerre à grande échelle.

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Le monde attend, au moins depuis l’élection d’un président indépendantiste à la tête de Taïwan (Tsai Ing Wen en 2016), que l’Asie de l’est soit le prochain théâtre d’une guerre à grande échelle. Elle opposerait la Chine, qui a fait de la réunification de l’île et du continent un impératif (avant le centième anniversaire de la RPC en 2049) de sa politique étrangère, et les Etats-Unis, qui ne peuvent accepter une annexion qui remettrait en question leur système d’alliance régional et, au-delà, leur influence sur un continent qui tire l’économie mondiale (54% du PIB et 60% de la croissance mondiale en 2024).

Cette attente nourrit les convictions des innombrables observateurs « réalistes » du conflit ukrainien. A leurs yeux, l’Ukraine ne mérite pas le soutien de l’Occident, c’est-à-dire de l’Amérique, dont les priorités sont à chercher en Asie. L’Amérique doit préparer la prochaine guerre avec la Chine (2° PIB mondial depuis 2010), pas perdre son temps et ses armements (cinq « bills » totalisant 175M$ depuis 2022) dans l’appui à Kiev, conflit périphérique avec une Russie en déclin (11° PIB mondial). Obama avait acté le « pivot » vers l’Asie, Trump a fait de la Chine son adversaire désigné, Biden devrait faire siens les choix de ses prédécesseurs.

Or cette vision néglige le caractère profondément sino-américain du conflit ukrainien. A bien des égards, l’Ukraine est une guerre par procuration (« proxy war ») que se livrent déjà les deux capitales. Bien sûr, aucun des deux protagonistes n’a intérêt à l’avouer et les Occidentaux insistent sur leur « non belligérance », tout comme les Chinois sur leur neutralité (Kiev les convie d’ailleurs à la conférence de « haut niveau » bientôt organisée en Suisse). Mais cette discrétion est un trait marquant de la relation conflictuelle entre Pékin et Washington. Pendant la guerre de Corée, la Chine n’a envoyé que des « volontaires » contre les troupes américaines. Après 1954, elle a soutenu le Nord-Vietnam sans affronter directement les Etats-Unis.  

Le conflit ukrainien, qui se déroule dans un monde où les déclarations de guerre appartiennent au passé, est typique de cette stratégie indirecte de la puissance chinoise. L’histoire dira si Vladimir Poutine (en Chine le 4 février 2022, vingt jour avant le début de « l’opération militaire spéciale ») a obtenu le feu vert de Xi Jinping pour envahir son voisin, mais la dépendance de la Russie envers la Chine rend au mieux probable un tel accord. Pékin maintient l’ambiguïté : la Chine laisse certains de ses experts prédire une défaite de la Russie (Feng Yujun, cité par The Economist). Sa diplomatie rappelle son attachement au principe de l’intégrité territoriale des Etats, dont la remise en cause rendrait possible l’indépendance taïwanaise.

Mais, en réalité, le soutien de la Chine est sans équivoque. Pékin a tout à gagner à l’affaiblissement de la Russie, le grand rival historique devenu un partenaire junior. L’économie chinoise a profité de la réorientation des exportations russes (+26% en 2023, soit 240 Md$). La Chine obtient des avantages territoriaux en Extrême-Orient (accès au port de Vladivostok). L’industrie chinoise aide la Russie à développer les composants nécessaires à son industrie de défense. La Chine soutient son partenaire dans un conflit qui ne lui coûte rien, ni sur un plan militaire (pas d’engagement direct de l’APL), ni sur un plan économique (l’attaque de Taïwan déclencherait sans doute une guerre commerciale avec les Etats-Unis, son premier partenaire avec 400Md$ d’excédent).

Surtout, Pékin voit dans le conflit ukrainien un tournant de l’ordre international. En 2021, le piteux retrait américain d’Afghanistan a ouvert des perspectives, qui ont renoué avec le régime taliban (accueil d’un ambassadeur à Pékin en 2024, sans reconnaissance formelle du régime). La défaite de l’Ukraine, avec l’annexion d’une partie de son territoire, l’abandon de toute idée d’entrée dans l’UE ou l’OTAN, l’arrivée aux affaires à Kiev d’un pouvoir conciliant avec Moscou, serait un coup plus sévère encore pour le prestige américain. Elle ouvrirait la voie à une recomposition géopolitique en Asie favorable aux vues chinoises.

Mais, si la Chine mène, sans le dire, une lutte sourde contre l’Occident en Ukraine, les Etats-Unis font de même. Conscients du double jeu de Pékin, ils ont multiplié les sanctions contre les entreprises chinoises qui participent à l’effort de guerre russe (16 sur 60 dans le plus récent régime de sanctions annoncés par le département d’Etat en mai 2024). Les politiques protectionnistes dirigées contre le commerce (hausse des droits de douane sur les voitures électriques de 25 à 100%) ou les entreprises chinoises (Tik Tok ban bill de la Chambre des représentants) participent de la même logique.

Le soutien militaire à l’Ukraine peut ainsi être vu comme un moyen d’affaiblir Pékin. L’armée russe subit des pertes considérables (150 000 soldats morts selon la France), plus importantes que l’occupation de l’Afghanistan, où les Etats-Unis avaient joué d’une stratégie indirecte assez proche dans le cadre de la guerre froide. Le calcul de Washington est que, aussi longtemps que Pékin devra soutenir Moscou dans ses opérations militaires, la Chine n’aura pas la tentation d’ouvrir un nouveau front en musclant sa politique de fait accompli en mer de Chine du Sud ou, tout uniment, en se lançant à la conquête de Taïwan.

On peut tirer de ce constat quelques enseignements pour l’avenir. Premier d’entre eux, le poids de la Chine dans l’effort de guerre russe est considérable et rend secondaire le cas de l’Iran ou de la Corée du Nord. D’autres Etats aident Moscou en poursuivant les échanges commerciaux mais leur rôle est plus négligeable : le PIB de la Chine est quatre fois celui de l’Inde. Tout changement de la politique russe en Ukraine sera donc impulsé par Pékin. Dans ce sens, la récente visite de Xi Jinping à Paris avait du sens. Mais, au vu du rôle marginal des Européens en Asie, elle n’est guère susceptible d’infléchir la ligne du PCC.

Ensuite concernant l’engagement américain en Ukraine. Il est vu à Washington, non seulement comme un soutien à l’ordre international, mais aussi de manière très réaliste comme un message de dissuasion vis-à-vis de la Chine. Le vote du supplemental (60 Md$) a prolongé de plusieurs années (au moins jusqu’en 2026) l’aide américaine à Kiev. Le revirement d’une fraction du parti républicain est plutôt de bon augure pour les Ukrainiens. Il est d’ailleurs possible qu’on ait fait valoir à Donald Trump que, derrière Moscou, c’était la Chine que l’on visait. La guerre de la Chine et des Etats-Unis n’aura donc pas lieu : elle est peut-être déjà en cours. 

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