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La France n’est-elle plus qu’une somme de colères dirigée par un gouvernement incapable de les comprendre ?
©Ameer ALHALBI / AFP

Union de la colère

Ce weekend a été marqué par l'organisation, dans de nombreuses villes de France, de manifestations contre la loi « Sécurité globale ». Un tel niveau de mobilisation n'avait pas été vu depuis les premiers actes des Gilets jaunes.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Ce weekend a été marqué par l'organisation, dans de nombreuses villes de France, de manifestations - parfois émaillées de violences - contre la loi « Sécurité globale ». Un tel niveau de mobilisation n'avait pas été vu depuis les premiers actes des Gilets jaunes, fin 2018. Ces derniers jours, on a aussi vu monter d'autres catégories de citoyens, comme les catholiques, les maires ou les restaurateurs, donnant le sentiment que la France est une vraie poudrière. Comment expliquer cette situation explosive ? Le gouvernement n'est-il capable que de se faire des ennemis ?

Christophe Boutin : Effectivement, malgré les contraintes liées à un état d'urgence sanitaire dont on rappellera qu'il est toujours en application, les manifestations ont repris en France ce week-end, dirigées donc contre cette loi « sécurité globale » et mêlant d’ailleurs des manifestants très différents. Certes, on avait effectivement une part de représentants de l'extrême gauche, qui, comme c'est habituel, se sont « laissés déborder » par des « éléments incontrôlés » - ou ont toléré de voir dans leurs rangs s’inviter des casseurs -, ce qui a conduit aux quelques violences que l'on a pu constater, contre les biens et les personnes. Pour autant, cette gauche radicale était loin d'être la seule présente dans les manifestations, car l'idée selon laquelle une mise sous tutelle de la population se met en place sous le gouvernement d’Emmanuel Macron de manière accélérée, usant pour cela de tous les moyens pour limiter la liberté d'expression, va bien au-delà de ses rangs.

Par ailleurs, on a vu effectivement dans les rues, pour la première fois depuis bien longtemps, des catholiques qui s'indignaient eux des mesures aberrantes et vexatoires mises en place par le gouvernement, sous couvert de protection sanitaire, en ce qui concerne l'accès aux lieux de culte, limité on le sait à 30 personnes maximum quelque soit leur taille. Une norme tellement mal faite qu’elle a d'ailleurs été depuis retoquée par le Conseil d'État qui demande au gouvernement de prendre d'autres dispositions pour préserver la sécurité sanitaire tout en permettant le libre exercice du culte.

Ce sont là les deux catégories principales qui se sont retrouvées dans la rue ce week-end, les catholiques et ceux qui souhaitaient défendre la liberté d'expression – et qui étaient parfois les mêmes. Mais à côté de ceux qui étaient dans la rue, d'autres catégories, sans défiler, sans manifester, étalent au grand jour leurs ressentiments contre le gouvernement. Ce sont par exemple les restaurateurs et cafetiers à qui l’on refuse toujours d'ouvrir leurs portes. Ce sont ces petits commerçants qui, malgré l'ouverture maintenant rendue possible, se demandent si ce mois de décembre a priori nettement moins « festif » que les années précédentes aura sur leur chiffre d’affaires l’effet habituel. Ce sont les stations de ski, anéanties par la déclaration de Jean Castex annonçant l’air bonhomme que l'on pourrait aller cet hiver à la montagne « respirer le bon air » et « faire des achats dans les boutiques », mais qu’il y sera manifestement bien difficile de skier en l’absence de remontées mécanique. Ce sont les producteurs qui ne trouvent plus de débouchés, les sous-traitants sans commandes. Au-delà, ce sont tout ces Français qui en ont par-dessus la tête d'être infantilisés et d'avoir à se remplir à eux-mêmes des autorisations de sortie pour éviter une amende de 135 € - 9 % du SMIG mensuel.

Deux grandes tendances de son action expliquent donc que le gouvernement ne se fasse pas que des amis. La première est l’incohérence d’un trop grand nombre de ces décisions qui sont été prises pour « gérer » la crise du Covid, et qui nous ont valu chez les amis allemands de notre Président le surnom fort bien trouvé « d’Absurdistan ». Il faudra bien un jour se poser la question des effets de cette gestion de crise, sur le nombre de morts comme sur notre tissu économique et social, avec un bilan qui s’annonce lourd. On comprend donc cette première cause de colère.

Mais la seconde cause de cette dernière vient de ce que les Français se rendent parfaitement compte que, profitant de la crise sanitaire, des obligations qu’elle induirait comme du tintamarre de son retentissement médiatique, le gouvernement, accélère dans tous les domaines sa fuite en avant, portant, sans aucun contrôle ou presque, des atteintes aux libertés publiques comme aux droits sociaux. Du fonctionnement de  l'université aux retraites, c’est la même méthode, assez proche de cette fameuse Stratégie du choc décrite par Naomi Klein : dans quasiment tous les domaines, le gouvernement utilise la situation pour agir un peu plus vite et un peu plus fort à l'encontre des attentes des Français. Pour prendre ce seul exemple, la loi présentée pour, dit-on, répondre à la dérive d'un certain islam qui a conduit au meurtre de Samuel Paty, loi un temps dite « contre le séparatisme », mais maintenant baptisée loi « pour conforter les principes républicains », va autoriser, si elle est votée, le gouvernement, pendant un an et par voie d'ordonnance, à prendre des mesures pour renforcer la mixité sociale dans l'attribution des logements, et, surtout, pour « développer et améliorer la répartition territoriale de l'offre d'hébergement d'urgence », autrement dit pour répartir les migrants sur l’ensemble du territoire.

On mesure l’ampleur de l’escroquerie en cours, qui n’est jamais qu’une parmi d’autres. Comment une telle situation ne pourrait-elle pas être « explosive » ? Comment le pouvoir actuel ne pourrait-il pas se faire sans cesse des ennemis ?

Atlantico.fr : Pourquoi cette somme de colères n'arrive-t-elle pas à s'agréger pour former une opposition solide au gouvernement ?

Christophe Boutin : Plusieurs éléments d’explication peuvent être avancés. Le premier est que ces mécontentements concernent des groupes sociaux différents : la colère du restaurateur n’est pas celle du catholique, qui n'est pas celle de l'utilisateur de réseaux sociaux. Or ces groupes peinent à considérer qu'ils ont un ennemi commun et se limitent à des revendications catégorielles.

Ses incohérences même facilitent la tâche du gouvernement : ce sont autant d’os à donner à ronger à l’opinion publique qui ne pense plus qu’à cela, autant de provocations sur lesquelles on peut revenir et ainsi faire croire que l’on cède en ne sacrifiant jamais l’essentiel. Certes, on connaît la célèbre phrase de Michel Rocard : « Toujours préférer l'hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare. » Mais on peut se demander si, derrière quelques illustres figures gouvernementales représentant à l’évidence la première option, certains conseillers ne relèvent pas de la seconde.

L’absence de vue d'ensemble est partiellement due, second élément, à l'effacement de l'opposition face à Macron – même si certains parlementaires jouent effectivement un rôle pour tenter d’éviter les dérives qu'ils décèlent dans les textes normatifs. LR reste, divisé, sans programme et n'arrive pas à produire un discours à même de fédérer ses membres, et pas même ses dirigeants ! Le silence assourdissant du RN, seul parti de France spécialisé en pleine crise dans les photos de chatons, est un véritable cas d'école de tactique politique. Quant à LFI, son alliance de fait évidente avec le communautarisme de l'islamo-gauchisme la rend totalement inaudible pour une partie des Français.

Troisième élément d’explication, le pouvoir d'Emmanuel Macron use de la répression sous toutes ses formes, de la violence physique à la surveillance organisée, comme aucun pouvoir n’en a usé avant lui sous la Ve République en temps de paix.

Quatrième élément enfin, la peur, que ce soit pour sa santé, pour son emploi, pour sa sécurité physique, pour l’avenir de ses enfants. Certes, cette peur crée un stress qui peut se retourner contre le titulaire du pouvoir, mais dans la plupart des cas, c’est l’inverse qui se produit, et un peuple qui a peur de se révolte pas. Il tente simplement d'obtenir de ses maîtres un adoucissement des contraintes qu’il subit, mais a trop peur du chaos qui pourrait naître de leur chute pour seulement oser l’envisager : il se félicitera simplement de ce que la chaîne soit un peu plus souple, la laisse un peu plus longue, soulagé de pouvoir se promener 3 heures au lieu d’une.

Atlantico.fr : Comment le gouvernement pourrait-il reconstruire l'unité du pays et apaiser (certains de) ces mécontents ? En a-t-il même envie, ou se considère-t-il comme le camp de la raison face à des Gaulois vus comme forcément réfractaires, pour reprendre l'expression d'Emmanuel Macron ?

Christophe Boutin : Il n'est pas certain effet, et je crois que vous n'avez pas tort de le signaler, qu'Emmanuel Macron souhaite écouter le pays, apaiser ses angoisses, et reconstruire son unité derrière un projet commun. D’abord parce que le seul projet qu’Emmanuel Macron connaisse est son projet personnel - ou du moins celui qu’il est censé mettre en œuvre depuis son arrivée au pouvoir en 2017.

Ensuite, Frédéric Rouvillois a remarquablement démontré, dans son essai Liquidation, les rapports entre les approches de notre président et celles de Saint-Simon, penseur du XIXe qui a influencé tant les utopistes que les technocrates. Comme ce dernier, Jupiter semble persuadé d’incarner la Raison éclairée, ce qui explique qu’il soit incapable d’envisager un dialogue. Son fameux « Grand débat », où il était censé se mettre à l’écoute des Français, a ainsi été le verbeux monologue d’un habitué des « grands oraux » uniquement attaché à convaincre de la justesse de ses idées. Ceux qui s’opposent à lui ont tort car ils ne peuvent saisir sa pensée complexe – ce qu’il déplore.

Emmanuel Macron ne connaît en fait d’autre consensus possible que le ralliement à ses thèses. Mais comme le projet progressiste que porte l’auteur de Révolution est à rebours des attentes des Français, il ne peut le leur proposer comme base de reconstruction de l’unité du pays. Et même l’hypothèse toujours tentante de la désignation d’un ennemi commun, interne ou externe, ne semble pas plausible au vu des errements de notre politique extérieure et des renoncements de notre politique intérieure.

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