La France, démocratie défaillante et État podagre : de quel électrochoc avons-nous besoin pour redresser la barre ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean Castex Emmanuel Macron démocratie pandémie Covid-19 failles de l'Etat français
Jean Castex Emmanuel Macron démocratie pandémie Covid-19 failles de l'Etat français
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Mauvaise pente

L’hebdomadaire The Economist a rétrogradé la France au rang de « démocratie défaillante » dans son index international 2020. Alors que se profile 2022 et que l’Etat patine toujours face à la pandémie, quelles mesures réalistes pourraient nous sortir de l’ornière ?

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico.fr : L’hebdomadaire The Economist a rétrogradé la France au rang de « démocratie défaillante » dans son index international 2020. Qu’est-ce qui justifie, selon le journal, ce déclassement, quels sont les critères retenus ? Les griefs sont-ils justifiés ?

Edouard Husson : D'une manière générale, la principale atteinte à la démocratie, selon le rapport, c'est la multiplication des mesures de confinement mises en place par les gouvernements, le plus souvent sans légitimation parlementaire, sinon a posteriori et limitée. En premier lieu, il faut souligner le contraste entre l'adhésion de "The Economist" à ces politiques de confinement généralisé et les conclusions qu'ils tirent à propos des politiques sanitaires et du recul des droits qu'elles ont engendrés. La France est très représentative dans la mesure où le gouvernement a décidé d'une politique de confinement total à la mi-mars 2020 en attendant une semaine avant de consulter le Parlement. le Président a décidé, arbitrairement, de maintenir le premier tour des élections municipales et de repousser le second au mois de juin. Ensuite, l'exécutif qui a mis en oeuvre une politique sanitaire de déconfinement reconfinement en limitant le débat parlementaire. Un projet de pérennisation de l'état d'urgence sanitaire était même en préparation en décembre et il aurait été mis en oeuvre s'ils n'avaient pas été dénoncé sur les réseaux sociaux.

Charles Reviens : The Economist vient effectivement de publier l’actualisation 2020 de son « index global de démocratie » créé en 2006. La France, passée d’une note de 8,12/10 en 2019 à 7,99 en 2020, se situe au 24ème rang sur les 167 pays étudiés. Le pays le mieux classé est la Norvège (9,81), l’Allemagne a 8,67, le Royaume-Uni 8,54, les Etats-Unis 7,92, la Russie 3,31 et la Chine 2,27. La Corée du Nord ferme la marche avec un score de 1,08 sur 10 tandis que la moyenne mondiale est à 5,37.

La France passe en 2020 de la catégorie des « démocraties complètes » à celle des « démocraties défectueuses » (« flawed democracies ») mais cela se joue à 0.01 point sur 10 puisque le seuil des démocraties complètes est à 8/10. Notre pays, en dépit de certaines faiblesses, appartient donc clairement à l’espace des démocraties, ce qui apparait à The Economist infiniment moins le cas pour des espaces comme l’Asie-Pacifique, l’Europe orientale, l’Afrique subsaharienne et l’Afrique du Nord/Moyen Orient.

L’index est construit sur une revue de 60 critères répartis en cinq catégories : modalités du processus électoral et réalité du pluralisme; niveau des libertés civiles, fonctionnement du gouvernement; participation politique et « culture politique ». Le retard de la France par rapport aux démocraties complètes concerne justement cette « culture politique » puisque la France a sur segment une note de 6.88 contre 8.35 en moyenne pour les démocraties, plus de 9 pour la Suisse, l’Irlande, le Danemark et le Canada et même 10/10 pour la Suède, l’Islande et la Norvège.

L’appréciation d’une « culture politique » favorable à la démocratie traite les enjeux de consensus et de cohésion sociale, la faible séduction pour une organisation des pouvoirs publics alternative à la démocratie (leadership s’affranchissant des processus démocratiques, pouvoir militaire, pouvoir technocratique), acceptation d’importantes restrictions de la démocratie pour renforcer l’ordre public ou la performance économique, support populaire pour la démocratie, enfin tradition forte de séparation entre l’Etat et les religions.

Le décalage entre la note française et les mieux classés pour the Economist sur ce critère nous renvoie une nouvelle fois aux particularités culturelles et anthropologiques françaises évoquées en 2007 par Pierre Cahuc & Yann Algan dans leur essai « la société de défiance » dont on note d’ailleurs qu’il s’appuie largement sur les mêmes données de préférences nationales du Word Values Survey que l’index de démocratie de The Economist.

Les restrictions du débat parlementaire et des libertés, liées à la crise sanitaire, sont censées être justifiées par une plus grande efficacité sanitaire. En pleine crise larvée le gouvernement ne devrait-il pas faire appel à tous les outils démocratiques pour y répondre ? Pourquoi ne le fait-il pas ?

Edouard Husson : Par définition, une urgence sanitaire demande des décisions de protection rapides. Par exemple, la fermeture des frontières. Qu'un gouvernement prenne une telle décision est légitime. Ce qui ne l'est pas du tout, c'est qu'un gouvernement décide de quelles thérapies sont légitimes pour soigner le COVID-19 en interdisant aux médecins de villes de prescrire des médicaments connus. Ou bien qu'un gouvernement change, d'une vague épidémique à l'autre, de critère de décision du confinement: au départ, le discours gouvernemental français s'appuyait sur le nombre de décès causés par le COVID. Ensuite, on est parti du nombre de cas d'infection repérés. 

Charles Reviens :The Economist indique constater en 2020 la pire baisse globale de son indicateur depuis sa création en 2006. Cette régression démocratique inédite est principalement le résultat des mesures prises par les gouvernements face à l’urgence de santé publique causée par pandémie covid-19, urgence qui a entraîné la suspension des libertés civiles de populations entières pendant de longues périodes : « partout dans le monde en 2020, les citoyens ont connu le plus grand recul des libertés individuelles jamais entrepris par les gouvernements en temps de paix (et peut-être même en temps de guerre), et l’abandon ‘volontaire’ des libertés fondamentales par des millions de personnes a peut-être été l’un des événements les plus remarquables d’une année extraordinaire ».

The Economist note en outre, notamment dans certains pays d’Europe orientale, l’instrumentation de la crise sanitaire pour couvrir des abus de pouvoir tandis que différents pays asiatiques (Chine, Asie, Corée du Sud) sont allés beaucoup plus loin que le reste du monde pour traquer et surveiller leurs citoyens et les enfermer en réponse à la pandémie notamment via le numérique.

Concernant la France, la configuration institutionnelle combine prééminence absolue du Président de la République, qui depuis notamment la réforme du quinquennat en 2000 dispose de prérogatives sans aucune mesure avec les chefs de l’exécutif partout ailleurs dans le monde démocratique, et un système électoral institué dès 1958 (suffrage uninominal à deux tours) conduisant à une faible représentation au Parlement de larges franges de l’électorat. Cette configuration singulière est tout sauf un gage d’efficacité comme l’indiquait Jean-François Revel dès 1992 dans son magistral essai « l’absolutisme inefficace » et il n’est pas interdit de penser que les titulaires présent ou récents d la fonction présidentielle ont conscience du caractère « impossible » de leur mission comme l’explique par exemple régulièrement Maxime Tandonnet. Le Parlement de plus en plus juniorisé a en outre une faible tradition et capacité de contrôle du gouvernement et de l’administration.

Cette configuration française est en outre fortement renforcée avec la crise sanitaire. Nous vivons d’abord sous un état d’urgence sanitaire rallongé en permanence et qui vient de l’être jusqu’au 1er juin prochain. Nous avons vu apparaître de manière inédite sous la cinquième République le rôle central et largement critiqué par l’opposition du Conseil de défense et de sécurité nationale dans les décisions de l’exécutif relatives à la crise sanitaire, conseil de défense analysé en détail par Thibault Desmoulins. Nous avons eu une démonstration de la faiblesse du contrôle parlementaire par la décision de la majorité de l’Assemblée nationale de mettre fin à la commission d’enquête sur le covid. Nous voyons enfin le débat qui n’en finit pas sur le calendrier des élections régionales et départementales, Marlène Schiappa devant rappeler qu’« il n’y a pas de projet caché du gouvernement en ce qui concerne le calendrier ».

Ces éléments conduisent à conclure à un faible recours aux instruments démocratiques dans la gestion de la crise et même plutôt à la mise en place de procédures dérogatoires inédites.

Pourquoi la stratégie Zéro Covid prise par certains pays asiatiques n’a-t-elle aucun écho chez nos politiques ? La peur d’un affaiblissement démocratique est-elle caduque étant donné que nous sommes déjà sur une pente glissante ?

Edouard Husson : Le problème est je crois d'abord lié à l'influence que la Chine exerce sur nos gouvernements. Quand nous pensons Asie, nous pensons à tort exclusivement ou prioritairement Chine. La Chine est aujourd'hui un Etat néo-totalitaire. Elle a développé des formes de surveillance numérique qui emprisonnent de facto ses citoyens dans un réseau de surveillances croisées. Les politiques de confinement ont été en Chine extrêmement brutales. On ne sait pas combien de personnes y sont décédées du COVID-19, en réalité. Du coup, nous ne regardons pas l'autre Chine, démocratique celle-là, la vulnérable Taïwan. Nous ne regardons pas non plus vers la Corée du Sud ou d'autres pays démocratiques de la zone qui ont mis en place des politiques de confinement ciblé, personnalisé. Bien entendu, l'utilisation du traçage numérique est potentiellement liberticide. Les pays européens auraient néanmoins pu regarder d'un peu plus près comment la société et le gouvernement ont interagi à Taïwan, par exemple, pays qui progresse dans l'indice démocratique. 

Charles Reviens :La stratégie « zéro covid » mise en œuvre par exemple en Australie et en Chine consiste à procéder immédiatement au confinement strict d’une zone géographique délimitée pendant une période allant de quelques jours à plusieurs semaines dès qu’UN ou plusieurs cas de contamination covid-19 sont détectés dans un territoire, avec campagne massive de tests et isolement des personnes positives ou cas contacts. Cette stratégie largement déployée sur la zone Asie-Pacifique diverge totalement de la stratégie « laisse faire » durablement prônée par le Brésil ou la Suède, ou de l’approche « vivre avec la virus » qui est à date celle de la France et de ses voisins, où l’on vit dans un éternel provisoire entre confinements, couvre-feu, déconfinement, restrictions économiques et sociales plus ou moins fortes puis levée totale ou partielle de ces restrictions.

Si l’on regarde la situation française mais également celle d’autres pays occidentaux, on est effectivement confronté à un puissance paradoxe puisque le refus ou l’incapacité d’établir des restrictions de liberté pour certains publics ont conduit à des restrictions majeures et indifférenciées pour l’ensemble de la population. Il semble impossible d’assumer une politique de restrictions des entrées sur le territoire (changement de pied français sur le sujet globalement un an après ce qui s’est fait en Asie), une politique d’isolement plus ou moins forcé des personnes positives et des cas contacts, un politique d’utilisation des trace numériques à des années-lumière des pratiques de Taiwan ou de Singapour. En revanche il a été tout à fait possible de remettre en cause de façon radicale et indifférenciée la liberté d’aller et de venir, la liberté de se rassembler et de multiples libertés économiques.

Cette divergence majeure n’est pas sans effet sur l’indice de démocratie de The Economist : alors que trois pays asiatiques à stratégie zéro covid sont devenues en 2020 des « démocraties complètes » avec des notes supérieures à 8 (Japon, Corée du Sud, Taiwan), deux pays européens (France et Portugal) ont quitté ce cénacle pour n’être plus que des démocraties imparfaites ou défectueuses selon le périodique britannique.

Quelles sont les mesures concrètes qui permettront de retrouver le chemin d’une démocratie plus complète à court terme ?  Est-ce conciliable avec le moment de crise sanitaire ? 

Edouard Husson : Il ne s'agit pas de prendre des mesures. Il s'agit de laisser les libertés se réinstaller. Il s'agit que chaque citoyen ait envie de défendre l'état de droit, au besoin contre l'arbitraire, non seulement, du gouvernement, mais aussi de groupes de pressions à la légitimité auto-proclamée. Ajoutons que l'épidémie du COVID-19 a été de gravité limitée. Elle ne justifiait pas un enfermement de toutes les catégories de personnes, les vulnérables comme celles qui pouvaient résister facilement à l'infection. 

Charles Reviens : Le bon sens conduit de façon évidente à d’abord mettre en œuvre les stratégies et plans d’action les plus efficaces pour maîtriser la crise sanitaire et obtenir le meilleur mix entre objectifs globaux de santé publique et fin des disruptions socio-économiques. Se pose alors la question du « back to normalcy”, donc le retour à une certaine normalité qui suppose le désarmement de toute la série des dispositifs dérogatoires évoqués plus haut.

Winston Churchill considérait qu’il ne fallait jamais gâcher une bonne crise (« never let a good crisis go to waste »). La crise sanitaire et les circonstances exceptionnelles qu’elle engendre peut donc contribuer à relancer de vraies réflexions pour renforcer la vitalité de la démocratie que beaucoup considèrent à juste titre comme un trésor en danger : question du mode de scrutin avec l’équilibre à trouver entre possibilité d’un gouvernement efficace et légitimité du résultat du vote, enjeu de la démocratie directe (la Suisse avec ses fameuses votation obtient une note de 8.83/10), question du pluralisme médiatique et de la liberté d’expression, articulation entre responsabilité politique et responsabilité pénale. Un vaste programme véritablement.

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