La discrète mais très nette inflexion européenne d’Emmanuel Macron<!-- --> | Atlantico.fr
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Olaf Scholz et Emmanuel Macron lors d'une sommet international.
Olaf Scholz et Emmanuel Macron lors d'une sommet international.
©AXEL HEIMKEN / PISCINE / AFP

Europe

Emmanuel Macron a déclaré que la France allait sortir du Traité sur la charte de l'énergie dans un contexte de relation franco-allemandes qui apparaissent tendues. Faut-il y voir un signal de remise en cause de la politique européenne menée jusque-là ?

Yves Bertoncini

Yves Bertoncini

Yves Bertoncini est consultant en Affaires européennes, enseignant à l’ESCP Business School et au Corps des Mines.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Emmanuel Macron a annoncé ce vendredi que la France allait sortir du Traité sur la charte de l'énergie. Cette décision survient dans un contexte de relation franco-allemandes qui apparaissent tendues, avec notamment l’annulation du conseil franco-allemand. Faut-il y voir un signal de remise en cause de la politique européenne menée jusque-là ?   

Yves Bertoncini : Ce n’est pas autour de la sortie du Traité sur la Charte de l’énergie qu’il faut chercher la source des tensions franco-allemandes ou européennes actuelles.

Ce Traité permet en effet aux entreprises d’attaquer les gouvernements quand elles estiment que des changements de politiques publiques portent atteinte à leurs investissements et leurs profits : en sortir semble plutôt salutaire… Il se trouve que, outre ceux liés à la guerre en Ukraine, nombre des changements politiques en cours traduisent la mise en œuvre du « Pacte vert européen », notamment marqué par l’objectif de se passer des énergies fossiles pour aller vers la neutralité climatique à l’horizon 2050.

Dans ce contexte, l’Espagne et les Pays-Bas ont été les premiers pays de l’UE à sortir du Traité sur la Charte de l’Energie, suivis par la France, sans doute la Pologne, puis d’autres… Il serait certes utile que les Européens conviennent d’une sortie plus coordonnée, mais l’essentiel est qu’ils suivent tous le même cap, y compris l’Allemagne.

Florent Parmentier : L’annonce du retrait français du Traité de la charte de l’énergie illustre une nouvelle fois que nous quittons les années 1990 pour de bon. En effet, le Traité de la charte de l’énergie est un texte datant de 1994, peu après la Guerre froide, mais surtout à une époque où la conscience des implications du dérèglement climatique n’avait pas atteint le niveau que l’on connaît aujourd’hui. Il s’agissait de protéger les investissements européens et américains dans l’ex-URSS (Russie, Asie centrale, Azerbaïdjan) et en Europe centrale et orientale : dans la lignée du consensus de Washington, faire en sorte que les investisseurs puissent se défendre devant les tribunaux en cas de changement des lois énergétiques.

Ce traité appartient donc à une époque révolue, à la fois de coopération internationale à l’échelle continentale, mais également sur le plan de la promotion des énergies fossiles. La politique européenne est donc clairement remise en question.

Ces évènements pourraient-il marquer le début d’une inflexion majeure ? Vers quelle orientation nouvelle ?

Yves Bertoncini : Sur le plan énergétique, les Européens sont d’accord pour sortir progressivement des énergies fossiles, même s’ils vont évoluer à des rythmes différents vers des mix énergétiques différents, que l’UE leur laisse toute liberté de définir.

C’est davantage au niveau géopolitique qu’il faut chercher le tournant majeur amorcé suite à la guerre en Ukraine, qui a conduit le Chancelier allemand a parlé de « nouvelle ère ». Il ne s’agit pas seulement pour les Européens de se soustraire à leur dépendance économique vis-à-vis de la Russie, mais aussi de se réarmer dans un monde devenu plus dangereux suite à l’agression militaire de Poutine et au durcissement chinois impulsé par Xi-Jinping.

Cette montée des périls expose l’Allemagne à des réajustements substantiels par rapport aux deux pays qui étaient ses principaux partenaires en matière énergétique d’une part, commerciale d’autre part, tout en l’engageant à s’affirmer bien davantage en matière de défense. Une telle montée de périls rappelle également le rôle protecteur indispensable des USA face aux grandes menaces, ce dont l’Allemagne et la plupart des pays de l’UE s’accommodent très bien, et qui prend à rebrousse-poil notre vieux fond gaulliste et notre prétention à jouer dans la même cour que Washington…

De nature eurosceptique, le Général de Gaulle avait relevé que la construction européenne devait être le « levier d’Archimède » la France et lui permettre de projeter plus aisément sa puissance au niveau international. Cette logique de projection a été reprise par tous ses successeurs, y compris vis-à-vis de l’Allemagne : nos gouvernements défendent évidemment nos intérêts nationaux à Bruxelles, autant que leurs homologues d’outre-Rhin et d’ailleurs, même si le fait d’évoquer le « couple » franco-allemand jette parfois un voile romantique et pudique sur cette réalité de base.

Emmanuel Macron a aujourd’hui bien compris la nécessité de promouvoir une « souveraineté européenne » afin de mieux peser au niveau international : il lui reste à accepter pleinement que cette souveraineté sera par nature construite sur le partage des souverainetés nationales, comme ce fut par exemple le cas en matière monétaire. C’est désormais en matière de diplomatie et de défense que l’essentiel va se jouer, et qu’il s’agit pour la France et l’Allemagne de mieux converger, y compris en matière industrielle. « L’Europe de la défense », ça ne peut pas être la France de l’armement : l’Allemagne n’est pas la seule à devoir bouger et à faire des compromis. Les réflexes qui nous ont conduit à rejeter la « Communauté européenne de défense » dans les années 50 pourraient sinon bien produire les mêmes effets délétères aujourd’hui…

Florent Parmentier : Il faut noter que la France n’était pas le premier Etat à sortir du Traité de la Charte de l’énergie. Les pays producteurs, fort logiquement, y trouvaient plus d’inconvénients que d’avantages. Si la plupart des Etats producteurs ont des tendances autoritaires, force est de constater que la Norvège s’en était également détachée : ce n’est donc pas tant une question de régime politique que d’intérêt.

Trois raisons semblent dominer dans la décision d’Emmanuel Macron de sortir de ce Traité : celui-ci nous empêche de réguler les tarifs énergétiques, alors que l’inflation pourrait contraindre les dirigeants à tenir compte de l’humeur de l’opinion publique sur ce point. En outre, ce Traité constitue un frein sur le chemin de la décarbonation de nos économies, puisque les entreprises de l’énergie peuvent attaquer les pays pour entrave au développement des énergies fossiles. Un comble quand on sait que la France a pu être dans le même temps copieusement critiquée pour son inaction climatique ! Enfin, ce Traité symbolise une perte de souveraineté en matière énergétique, notamment dans nos politiques de lutte contre le changement climatique.

La dénonciation de ce Traité est peut-être le signe d’une inflexion majeure en matière énergétique et climatique. La sortie de ce Traité est également le fruit de l’activisme des militants de l’environnement, et d’une prise de conscience écologique plus large... ainsi que de l’augmentation des prix énergétiques. Pour l’heure, nous quittons l’ancien modèle, et le nouveau, avec de nouveaux mix énergétiques (avec un renforcement du solaire, de l’éolien, du nucléaire ou de l’hydrogène) à redéfinir. 

Alors qu’Emmanuel Macron semble montrer en privé son agacement quant à ce qui se passe au niveau européen, est-il prêt à assumer un rapport de force, notamment avec l’Allemagne ? 

Yves Bertoncini : Il y a toujours eu des rapports de force au sein de l’UE, dont la vocation est précisément de contribuer au règlement pacifique des différends entre Etats-membres et citoyens. Cela vaut bien sûr pour les relations entre l’Allemagne et la France : il suffit de lire les Mémoires d’Helmut Kohl pour s’aviser de l’intensité des rapports de force à l’œuvre après la réunification de son pays et au moment du passage à l’euro, ou encore de se souvenir des négociations très tendues entre nos deux pays lors de la conclusion du Traité de Nice en l’an 2000.

Ces deux séquences diplomatiques ont un point commun avec celle ouverte par la guerre en Ukraine : il s’agit à chaque fois de s’ajuster à des mouvements géopolitiques générés en Europe centrale et orientale, et qui placent de fait l’Allemagne dans une position clé, au grand dam des élites hexagonales. Et le malaise actuel est d’autant plus profond que nos autorités nationales sont persuadées d’avoir été plus clairvoyantes que leurs voisines, en appelant à rendre l’Europe plus géopolitique et plus souveraine : cette posture prophétique les empêche d’admettre que la nouvelle donne ne renforce pas nécessairement la position de la France dans le concert européen et international, mais plutôt celle de l’Allemagne et des pays d’Europe centrale et nordique… Le défi d’Emmanuel Macron aujourd’hui n’est donc pas tant de durcir le rapport de force avec l’Allemagne mais de bien évaluer les forces et les faiblesses de la France au regard de son grand voisin.

Le plus souvent, les liens étroits établis entre nos deux pays conduisent leurs dirigeants à ne pas médiatiser leurs désaccords et à tout faire pour les surmonter « en famille ». A cet égard, l’agacement que vous prêtez à Emmanuel Macron s’apparente certes à la volonté de mettre en scène un rapport de force, mais aussi à un aveu de faiblesse. Le report du Conseil des ministres franco-allemands prévu cette semaine vise ainsi à confronter l’Allemagne à ses contradictions et à ses responsabilités, en prenant à témoin nos partenaires européens et les opinions publiques, comme si un dialogue pourtant nourri ne permettait plus à Paris de convaincre Berlin…

L’agacement français traduit sans doute un affaiblissement plus fondamental : nous avons décroché de l’Allemagne réunifiée sur le plan économique, industriel et budgétaire, tandis que nos relations avec elle se trouvaient équilibrées par le moindre engagement de Berlin en matière de politique étrangère et de défense. La « nouvelle ère » ouverte par la guerre en Ukraine place certes l’Allemagne dans une situation de faiblesse énergétique et économique temporaire, mais aussi dans une situation de force du point de vue budgétaire et diplomatique : c’est ce dont témoigne le double signal envoyé par Berlin via son programme d’investissement militaire de 100 milliards d’euros et son plan anti-crise énergétique de 200 milliards d’euros (sur 2 ans).

Désormais, et plus que jamais, la France veut et l’Allemagne peut an matière européenne : cela ne veut pas dire que la France n’a pas raison et que l’Allemagne n’a pas tort, mais cela doit inciter Paris à être d’autant plus habile et humble dans la construction de ses positions communes avec Berlin.

Florent Parmentier : Il est vrai que les positions française et allemande en matière énergétique ont divergé, sur fond de guerre en Ukraine exacerbant les contradictions et de sabotage du gazoduc Nord Stream. En résumé, l’Allemagne craint de ne pas disposer de suffisamment d’énergie pour passer l’hiver, d’où son refus d’accepter le plafonnement du prix du gaz, défendu par la France. Or, cette dernière exporte du gaz vers l’Allemagne. C’est avec l’Espagne et le Portugal que la France a pu se mettre d’accord pour la réalisation d’un gazoduc sous-marin de Barcelone à Marseille, afin d’acheminer du gaz puis de l’hydrogène vert.

On peut donc estimer que le Président Macron se sent marginalisé dans sa relation avec l’Allemagne, le chancelier n’ayant pas fait grand cas de la France dans son discours de Prague sur le futur de l’Europe. Mais expliciter des désaccords est également un moyen de relancer une relation à la fois fondamentale pour l’UE, mais sérieusement distendue ces dernières années.

Si les tensions perdurent entre l'Allemagne et la France, quelles sont les solutions diplomatiques pour le chef de l'Etat français ? D'autres alliances sont-elles en vue?

Yves Bertoncini : Si les tensions franco-allemandes perdurent, il faudra redoubler d’efforts pour les réduire – c’est d’ailleurs pour cela qu’Olaf Scholz et Emmanuel Macron se reverront dès ce mercredi. Cela suppose notamment de se mettre à la place de l’autre, en n’oubliant pas que Berlin est plus proche géographiquement de l’Ukraine que de Paris, et que l’Allemagne est aussi l’une des victimes collatérales de cette guerre, avant que d’être responsable, voire coupable, de méconduite en amont ou en aval de l’invasion russe…

L’investissement politique ritualisé dans les relations entre Paris et Berlin est d’autant plus important à l’heure où nos deux pays ont perdu une partie de leur leadership vis-à-vis des autres Etats-membres de l’UE, en raison des erreurs de jugements qu’ils ont tous deux commises envers la Russie de Poutine.

Certains des prédécesseurs d’Emmanuel Macron ont déjà essayé de miser sur une alliance alternative : ainsi de Pompidou, puis de Sarkozy, avec le Royaume-Uni, désormais hors de l’UE et affaibli ; ainsi de François Hollande avec l’Italie ou les pays du Sud de l’UE, également courtisés par l’hôte actuel de l’Elysée. Déjà limitée par la tiédeur de notre atlantisme, notre aversion au libéralisme et notre arrogance coutumière, l’attractivité française auprès des pays d’Europe centrale ou nordique a encore diminué avec la guerre en Ukraine, alors que l’Allemagne est géographiquement, économiquement et culturellement mieux placée pour les reconquérir…

Au final, tous nos chefs d’Etat ont pu constater que ces alliances alternatives n’avaient pas le même potentiel que celle du « moteur » franco-allemand, et qu’elles avaient surtout pour but de permettre à la France de mieux peser vis-à-vis de Berlin. On peut dès lors parier que le 60ème anniversaire du Traité de l’Elysée en janvier prochain sera l’occasion de réaffirmer la force de l’engagement franco-allemand en adaptant ses modalités et son contenu à la nouvelle donne géopolitique.

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