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Antoine Chollet publie « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie » aux éditions Textuel.
Antoine Chollet publie « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie » aux éditions Textuel.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Antoine Chollet publie « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie » aux éditions Textuel. Les pourfendeurs du populisme s'en prennent en réalité à la démocratie elle-même. La dénonciation du populisme s'accompagne aujourd'hui d'un puissant retour de la méfiance envers le peuple. Extrait 2/2.

Antoine Chollet

Antoine Chollet

Antoine Chollet travaille comme maître d'enseignement et de recherche en pensée politique et en histoire des idées politiques à l'Université de Lausanne. À travers ses recherches, il s'est imposé comme l'un des meilleurs spécialistes de la démocratie directe, du populisme et de la pensée politique contemporaine. Il est l'auteur des ouvrages Défendre la démocratie directe (Savoir suisse, 2011) et Les Temps de la démocratie (Dalloz, 2011).

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Nous l’avons vu plus haut, la participation civique est considérée comme un danger par les antipopulistes, et nous comprenons maintenant qu’elle ne menace pas la démocratie elle-même, mais le monopole d’un cercle réduit de personnes sur le pouvoir. En un certain sens, les positions exprimées par Schumpeter, Shils et Lipset radicalisent les conceptions des inventeurs du « gouvernement représentatif » à la fin du xviiie siècle. L’histoire est connue, nul besoin de trop s’y attarder. Les pères fondateurs de la constitution américaine, tout comme la plupart des acteurs importants de la Révolution française, n’étaient pas des défenseurs de la démocratie, qu’ils considéraient au mieux comme une antiquité juste bonne à servir dans des micro-communautés très homogènes, au pire comme un foyer inextinguible de désordre. Les systèmes politiques qu’ils mettent en place aux États-Unis et en France sont donc explicitement conçus pour limiter le pouvoir du peuple et sa participation aux affaires politiques. Madison, Hamilton ou Sieyès ajoutent cependant tous qu’il ne faut pas supprimer complètement cette dernière, mais la tenir entre des bornes soigneusement déterminées.

L’histoire de la pensée et de la pratique démocratiques pose au contraire que toute démocratie repose sur une participation aussi intense que possible de l’ensemble du corps civique. Du citoyen oisif, et donc inutile, raillé par Périclès dans son oraison funèbre aux appels de Thomas Paine en faveur de l’intervention directe du peuple dans les affaires politiques, on trouvera d’innombrables et éloquentes illustrations de ce principe. Si la participation civique est elle-même au fondement de la démocratie, elle ne peut en menacer le fonctionnement.

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Depuis la fin du xviiie siècle, tout un courant – très largement majoritaire – de la philosophie politique considère que la démocratie n’est pas possible dans des sociétés devenues à la fois trop grandes et trop complexes pour que les citoyens ordinaires puissent participer aux affaires publiques. L’argument réapparaît très fortement dans les textes des années 1950 que nous avons examinés. L’incapacité supposée des citoyens et citoyennes ordinaires à comprendre les questions politiques qui agitent les sociétés contemporaines fait signe vers cet autre thème chéri des antidémocrates et des antipopulistes : la compétence politique. Elle permet d’établir deux catégories de personnes, selon des critères souvent assez flous mais qui permettent d’éliminer du débat légitime toutes celles et tous ceux qui avancent des propositions hétérodoxes, impensables pour les détenteurs du pouvoir et les partisans de l’ordre établi. La grande peur des antipopulistes est que cette compétence, qu’elle soit acquise ou naturelle, sociale ou économique, et dont ils se considèrent toujours comme les récipiendaires plus ou moins exclusifs, perde toute valeur.

La question de la compétence politique a elle aussi une longue histoire. Aristote indiquait déjà, en un exemple fameux, que le charpentier ou le cuisinier, malgré leurs indéniables compétences techniques, sont moins bons juges de la qualité du gouvernail ou de la réussite des mets que le pilote du bateau ou l’assemblée des convives. Il existe donc une première compétence politique dans le jugement porté sur le résultat des lois adoptées et des décisions prises, et cette compétence concerne forcément l’ensemble de la collectivité à laquelle ces lois ou décisions s’appliquent. La reconnaissance de savoirs techniques spécialisés dans certains domaines n’interdit pas de se prononcer légitimement sur les produits de ces savoirs. Plus fondamentalement cependant, Aristote indique que, dans une cité, « chacun y sera plus mauvais juge que les spécialistes, mais tous ses membres réunis soit seront meilleurs juges qu’eux soit ne seront pas plus mauvais ». Il y a donc également une compétence collective, qui n’est pas simplement la juxtaposition des compétences imparfaites de chaque individu mais un véritable produit de la collectivité, en particulier parce que toutes les décisions qu’elle prend sont précédées d’une délibération de l’ensemble de ses membres.

Dans une démocratie, la participation à une décision doit être ouverte à toutes les personnes qui seront directement concernées par les effets de cette décision. Ce principe s’applique à n’importe quel collectif, qu’il s’agisse d’une famille, d’une petite association de quartier ou d’une ville de plusieurs millions d’habitants. Le jugement sur les décisions à prendre se forme lors d’une délibération qui doit forcément précéder un vote, et à ce stade de la procédure il n’existe plus de compétence spécifique ou technique qui permettrait de séparer légitimement le corps civique entre celles et ceux qui auraient le droit de prendre part au vote et les autres, qui en seraient exclus.

À l’inverse de ces principes démocratiques élémentaires, l’antipopulisme part d’une présomption d’incompétence. Puisque le peuple est dangereux, qu’il est toujours prêt à placer des fascistes au pouvoir au travers des élections, il faut défendre un régime politique qui d’une part limite drastiquement la participation civique, et d’autre part réduise les effets des élections. À cette fin, on peut par exemple rendre l’accession d’un nouveau parti au parlement aussi difficile que possible, ou l’on peut renforcer toute une série de contre-pouvoirs non élus, dans l’administration ou la justice. L’insistance de la littérature antipopuliste sur les « médiations » et les « magistratures neutres » relève de ce souci, dont le terme logique devrait être l’apologie de la technocratie. La définition extrêmement minimale de la démocratie proposée par Schumpeter et reprise par Hofstadter, Shils et Lipset est donc encore trop large.

Les antipopulistes devraient donc critiquer directement la démocratie et se débarrasser complètement de ses institutions. C’est la position défendue par Jason Brennan par exemple, qui repose pour l’essentiel sur cette présomption d’incompétence du peuple (on peut toutefois se demander dans quelle mesure son livre relève plus de la provocation gratuite que d’un raisonnement très sérieux). Mais la politique n’est pas affaire de logique, comme chacun sait, et l’élimination de la référence à la démocratie n’est pas encore à l’ordre du jour parmi les antipopulistes, pas plus qu’elle ne l’est chez les actuels détenteurs du pouvoir politique.

Une défense plus raisonnée de cette position se trouve dans l’ouvrage de Catherine Colliot-Thélène, La Démocratie sans « demos », dont le titre indique bien l’argument principal. Pour l’autrice, le régime démocratique repose sur la défense des droits et libertés fondamentales, l’idée d’auto-législation n’étant qu’une « fiction » ou un « mythe comparable à celui de l’origine divine du pouvoir, qui justifiait dans les temps passés les hiérarchies sociales immuables et les dynasties héréditaires ». La démocratie, pour elle, n’est dès lors « qu’un mode d’aménagement du rapport entre dominés et dominants, dont le noyau réside dans la revendication de droits égaux ». Du point de vue de l’histoire de la pensée politique, une telle définition ne correspond pas au concept de démocratie, même dans ses acceptions les plus faibles ou les plus minimales, parce que, en plus de faire disparaître le dèmos (le peuple) de la scène, elle évacue complètement la question du kratos, du pouvoir et de son rap - port avec ces droits égaux qu’elle place pourtant au fondement du régime. Penser que des droits égaux puissent être non seulement revendiqués, mais mis en œuvre et défendus durablement sans que l’ensemble des bénéficiaires de tels droits n’ait un accès réel au pouvoir est une absurdité poli - tique et un non-sens historique. L’égalité des droits signifie que les dominés doivent en jouir, à égalité avec les dominants, et cela n’est possible que si les premiers participent – même imparfaitement – au pouvoir. À partir du moment où le peuple commence à prendre part au pouvoir, on s’engage du même coup sur le chemin de l’auto-législation.

La question du peuple se présente encore sous un autre jour, ou selon une autre torsion si l’on veut, dans les argumentaires antipopulistes. S’ils nient au peuple toute compétence, ils pensent en même temps que cette entité n’existe pas. La contestation de la réalité ou de la consistance du peuple est elle aussi un thème qu’affectionnent les antipopulistes. On en trouve une expression particulièrement aboutie dans un livre de William Riker, Liberalism Against Populism, qui pourrait avantageusement figurer dans notre panthéon des antipopulistes s’il n’avait été publié bien plus tard, en 1982, et s’il n’était la mise en œuvre d’une autre approche scientiste dans les sciences sociales : la théorie du choix rationnel. En considérant que l’agrégation des millions de voix dans un référendum ne peut pas refléter un choix rationnel, Riker en conclut que ce qu’il nomme le populisme –  à savoir les décisions prises par l’un ou l’autre des mécanismes de démocratie directe – est absurde. On aurait tort de s’amuser d’un argument aussi trivial puisque Riker a initié une véritable tradition d’analyse des politiques publiques, en assumant explicitement pour sa part ce qui n’est souvent que sous-entendu chez ses épigones, à savoir la dimension antidémocratique transparente de son approche. Comme Bertell Ollman l’avait aussi relevé, la théorie du choix rationnel est radicalement incompatible avec la démocratie, régime fondé sur le principe que les décisions politiques ne doivent pas être jugées selon leur « rationalité », ou selon la catégorie de la vérité, mais qu’elles sont le résultat de la confrontation d’opinions divergentes. Ni « le peuple », ni « l’ensemble des votants », ni d’ailleurs un parlement ne sont des « acteurs rationnels », ce qui ne les invalide pas comme entités légitimes pour prendre des décisions. Les référendums, les élections, les votes d’assemblée sont des mécanismes institués afin de permettre à une collectivité de s’auto-gouverner, ils ne visent pas la découverte miraculeuse de la « meilleure solution » ou de la volonté générale.

Riker est un lointain héritier de Walter Lippmann, qui avait avancé des arguments analogues dans Le Public fantôme. Nous avons déjà parlé plus haut de la réponse que John Dewey lui avait apportée, mais il faut y revenir sur un autre point. Dewey ne s’intéresse guère aux arrangements institutionnels permettant de rendre effectif un pouvoir du peuple ou des publics, pour reprendre son terme, sur les affaires qui les concernent. Il accorde au contraire une très grande attention aux conditions d’existence d’un public ou d’une société démocratique. Le souci des affaires communes se cultive, l’intérêt pour les questions politiques n’est pas inné et il existe des différences importantes entre une société atomisée et apathique et une société politisée, active et engagée dans un débat interminable avec elle-même sur ses finalités et les moyens d’y parvenir. C’est la raison pour laquelle on ne peut parler d’une psychologie du peuple (ou des foules) qui le condamnerait à acclamer des figures autoritaires, car ce dernier n’est pas une entité stable et figée dont les réflexes ou les réactions seraient toujours les mêmes. L’institution politique de la société a des effets déterminants non seulement sur sa psychologie, mais aussi sur ses valeurs, ses représentations, son imaginaire, etc.

La constitution d’une société démocratique, formée d’individus démocratiques, est tributaire de multiples institutions (qui vont de la scolarisation universelle à l’existence d’un espace public), mais la plus importante d’entre elles est la pratique de l’auto-gouvernement et de l’auto-législation. C’est en exerçant son « métier de citoyen », pour reprendre l’expression suggestive de Claude Nicolet, que l’on devient un citoyen démocratique, ce qui en retour nous enjoint à l’exercer encore davantage. Il existe donc entre une société démocratique et des institutions d’auto-gouvernement un cercle identique à celui qu’identifiait Rousseau entre les bonnes lois et les bons citoyens, à condition d’ajouter qu’il s’agit d’un cercle vertueux dans lequel on peut entrer de mille manières différentes, et non d’un cercle parfait qui demeurerait à tout jamais inaccessible.

Partir du constat que le peuple est de toute manière incompétent et autoritaire, en s’appuyant sur un fatras psychologisant d’un autre temps, c’est refuser d’entrer dans ce cercle, c’est chercher à toute force à confier exclusivement le pouvoir à des personnes qui seraient miraculeusement immunisées face aux viles pulsions de la masse. C’est aussi, faut-il le rappeler, prendre un risque important dans des sociétés qui sont au moins en partie démocratiques, car un tel pouvoir ne peut être perçu comme légitime en leur sein. Le mépris affiché à l’égard du peuple dans des sociétés qui reposent sur des déclarations l’érigeant en source de la souveraineté – des déclarations des droits de l’homme de la Révolution française aux différentes constitutions régissant la plupart des États européens ou américains – ne peut que produire une dissonance par rapport aux sources idéelles de la légitimité dans ces différents régimes. Dans un pays dont la constitution débute par « We the People » et dont on dit que c’est ce peuple qui établit ladite constitution, comme c’est le cas des États-Unis, on ne peut sans dommage prétendre que ce peuple serait une fiction sans contenu, et que lorsque ce qui en tient lieu s’exprime, cela aurait pour effet de détruire les institutions fondées par cette même constitution.

Extrait du livre d’Antoine Chollet, « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie », publié aux éditions Textuel

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