Allemagne : la Cour de Karlsruhe est-elle l'institution qui garantit le mieux la démocratie allemande ou une semi-dictature constitutionnelle ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les prérogatives de la Cour constitutionnelle allemande sont-elles trop importantes ?
Les prérogatives de la Cour constitutionnelle allemande sont-elles trop importantes ?
©Reuters

Démocratie

Alors que la Cour de Karlsruhe doit rendre ce mercredi sa décision qui déterminera l'avenir du Mécanisme européen de stabilité, le plan de sauvetage sensé aider les pays de la zone euro en difficultés, des voix s'élèvent pour critiquer son rôle omniprésent et son pouvoir politique considérable.

Alfred Grosser et Henrik Uterwedde

Alfred Grosser et Henrik Uterwedde


Alfred Grosser est un historien, sociologue et politologue franco-allemand.
Il a été chroniqueur politique au Monde à la Croix et à Ouest-Francede 1965 à 1994.


Henrik Uterwedde est politologue et directeur adjoint de l'Institut Franco-Allemand de Ludwigsburg

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Atlantico : La Cour de Karlsruhe doit rendre aujourd'hui sa décision concernant le MES – le Mécanisme européen de stabilité –, le plan de sauvetage européen sensé aider les pays de la zone euro en difficultés. Les prérogatives de la Cour constitutionnelle sont-elles trop importantes ?

Alfred Grosser : En principe, la Cour de Karlsruhe, au même titre que la Conseil constitutionnel en France, a tous les droits pour déclarer nul et non avenu une loi déjà votée, même si elle est déjà en application. Le Mécanisme européen de stabilité a déjà été adopté par plus des deux tiers du Parlement allemand, ce qui est très important.

Mais la Cour de Karlsruhe a demandé au président de la République allemande, Joachim Gauck, de ne pas signer la loi - ce qui la rendrait valable - tant qu'elle n'a pas rendu sa décision. Ce dernier s'est incliné, ce qui démontre bien le pouvoir considérable de la Cour, un pouvoir peu contesté.

La décision qu'elle doit rendre aujourd'hui n'est d'ailleurs pas définitive. Elle le sera peut être dans six mois comme dans un an, personne ne sait. Si elle décide d'invalider le plan de sauvetage européen, il est probable que l'euro s'effondre dans les vingt-quatre heures. Si elle souhaite valider la loi, elle trouvera facilement les arguments pour la justifier tout comme elle trouvera les arguments juridiques la rejeter. Elle a donc une énorme responsabilité politique vis-à-vis du reste de l'Europe.

Henrik Uterwedde : Non les prérogatives de la Cour de Karlsruhe ne sont pas trop élargies. En réalité, la Cour a un rôle très important dans la vie politique allemande, mais elle ne fait que juger toujours en réagissant à un recours. Son objectif est de déterminer si une loi - ou, comme c'est le cas actuellement, un traité ratifié - est conforme ou non aux principes fondamentaux de la Constitution.

Mais il est vrai qu'elle va souvent dans le détail pour scruter de manière précise la conformité d'une décision avec la constitution.

Comment expliquer que cette Cour joue un rôle quasi-politique en Allemagne, y compris sur les questions économiques ?

Alfred Grosser : La Cour de Karlsruhe a plusieurs fois annulé des lois en exigeant l'intégration de nouveaux éléments pour obtenir sa validation. Elle fait donc office de législateur ce qui n'est pas sa fonction. Elle peut valider ou refuser un texte, mais elle n'a pas à dire ce qu'il faut faire.

L'Allemagne est sortie de plusieurs régimes dictatoriaux. Le droit est devenu par la suite un des piliers fondamentaux du pays. L'hymne national allemand commence ainsi par « Concorde », « Droit » et « Liberté ». Le droit apparaît donc devant la liberté comme valeur fondamentale ce qui peut parfois se traduire par des abus sur le plan juridique. Mais globalement, la classe politique dans son ensemble s'accorde sur la nécessité qu'il y a à avoir des gardiens de la loi constitutionnelle et des valeurs fondamentales.

Les juges de la Cour de Karlsruhe sont nommés par le Parlement à la majorité des deux tiers, ce qui donne un droit de veto à l'opposition. A l'inverse, les membres du Conseil constitutionnel en France sont désignés arbitrairement par les présidents de la République, du Sénat et de l'Assemblée nationale et n'ont même pas besoin d'être juriste. De même, le président américain nomme unilatéralement, sous réserve de ratification par le Sénat, les membres de la Cour suprême. C'est donc en Allemagne que les juges de la Cour constitutionnelle sont nommés le plus démocratiquement.

Henrik Uterwedde:  Au départ, et en réponse à la dictature nazie, il y a la volonté de sauvegarder la constitution contre toute dérive anti-démocratique; c'est pourquoi la Cour constitutionnelle a été dotées de pouvoirs élargies. Ensuite, la Cour s'est saisie de ses prérogatives de manière offensive.

Mais, une fois de plus, ce n'est pas elle qui fait la loi, elle ne fait que censurer le législateur en cas de dérapage. Par ailleurs, la Cour jouit d'une très grande popularité; chacun reconnait son impartialité meme si lon peut parfois avoir des débats controversés sur "le pouvoir des juges".

La Cour de Karlsruhe a t-elle tendance à être eurosceptique ? Y a t-il une défiance vis-à-vis des institutions européennes ?

Alfred Grosser : Il y a une crainte que la Cour de justice de l'Union européenne basée à Luxembourg et la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg décident en dernier ressort, une chose qui a été parfaitement admise en France à la fois par la Cour de Cassation et le Conseil d'Etat. Mais ce n'est pas le cas outre-Rhin. La Cour de Karlsruhe est par conséquent très eurosceptique. Elle agit comme s'il y avait une pleine souveraineté nationale alors que ce n'est plus le cas depuis les années 1960.

L'euro supprime un des droits de souveraineté les plus traditionnels : la monnaie. Mais la Cour n'en tient aucun compte car elle refuse d'être soumise aux tribunaux européens. Elle souhaite éviter de réitérer le scénario de la Bundesbank – la Banque centrale allemande – qui est parfaitement soumise à la BCE – la Banque centrale européenne. D'ailleurs, l'institution monétaire allemande résiste encore par le biais de son président, Jens Weidmann qui, bien que membre du conseil de la BCE, l'a combat ouvertement alors qu'il est tenu à la discrétion au même titre que ses pairs.

Henrik Uterwedde: Contrairement à ce qu'affirment certaines critiques, la Cour de Karlsruhe n'est pas eurosceptique. Elle juge les traités à l'aune de l'article 23 de la constitution allemande selon laquelle la République fédérale, "pour l’édification d’une Europe unie, concourt au développement de l’Union européenne qui est attachée aux principes fédératifs, sociaux, d’État de droit et de démocratie ainsi qu’au principe de subsidiarité et qui garantit une protection des droits fondamentaux substantiellement comparable à celle de la présente Loi fondamentale. A cet effet, la Fédération peut transférer des droits de souveraineté (...)".

La Cour de Karlsruhe doit simplement déterminer si oui ou non de nouveaux instruments de transferts financiers, ou le passage à de nouveaux transferts de pouvoir, respectent ces principes. Or, il ne s'agit pas d'une préoccupation allemande, mais d'une question fondamentale pour tous les Européens.

Est-il normal qu'une telle Cour puisse tenir entre ses seules mains l'avenir d'un plan de sauvetage de la zone euro ?

Alfred Grosser : Non, cette situation est assez consternante. Mais c'est la règle.

L'euroscepticisme est si répandu en Allemagne que la Cour de Karlsruhe a plutôt le soutien de l'opinion qui considère qu'elle donne de l'argent à perte pour soutenir les pays en difficultés de la zone euro qui n'ont pas adopté les réformés nécessaires à temps. Son orientation rejoint donc celle de la population.

Henrik Uterwedde: L'Allemagne n'est pas n'importe quel pays. De plus, son système politique n'est pas fondé sur la concentration des pouvoirs, comme c'est le cas en France, mais sur la séparation des pouvoirs, avec des poids et des contrepoids (encore en réaction à l'abus de pouvoir sous la dictature nazie).

Dès lors, une décision politique est plus difficile à prendre en Allemagne qu'en France : Mme Merkel doit négocier avec son partenaire de coalition, avec son groupe (qui est loin d'etre "godillot"!), avec les Länder (car leur accord est nécessaire via la deuxième chambre du Parlement), et finalement, respecter un éventuel jugement de la Cour constitutionnelle. La Cour de Karlsruhe fait partie d'un processus de décision, puis de controle, très compliqué. Il ne faut donc pas la diaboliser.

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