La Cour constitutionnelle allemande voudrait imposer la fin des plans de relance budgétaires en Europe. Faut-il l’encourager ou… l’envoyer bouler ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La présidente de la BCE, Christine Lagarde, accueille le chancelier allemand Olaf Scholz pour les célébrations du 25 e anniversaire de la Banque centrale européenne, le 24 mai 2023.
La présidente de la BCE, Christine Lagarde, accueille le chancelier allemand Olaf Scholz pour les célébrations du 25 e anniversaire de la Banque centrale européenne, le 24 mai 2023.
©Daniel ROLAND / AFP

Poids de la dette

La plus haute juridiction allemande considère que la réaffectation de 60 milliards d'euros, initialement destinés à amortir l'impact économique du coronavirus, à un fonds spécial pour la transformation de l'économie et le climat n'était pas « autorisée ». Le fonds pour le climat et la transformation de l'économie de 212 milliards d'euros va devoir être réduit de 60 milliards d'euros. La France doit-elle imiter l’Allemagne ?

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : En Allemagne, la Cour de Karlsruhe a ordonné la suppression de 60 milliards d’euros de crédits. Des crédits qui correspondaient à un fond Covid pas utilisé mais réaffecté ailleurs. Ce qui est interdit au regard du droit de la dette publique allemande. En récession, les dépenses publiques allemandes seront donc réduites de 60 milliards. C’est un signal ? L’Allemagne veut réduire la pression de l’endettement ?

Don Diego de la Vega : Tout d'abord, il est important de ne pas confondre la décision de la cour de Karlsruhe avec une simple réduction des dépenses publiques. En réalité, il s'agit d'une augmentation massive des dépenses publiques qui sera réduite de 60 milliards. Les juges de Karlsruhe, agissant en tant que parlementaires allemands, ont répondu à une requête d'autres parlementaires de droite, notamment les 197 députés de la CDU CSU. Ils ont estimé nécessaire de retrancher ces 60 milliards, qui avaient été initialement alloués de manière prévisible, constituant ainsi une sorte d'arnaque.

La cour de Karlsruhe, tout en ne se prononçant pas sur certaines décisions anticonstitutionnelles, a estimé que cette situation était trop flagrante. Les parlementaires de droite ont donc réclamé la réduction des 60 milliards. Cependant, il est important de souligner que cette réduction peut potentiellement être contournée ou réactivée par Berlin. D'autres moyens pourraient être trouvés pour contourner cet obstacle, tout en respectant les décisions constitutionnelles. Il est crucial de reconnaître que, même si cette décision entraîne une coupe de 60 milliards, d'autres solutions pourraient être explorées pour atteindre les objectifs financiers.

Christophe Bouillaud : En l'occurrence, il s’agit d’une décision qui est purement liée au droit constitutionnel Allemand. Les juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe sont toujours très attentifs au fait que le Bundestag n’est pas autorisé à faire ce qui lui plait avec l’argent du contribuable allemand. Il y a ici un enjeu strictement constitutionnel, de surveillance de l’action du Bundestag et de transparence aussi. Cet enjeu, néanmoins, demeure relativement séparé d’une réflexion plus générale sur l’organisation de la vie économique en Europe. 

L’Allemagne est aujourd’hui prise en tenaille par ce qui a autrefois été inscrit dans sa constitution. Il s’agit de la stratégie du schwarze Null, ou de l’endettement zéro, qui s’est avéré être une règle assez tenace contre la relance. C’est la règle d’or qui a aussi été imposée à un certain nombre de pays européens qui ont bien voulu se laisser faire, il y a quelques années. Ce choix politique résulte d’une idéologie que l’on pourrait qualifier d’ordo-libérale et qui estime de l’endettement que c’est l’une des pires choses qu’un Etat peut faire sur le plan économique. 

D’un autre côté, l’Allemagne fait aussi face au pragmatisme qui a immanquablement résulté de la dernière crise européenne (entre 2008 et 2015, donc). Nous avons découvert que la réduction à marche forcée des dépenses publiques en période de crise économique aboutissait sur des résultats pire que le mal. On parle donc d’une crise économique et d’une augmentation de l’endettement. Lors de la pandémie, les autorités allemandes ont opté pour une approche raisonnable : elles n’ont pas voulu ajouter à la crise sanitaire une seconde crise économique. Lors de la crise ukrainienne, elles ont fait un choix similaire.

La décision de la Cour de Karlsruhe pourrait théoriquement faire éclater la contradiction entre le refus constitutionnel de tout endettement et le fait que, en pratique, cet endettement peut tout de même s’avérer économiquement utile, sinon pertinent dans certains cas de figure. Il s’avère parfois indispensable pour ne pas provoquer des crises économiques majeures. Cependant, ceci engendre mécaniquement des divergences politiques majeures entre les différentes forces de la coalition allemande.

Les libéraux allemand ont déjà accepté beaucoup. Il n’est pas certain qu’ils tolèrent plus d’endettement qu’ils ne le font à présent. Ils ont beaucoup de mal à admettre que la doctrine inscrite dans la constitution produit des conséquences déplorables. L’idéal serait donc d’abandonner la doctrine, mais cela supposerait un accord entre les forces politiques allemandes qui n’existe pas actuellement. Les libéraux et l’électorat conservateur ont trop de mal à accepter l’idée qu’il pourrait être bon, dans certains cas de figure, de s'endetter davantage. C’est l’une des faiblesses de la pensée économique allemande.

La décision allemande met en péril 770 milliards d’euros de financement public, signalant peut-être la fin des plans de relance budgétaire ?

Don Diego de la Vega : Cela pourrait être interprété comme un signal envoyé par des politiques et des juristes pour signifier que trop, c'est trop. Cette alerte, bien que probablement contournée ou détournée, met en lumière un dispositif largement répandu depuis dix ou quinze ans.

La technique utilisée par l'Allemagne consiste à donner l'impression de vertu en affichant peu de déficits publics officiels, tout en effectuant des dépenses hors bilan, donc non incluses dans le bilan. Ces dépenses sont souvent justifiées en les qualifiant d'investissement, même lorsque cela peut sembler discutable, comme dans le cas des dépenses militaires ou des projets éoliens.

Cette pratique s'étend à divers secteurs, tels que l'environnement, où des dépenses importantes sont classées comme des investissements, échappant ainsi à la comptabilité ordinaire. En réalité, environ 850 milliards d'euros échappent à l'évaluation publique en raison de cette technique de débudgétisation, qui s'accumule au fil des années. L'Allemagne est un leader dans l'utilisation de structures ad hoc hors bilan, une approche qui offre une opacité considérable, échappant largement à la supervision parlementaire.

Christophe Bouillaud : Non, je ne crois pas. L’expérience des années 2008-2015 est encore trop récente pour que nous en arrivions-là. L’Europe ayant failli mourir d’austérité, il m’apparaît peu probable que nos dirigeants aient déjà oublié l’impact d’une politique qui se refuserait à toute relance budgétaire. C’est une erreur que nous ne referons probablement pas tout de suite.

Du reste, il faut bien réaliser qu’il existe, en Allemagne, des priorités de sécurité nationale qu’il n’est plus possible de repousser. C’est particulièrement vrai du côté de la défense européenne. L’Allemagne sait qu’elle devra dépenser davantage pour sa défense et que, dans ce cas de figure, l’endettement sera inévitable… sauf à lui préférer de très fortes hausses d’impôts qui plomberaient beaucoup l’économie.

La menace croît. Elle le fait rapidement. Ce n’est donc pas possible de reporter ces dépenses. Je doute donc que qui que ce soit se lance dans une cure d’austérité massive. Cela pourrait provoquer une récession très forte et il ne faut pas non plus sous-estimer le risque politique interne. On observe actuellement, dans l’espace politique allemand, la montée d’un populisme de droite comme celle d’un populisme de gauche, à qui ce serait potentiellement prêter le flanc.

Un éclatement de la coalition n’est d’ailleurs pas complètement impossible, en Allemagne, si les discussions ne se passent pas bien. Plus que jamais, la tentation des libéraux à faire des économies pourrait mener au conflit, puisque la côte des socialistes est très basse, de même que celle des libéraux ou des verts qui participent tous au gouvernement.

En 2024, les autorités allemandes auront sans doute la possibilité de trouver des financements pour les sujets indispensables. Mais il semble nécessaire de rendre possible, en Europe, une discussion sur comment arriver à s’endetter davantage, s’inspirer des situations des Etats-Unis comme celle de la Chine. L’un comme l’autre sont en mesure de financer leur défense, leur transition énergétique… Si l’Union n’est pas en mesure de se mettre d’accord sur un changement de doctrine, nous devrons composer avec un handicap face à ces deux rivaux qui, eux, soutiennent massivement leurs économies respectives.

La France doit-elle imiter l’Allemagne ou doit-elle se dissocier de la position allemande ?

Don Diego de la Vega : La France doit améliorer la gestion de ses finances, tant au niveau privé que public. Cela nécessite la mise en place de garde-fous, mais selon moi, confier cette responsabilité à un juge, surtout en France où les compétences en matière financière sont limitées et sans mandat spécifique, n'est pas la solution. À mon avis, la personne habilitée à stopper les dépenses excessives et à évaluer les dépenses publiques devrait être le parlementaire. Cependant, le problème réside dans le fait que notre Parlement, bien qu'existant, est largement infantilisé et relégué au rôle de quatrième roue du carrosse, en particulier en raison de la domination d'une majorité. Il est donc crucial de trouver un moyen de redonner du pouvoir aux députés de base, même si cela s'avère difficile en raison de notre système politique et électoral, accentué par la Macronie qui a écarté l'idée de contre-pouvoirs. Cette situation est préoccupante. Idéalement, nous aurions besoin d'un Parlement fort, doté d'une réelle expertise. Il serait donc nécessaire d'associer la Cour des comptes et d'autres organes d'évaluation et de surveillance au Parlement, comme c'est le cas dans de nombreuses démocraties telles que l'Angleterre ou les États-Unis, par exemple.

Christophe Bouillaud : La France s’endette déjà beaucoup. Nous ne respectons déjà pas les règles européennes. En faire davantage, dans ce sens, serait abusif. Nous faisons office de mauvais élève, ne l’oublions pas.

Ceci étant dit, c’est ce statut de mauvais élève qui permet à la France de tirer, à l’aide de son marché intérieur, l’économie européenne. Parce que nous refusons de faire de l’austérité, nous pouvons alimenter la demande intérieure européenne, ce qui n’est pas nécessairement négatif. C’est pourquoi d’aucuns pourraient arguer qu’il ne faut pas que l’Hexagone limite ses dépenses, au risque sinon d’engendrer de vrais problèmes pour l’économie de l’Union européenne.

Si tel est le cas, assisterions-nous à une explosion des taux d'intérêt ? Quelles en seraient les conséquences ?

Don Diego de la Vega : Les taux d'intérêt sont déterminés par le banquier central, qui a la capacité de les ajuster selon ses préférences, tant à court terme qu'à long terme. Actuellement, le Japon bénéficie de taux inférieurs à 1 % malgré sa dette élevée, tandis que l'Italie, malgré une situation budgétaire plus sérieuse, voit ses taux atteindre 4,5 à 5%. La décision sur les taux d'intérêt relève principalement de la banque centrale. Malheureusement, la Banque centrale européenne (BCE) a une tendance marquée à suivre une approche allemande, souvent encline à augmenter plutôt qu'à diminuer les taux, et même lorsqu'elle décide de les laisser inchangés, cela peut être motivé par la nécessité de sauver le système financier. Ainsi, les taux d'intérêt ne sont pas déterminés par les finances publiques, mais plutôt par des facteurs tels que l'inflation, les anticipations d'inflation et les décisions de la banque centrale sur la façon de stimuler ou freiner l'économie.

Certes, des taux d'intérêt très élevés par rapport à la croissance nominale peuvent entraîner une détérioration de la dynamique des finances publiques. Cependant, l'idée que des problèmes de finances publiques entraîneraient automatiquement une hausse des taux, comme le pensait François Fillon par exemple, n’est plus valide. Les banques centrales, aujourd'hui détentrices du pouvoir, influencent largement les marchés et fixent les taux d'intérêt conformément à leurs directives.

Christophe Bouillaud : Si la France décidait de s’aligner sur la doctrine du schwarze Null comme le fait l’Allemagne, c’est-à-dire si elle engageait des réductions de dépenses drastiques et plus importantes que celles initialement prévues dans le budget, nous risquerions probablement une forte récession. D’autant plus que les taux d’intérêts ont tendance à grimper ces derniers temps. Les chiffres du chômage commencent à remonter. Si nous voulons nous assurer d’un résultat économique catastrophique, nous connaissons la marche à suivre.

Les pays qui ont opté pour l’austérité face à des situations comparables en ont beaucoup pâti. C’est le cas de l’Italie, notamment, entre 2011 et 2013.

Si l’Allemagne parvenait à imposer sa doctrine au reste de l’Union européenne, si les pays membres étaient contraints de mettre rapidement (le rapidement compte !) leurs dépenses en ordre, nous risquerions gros. Mais il semble peu probable que qui que ce soit soit assez déraisonnable pour en revenir là.

Nous sommes pourtant coincés, c’est vrai, par l’inscription dans les traités d’une règle de politique économique qui ne correspond plus à ce qu’il faut faire à l’échelle continentale.

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