La Chine face au monde : le régime du Parti-Etat <!-- --> | Atlantico.fr
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Un groupe de personnes prend des photos devant des portraits des dirigeants chinois (Mao Zedong, Deng Xiaoping, Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping) lors d'une exposition, à Pékin le 26 septembre 2019.
Un groupe de personnes prend des photos devant des portraits des dirigeants chinois (Mao Zedong, Deng Xiaoping, Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping) lors d'une exposition, à Pékin le 26 septembre 2019.
©WANG ZHAO / AFP

Bonnes feuilles

Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron publient « La Chine face au monde : une puissance résistible » chez Capit Muscas Editions. Puissance hors normes, la Chine a déjoué tous les pronostics occidentaux. Son développement économique ne s’est pas accompagné d’une démocratisation et son isolement diplomatique doit être relativisé. Extrait 1/2.

Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Emmanuel Véron

Emmanuel Véron

Emmanuel Véron est géographe et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO de 2014 à 2018. Il est enseignant-chercheur associé à l'Ecole navale.

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Il est tentant d’établir une continuité entre la Chine impériale et la Chine d’aujourd’hui. Tant dans ses aspirations à la puissance que par la volonté du régime de s’inscrire dans un mode de fonctionnement bureaucratique prétendument séculaire. Course au prestige historique, aura d’une civilisation : les Jeux Olympiques de Pékin (2008) donnaient déjà un aperçu très net de cette image que la Chine voulait projeter d’elle-même. Celle d’un pays réconcilié avec son passé alors que la société chinoise, en quelques décennies, avait été plus d’une fois malmenée par des crises d’une rare intensité que ce soit à Tiananmen (1989) ou durant la Révolution culturelle (1966-76) sans compter le Grand Bond en avant (1958-1961) ou le Mouvement des Cent Fleurs (1957) qui firent près de 40 millions de morts et qui, loin de l’écarter du pouvoir, renforcèrent un peu plus Mao Zedong dans son statut de Grand Timonier. Dans tous les cas, la population faisait l’expérience douloureuse d’un refus catégorique du Parti-État de partager son pouvoir. Gommées, ces périodes de l’histoire récente de la Chine laissent place dans le grand récit national à une illusion collective. Celle d’une indéfectible cohésion socio-politique rassemblée autour d’un Parti-État au sommet duquel Xi Jinping fait figure d’Empereur. Illusion bien sûr, car les révoltes tibétaines, mongoles, ouïgoures ou celles, plus sporadiques, à Hong Kong montrent qu’une partie non négligeable de la périphérie n’adhère pas aux projets que défend le régime. La résistance passive d’une part croissante de la jeunesse au modèle performatif qu’exalte la propagande confirme que l’harmonie tant vantée par les autorités est par ailleurs plus mythique que réelle. Une partie de la population ne soutient que très modérément le régime. Le courageux témoignage de l’écrivaine Fang Fang depuis Wuhan, foyer initial de la Covid-19 (2000), est en ce sens symptomatique du décalage établi entre le pouvoir et une partie de l’opinion qui, elle, n’hésite pas quand cela lui est rendu possible et via les réseaux sociaux à en dénoncer l’impéritie.

L’exutoire nationaliste est loin de faire l’unanimité non plus. Des caciques du régime (l’officier Qiao Liang ou feu l’ambassadeur Wu Jianmin…) s’élèvent contre les excès nationalistes. En cela, le Parti-État est paradoxalement un garde-fou contre des extrémistes qui seraient enclins à porter le fer contre les États-Unis au sujet de Taïwan notamment. Mais pour combien de temps encore ? Ce clivage autour de l’autorité du Parti communiste est la résultante de plus d’un quiproquo. Le premier précède de quelques années la création (1921) du Parti communiste alors que la Chine renverse la dernière dynastie impériale de son histoire (1911). Une République, fragilisée par les dissensions internes et bientôt le contre-coup de la Première Guerre mondiale, est instaurée. La priorité des républicains ne réside pas dans l’instauration d’un régime assurant la liberté ou l’égalité individuelles, mais bien dans le retour à l’ordre et la désignation de celui qui détiendra à terme le pouvoir. Ainsi, l’idée de la république dans la Chine du début du XXe siècle ne charrie presque rien du mythe français. Elle se sent plus d’affinités avec la notion anglo-américaine de Commonwealth, c’est-à-dire une libre association pour se gouverner ensemble, pour le bien commun. Que l’on traduise la « République de Chine » par Zhonghua « minguo » (littéralement : « État du peuple ») ou comme le feront, en 1949, les communistes par la République populaire de Chine en Zhonghuarenmin « gongheguo » (littéralement : « vivre dans l’accord, dans l’harmonie »), l’une ou l’autre de ces appellations montrent clairement que l’idée de la République n’a pas été installée comme la forme d’une modernité politique.

L’urgence pour les communistes comme pour leurs prédécesseurs est d’ailleurs au rétablissement d’une unité entre les provinces. C’est l’obsession du pouvoir en Chine sur le temps long. 1949 qui voit l’instauration du régime communiste n’en est pas moins une rupture car ce Parti unique fonctionne sur le mode stalinien d’un pouvoir totalitaire. C’est en définitive l’URSS qui est la grande inspiratrice de la Chine maoïste et de ses successeurs. Confusion des pouvoirs, uniformisation de la pensée, désignation des ennemis de classe, de l’intérieur comme de l’extérieur, engagent l’État, ses structures, à être systématiquement pris en otage par un Parti omnipotent. D’où cette formulation de Parti-État qui n’a jamais renoncé à l’exercice de son monopole et fait systématiquement barrage à toute forme de multipartisme. Fort aujourd’hui de plus 90 millions de membres, il est le deuxième plus grand parti politique au monde (après le BJP indien). Ses membres siègent dans tous les conseils d’administration y compris au sein des entreprises étrangères établies sur le territoire national, comme dans l’administration publique et plus particulièrement le waijiabou (ministère des Affaires étrangères), où les représentants du Parti ont la prééminence sur les diplomates de carrière. Ainsi, Yang Jiechi et Wang Yi se partagent de facto le portefeuille des Affaires étrangères. Leur rencontre houleuse avec Antony Blinken à Anchorage, en mars 2021, a révélé des tensions entre les deux hommes sur la politique à tenir vis-à-vis des Américains. Preuve s’il en est que les divergences existent au sein même de la direction chinoise. L’armée n’échappe pas à cette configuration. L’Armée Populaire de Libération (APL) est une armée politique. Cette observation n’exclut en rien ses compétences professionnelles, mais jamais ne doit être perdu de vue le fait que cette armée a davantage la culture d’une garde prétorienne. Défendre la patrie revient à défendre les intérêts du Parti. Et inversement. Et c’est la raison d’État qui dicte les choix de cette gouvernance.

Le Parti a socialement reproduit une oligarchie avec ses prébendes et ses grand-messes. Excommunications, hérésies et réhabilitations en rythment l’histoire. Son accélération est synonyme de crises, de purges. Souvent très graves, elles mettent en péril l’équilibre de l’appareil. Son fonctionnement est incompatible avec une trop grande hétérogénéité de vues. Le Parti reste extrêmement vigilant pour contrôler l’opinion, ses relais et institutions. Autant de contre-pouvoirs considérés comme dangereux au monopole de son autorité. Gao Gang, Peng Dehuai, Liu Shaoqi, Bo Xilai ou Zhou Yongkang, caciques historiques du régime, en furent les plus illustres victimes. Sans compter les millions d’anonymes et parmi eux, des croyants. Jamais ces derniers n’ont été admis à critiquer l’État, son discours, ses fondements qui sont aussi ceux du Parti. Ce dernier fonctionne en soi comme une véritable église. Il élabore une doctrine en évolution constante. Sa très grande capacité d’adaptation a permis d’intégrer successivement en son sein des catégories sociales paysanne, ouvrière et enfin, d’hommes d’affaires. La mise à pied récente de l’industriel Jack Ma rappelle toutefois que nul n’est à l’abri d’une mise à l’index, la peur conditionnant les réflexes d’un comportement social correspondant à des normes escomptées.

En cela, le Parti n’a pas hésité à épouser des orientations plutôt libérales dans ses choix économiques. Au point – autre quiproquo – de faire illusion sur ses intentions réelles dans son encouragement à la globalisation, dont la Chine, au cours de ces quarante dernières années, est sortie grande gagnante tout en maintenant une politique protectionniste. Cécité volontaire ou pas, nombre de dirigeants occidentaux avaient oublié que le libéralisme dans son acception chinoise était totalement étranger à l’idée d’une ouverture politique. Ainsi, le Parti-État a su préserver ses intérêts vitaux en maintenant une conscience groupale et des réseaux d’entraides (les fameux guanxi) trouvant des relais d’opinion en Chine comme à l’étranger par la mobilisation d’une officine aux ordres du Parti, le Front Uni. Via les services secrets, les loges religieuses (bouddhistes notamment), l’usage des cryptomonnaies, le recours à la cyberguerilla, le pillage industriel, la sympathie et la compromission de sino-béats, particulièrement nombreux dans les sphères conservatrices des pays occidentaux (ou non), et les Instituts Confucius (17 pour la seule France), le Parti exerce un pouvoir d’influence. Son emprise se mesure à la diplomatie particulièrement agressive des « loups combattants ». Elle est le surgeon le plus visible d’activités opaques et de pratiques héritées d’une vie longtemps clandestine pour ses membres et leurs affidés. D’origine souvent modeste, l’idéal-type de ses membres correspond à une fascination pour le Parti, vis-à-vis duquel ils restent redevables à vie. Une logique de rente les anime et se mesure aux privilèges matériels et symboliques que cette aristocratie perçoit. Elle veille scrupuleusement à ce que chaque génération maintienne ou fructifie ses acquis.

La vie du Parti est strictement réglée, du haut au bas de l’échelle de la société par des kaihui – ou réunions – dont la plus importante au niveau national est le Congrès, réuni en moyenne tous les cinq ans. Celui qui se tiendra en 2022 consacrera selon toute vraisemblance l’hyper-présidentialisation de Xi Jinping, probablement élu à vie, et ainsi la « poutinisation » du régime chinois. Directives et normes sont transmises d’une manière à la fois hiérarchisée et étanchéisée. Le statut de chacun permettant d’accéder à des informations plus ou moins confidentielles. L’archivistique, la consignation des documents, leur réécriture fréquente relèvent d’une obsession récurrente et confèrent à ce pouvoir stalinien ce qu’Orwell disait de tout régime totalitaire : le passé, son interprétation, y est plus dangereux que le présent et en cela bien davantage que le futur. Être historien en Chine, comme le rappellent le journaliste Yang Jisheng ou le cinéaste Wang Bing, est assurément le métier le plus dangereux du monde. Cette obsession pour la chose écrite va de pair avec une armée de fonctionnaires, lesquels épient jour et nuit la toile pour déjouer toute forme de contagion idéologique. Ils participent aussi dans les universités à des programmes révisionnistes en privilégiant à dessein certains aspects de l’histoire chinoise comme le « siècle de la honte » et les humiliations subies durant les guerres de l’opium, au XIXe siècle. Cette hypermnésie volontaire sert de dérivatif idéologique pour ne pas aborder les périodes les plus noires du maoïsme. La cohésion nationale, croit-on, reste le prix à payer pour disculper le régime de ses propres méfaits.

Si la puissance est consubstantielle à l’État, elle associe, dans le contexte chinois, le Parti communiste à toutes ses décisions. Ce dernier, on l’aura compris, contrôle l’ensemble des activités économiques et stratégiques du pays. La culture politique du Parti s’inspire des principes marxistes et léninistes. Ils restent prédominants pour comprendre que toute organisation en Chine, qu’elle soit diplomatique, militaire ou entrepreneuriale est conditionnée par ces principes. Abnégation individuelle, fidélité au Parti et volonté d’imposer ses vues tiennent lieu de prérequis. Ils constituent les fondements même de cet orgueil, de cette résilience aussi, qui animent depuis ses origines le Parti et ses membres. D’abord, dans sa prise du pouvoir en 1949. Celle-ci s’est faite par la voie des armes, au nom d’une révolution qui, pour parler le langage abrupt d’un Mao Zedong, n’a jamais été « un dîner de gala ». Une société détruite et des millions de morts en auront été le funeste bilan. Sans compter les victimes collatérales perpétrées par des partis gauchistes inspirés des préceptes du Petit Livre rouge qui, au Cambodge (avec le régime khmer Rouge), en Amérique latine (avec le Sentier lumineux) ou encore en Inde aujourd’hui (avec les Naxalites), se seront inspirés et/ou auront été directement armés et financés par Pékin et son gouvernement.

La naïveté était de croire que le Parti communiste chinois renoncerait à la révolution. Erreur : elle est le moteur même du régime, son utopie, son excuse aussi. Car c’est en son nom que les victimes de la dictature chinoise ne peuvent encore à ce jour être honorées. Quel peut donc être l’avenir d’une société qui a été et continue d’être à ce point brutalisée ? L’exemple le plus saisissant de cette brutalité encore à l’œuvre est celle à laquelle la minorité ouïgoure est confrontée au Xinjiang. Violence d’État au nom d’une sinisation à marche forcée, pilotée par un Parti qui aura fait de cette province du nord-ouest du pays un laboratoire où le pire s’exerce de mille manières. Au moyen d’une purge linguistique tout d’abord, avec l’élimination systématique de termes ou de noms patronymiques d’origine arabe. Meshrep et autres rassemblements traditionnels entre membres de la communauté ouïgoure sont proscrits. Des agents détachés par le gouvernement sont chargés de rapporter les moindres et faits et gestes (prières, possession du Coran…) en s’invitant une semaine voire davantage au sein des familles pour inspecter toute personne qui contreviendrait à ces directives. Jamais, depuis la Révolution culturelle, la délation – en mobilisant les enfants, dans le cadre de leur scolarisation notamment – n’avait été à ce point encouragée. Des camps de rééducation ont été ouverts renouant ainsi avec une tradition carcérale héritée de l’ère maoïste, celle des laogaï, qui permet au régime d’utiliser une main d’œuvre servile et à ses geôliers de s’adonner à un trafic d’organes prélevés sur le corps des condamnés.

Extrait du livre d’Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron, « La Chine face au monde : une puissance résistible », publié chez Capit Muscas Editions.

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