L’UE dans l’état de l’empire romain au temps des invasions barbares ? Le Premier ministre néerlandais serait bien inspiré de relire ses livres d’Histoire (ou de lire Atlantico)<!-- --> | Atlantico.fr
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Beaucoup de personnalités politiques qui comparent la chute de l'Empire romain au déclin de l'Union européenne.
Beaucoup de personnalités politiques qui comparent la chute de l'Empire romain au déclin de l'Union européenne.
©Reuters

Cultivé… à moitié

Comme beaucoup de personnalités politiques qui comparent la chute de l'Empire romain au déclin de l'Union européenne, Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais, a pris la même position dans un discours relaté par le média britannique Business Insider. Une position que beaucoup d'historiens spécialistes de l'antiquité contestent.

David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Atlantico : Mark Rutte, le premier ministre néerlandais, a clairement suggéré la semaine dernière que le déclin de l'Union Européenne était comparable à la chute de l'Empire romain. Dans quelle mesure cette comparaison est-elle vérifiable ? 

David Engels :La prise de position de Mark Rutte est basée sur un court-circuit intellectuel fréquent : dès que l’on voit apparaître le moindre problème politique quelque part, on en appelleau déclin de l’Empire romain. Cette vision est, du point de vue de l’historien, assez naïve, d’autant plus qu’elle est uniquement motivée, dans ce cas-ci, parle problème de l’immigration actuelle, considérée comme analogue à l’immigration germanique de l’antiquité, ce qui, vu le contexte historique totalement différent, est très insuffisant.

En revanche, il me semble que M.Rutte ou d’autres auraient pu mettre en avant l’analogie avec la chute de la république romaine au 1er s. av. J.-Chr., et non de l’empire romain au 5e s. apr. J.-Chr. On effet, l’on retrouve à cette époque un phénomène d’immigration non pas basé, comme l’immigration germanique du 4e et 5e siècle, sur la conquête, mais sur des motivations économiques et sociales. Sous la république,il existe aussi de nombreuses autres similitudes que l’on ne retrouve pas sous l’empire tardif, comme un déclin de la participation citoyenne à la chose publique, l’importance accrue des forces économiques et financières, le déclin de la religion romaine traditionnelle, la décroissance démographique, la perte de la notion de famille traditionnelle,la mondialisation,l’immobilisme politique, l’émergence d’une oligarchie politique, la naissance de guerres asymétriques, etc.

Beaucoup d'historiens modernes révoquent les premiers écrits sur la chute lente de L'Empire romain, parlant plutôt d'une fin sanglante similaire aux actes de barbarie que l'Europe a vécus depuis quelques décennies, que pensez vous de cette théorie? Quelles sont pour vous les similitudes les plus flagrantes entre cette ère et la nôtre ?

Encore une fois, cela me paraît inexact dans la mesure où des actes de barbarie « délibérée », vous n’en trouverez pas lors de la migration des peuples sous l’empire. Les Germains voulaient, autant que possible, prendre la direction de l’empire romainet devenir bénéficiaires de son infrastructure, non pas le détruire par opposition culturelle :le but n’était pas d’éradiquer l’empire, mais au contraire, d’en devenir les héritiers.Dès lors, la « chute » de l’empire romain n’a pas été un acte ponctuel et violent, mais plutôt un processus qui a duré des siècles et qui a été marqué par des phénomènes aussi divers que la peste, la chute démographique, l’importance accrue de l’Orient romain, la christianisation, la bureaucratisation, la militarisation, etc. Les Germains n’ont donné que le coup de grâce à un système qui était déjà, du moins dans l’occident, très instable. La situation aujourd’hui est assez différente : Nous ne sommes qu’au début, pas à la fin d’un processus,certes, similaire dans sa dynamique globale.

Dès lors, les actes de barbarie et de radicalisme que nous observons de nos jours ressemblent beaucoup plus aux événementsde la fin de la république romaine et du principat : là aussi, il y avait des assassinats politiques (les Sicaires en Judée), des actes de terrorisme (les Vêpres d’Ephèse), du fondamentalisme religieux (les premiers chrétiens), etc.
Comme jadis, nous assistons à la mise en question radicale d’un système sociétal et idéologique en plein déclin, et nous allons droit dans le mur :chute démographique, vieillissement de la population, chômage de masse, dette souveraine, désindustrialisation, coûts sociaux, délocalisation, etc., autantde facteurs qui, d’une manière conjointe, vont amener une situation d’instabilité politique des plus dangereuses et générer une spirale infernale de pauvreté, d’insatisfaction, et de radicalisation. Tout cela va nous mener sans aucun doutevers un état de guerre civile larvéedont on voit les prémices aujourd’hui dans la situation de certaines banlieues et dans des attentats de plus en plus fréquents. Et la réponse que l’on entend déjà maintenantdans de nombreux médias – l’appel à l’ordre, aux militaires, à la force – risque de se généraliser les prochaines décennies et détruire ce qui reste de nos libertés citoyennes ; exactement comme sous la république romaine. Le côté tragique de la situation réside dans le fait que nous sommes dans une voie historique sans issue,car il n’y a pas de véritable alternative au virage autoritaire, notre système démocratique étant trop complexe, immobile et impuissant pour pouvoir être réformé de l’intérieur.  On peut, certes,tenter de rendre cette évolution plus ou moins compatible avec ce qui reste de notre dignité en tant que citoyens, mais je ne pense pas que l’on puisse éviter les guerres civiles et l’émergence d’un régime autoritaire semblable au principat augustéen.

La solution pensée par le premier ministre hollandais de redéfinir les accords de Schengen pour un "Petit Schengen" n’est pas une solution en soi ?

C’est une solution – comme souvent - essentiellement technocratique, à l’heure où le véritable problème est d’ordre idéologique : je parle du manque flagrant de légitimité de nos institutions politiques et de la perte de crédibilité des valeurs de notre société actuelle ; un problème qui affecte non seulement l’Union Européenne, mais aussiles Etats nations qui, eux-aussi, souffrent d’un manque préoccupant d’adhésion etd’enthousiasme de la part de leurs citoyens. Ainsi, les Européens « de souche » se sentent de plus en plus laissés pour compte par nos institutions, tandis que les populations immigrées cherchent en vaindes valeurs de référence assez fortes et claires pour leur permettre de se (re)définir en accord avec leur nouvel entourage. Il y a, un peu partout, un genre de vide idéologique,occupé, faute de mieux, par l’universalisme humaniste, cosmopolite et « politiquement correct » qui, en fait, ne satisfait personne à part nos élites et quelques institutions internationales. C’est là que se situe le véritable problème.

La seule réponse aux soucis actuels serait que l’Union Européenne cesse de jouer à l’avatar idéologique des Nations Unis et s’identifie enfin aux intérêts spécifiques de la civilisationeuropéenne qui est autre chose que simplement ladépendance locale, sur le continent européen, d’une prétendue culture mondialisée. Il faudra enfin accepter l’existence et l’importance de nos valeurs et de nos traditions historiques spécifiques et uniques ; accepter que la vision de l’humain telle qu’elle s’est développée en Europe soit très différente de celle des Chinois, des Musulmans ou des Indiens. Bien sûr, toutes se valent, toutes ont leur importance et leur richesse, mais la véritable tolérance de l’autre n’est possible que si elle est baséesur l’acceptation et le respect de l’identité de soi-même. C’est seulement si l’Union Européenne embrasse cette spécificité européenne en insistant sur les valeurs et les traditions qui en découlent que l’on peut espérer que les citoyens se sentiront de nouveaux plus loyaux envers l’Etat et plus solidaires envers leurs concitoyens. Sans ce changement, nouspouvons réformer les institutions autant que nous le voulons :cela n’aura aucun impactsur l’adhésion populaire au projet européen. Mais malheureusement, nous sommes encore très loin d’un tel revirement identitaire de la part de nos institutions…

Cette vision identitaire se rapproche de celle que l’on retrouvait sous la république romaine ? C’est ce qui a en partie entrainé sa chute ?

Tout à fait. Là aussi, on voit que les valeurs traditionnelles, la connaissance de l’histoire, des institutions, de la religion diminuaient de plus en plus au profit d’une d’idéologie universaliste et cosmopolite inspirée par la philosophie hellénistique et qui rencontrait de moins en moins d’enthousiasme chez les simples citoyens. Cet effritement explique en grande partie le déclenchement des guerres civiles à Rome et le revirement autoritaire et conservateur d’Auguste, bien que le retour aux sourcesdes traditions républicaines opéré par ce dernier était évidemment une simple façade servant à légitimerune prise de pouvoir basée sur l’adhésion plébiscitaire des foules. On peut s’attendre à des événements très similaires dans les vingt, trente prochaines années. La question reste de savoir si cette transition émanera des partis extrémistes qui, dominant graduellement le jeu politique,créeront, par la responsabilisation découlant de l’exercice du pouvoir, des synergies avec les institutions établies,ou si cette transition viendra de nos élites démocratiques actuelles qui se rendront compte qu’ils ne se maintiendront au pouvoir qu’au prixd’un revirement populiste – un processus mental déjà bien entamé quand vous pensez aux propositions de créer des camps d’internements pour tous ceux qui se trouveraient sur la liste rouge des terroristes « potentiels »…

En ce qui concerne très concrètement les actes atroces du 11 septembre ou du 13 novembre, ils s’expliquent par le vide de sens qui marquede plus en plus notre civilisation européenne. En effet, le fondamentalisme musulman est moins un produit du « clash »des civilisationsqu’un dommage collatéraldela perte de sens, de repères et de valeurs qui s’est installé à la suite de la victoire de la pensée universaliste et « politiquement correcte »,obligeant tous ceux qui veulent s’opposer à ce néant à se redéfinir parle retour àleurs racines. Certains les retrouvent par le régionalisme ou le nationalisme, d’autres en retournant à leurs origines religieuses en les radicalisant. Dès lors, le « barbare » ne vient pas de l’extérieur ; il est issu du manque de sens dont souffre notre civilisation actuelleet ne peut donc être éradiqué que par une action politique dirigée vers l’intérieur.

L'Union Européenne est elle destinée à s'éteindre elle aussi? A quel autre empire peut-elle être comparée? 

De mon point de vue, l’histoire de l’humanité est composée par une série de différentes civilisations qui connaissent toutes leur naissance, leur croissance, leur apogée, leur déclin et leur mort, commela culture de l’Egypte ancienne, de l’antiquité classique, du monde byzantino-musulman, de la Chine classique, de l’Indepré-islamique, et, évidemment, de l’occident européen. A la fin de chaque évolution, il y a, après une ère de perte de valeurs et de guerres civiles, l’émergence d’un Etat universel :l’empire chinois Han, le califat abbasside et fatimide, le Nouvel Empire égyptien, les Guptas indiens, et, en Occident, l’Union Européenne. Ils ont tous,chacun à sa manière, réuni et pacifié la totalité de leur espace culturel respectif qui, épuisé par des siècles de guerres, n’avait plus la force ou la volonté de maintenir les autonomies régionales. Cette unité a pu se maintenir parfois pendant quelques décennies, parfois pendant quelques siècles. Mais tôt ou tard, elle est marquéepar la pétrification, le déclin et la fin. Toute l’histoire humaine est faite ainsi, et il faudrait enfin reconnaître qu’en tant qu’humains,nous sommes non seulement conditionnés, mais aussi limités dans notre liberté par l’histoire et ses dynamiques, donc par des facteurs extérieurs à notre volonté.

Je dirais donc que l’Union Européenne (ou ses potentiels avatars futurs) sera vouée à un destin semblableà celui de tous les autres grands empires universels, soit dans quelques décennies, soit, espérons-le, quelques siècles. Et c’est à nous de réfléchir, aujourd’hui,sur les bases de cette évolution. Trèsclairement, nous nous dirigeons vers une période de troubles et de guerres civiles qui changeront profondément notre société et verront l’avènement d’un nouvel Etat autoritaire ; à nous de décider si nous voulons accepter, comme les Romains de jadis, ce futur « impérial »etessayer de sauver l’essentiel denotre culture en balisant le chemin dès maintenant, ou si, à l’inverse, si nous voulons continuer de vivre dans l’illusion de « l’histoire ouverte », fermer nos yeux devant l’inévitable et, dès lors, risquer l’enlisement de la crise actuelle, avec, comme résultat possible, le morcellement de l’Europe, notre satellisation par la Chine ou les Etats-Unis et, dès lors, notre disparition définitive de la carte des acteurs historiques de ce monde.

Tristan Lochon 

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