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L'Inde, un géant émergent aux pieds d'argile ?
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Crise, encore la crise !

L'Inde attendait 10 % de croissance, elle est tombée en dessous de 7% pour l’année fiscale qui vient de se terminer fin mars. Plus grave, sa production industrielle aurait chuté en territoire négatif, l'inflation pourrait dépasser les deux chiffres et la dette publique dépasse les 80%. Après une phase d’euphorie, le pays doit-il s'attendre à des lendemains difficiles ?

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot est agrégé de sciences économiques et sociales et Docteur en économie.

Il est spécialisé depuis les années 1980 sur l'Inde et l'Asie émergente et a été conseiller au ministère des Finances sur la plupart des grandes régions émergentes dans les années 1990. Il est aujourd'hui chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et coprésident du Euro-India Group (EIEBG).

Son dernier livre :  "Utopies made in monde, le sage et l'économiste" paru chez Odile Jacob en Avril 2021.  
Il est également l'auteur de "L'Inde ancienne au chevet de nos politiques. L'art de la gouvernance selon l'Arthashâstra", Editions du Félin, 2017.   et de "Chindiafrique : la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain" paru chez Odile Jacob en Janvier 2013.

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Poussé par quelques mauvais chiffres, amplifié par les journaux économiques plus ou moins sérieux et surtout par des avertissements des célèbres agences de notation, la contagion du cycle de mauvaises nouvelles vient d’atteindre les rivages indiens. Il faut dire que le pays qui croyait dur comme fer pouvoir dépasser les 10 % de croissance lors de son onzième plan quinquennal a annoncé qu'il est tombé en dessous de 7% de croissance pour l’année fiscale qui vient de se terminer fin mars. Plus grave, sa production industrielle serait tombée en territoire négatif en avril dernier, tandis que l'inflation pour le citoyen ordinaire serait en train de remonter à un rythme à deux chiffres. Bref, le classique dilemme entre inflation et croissance dans lequel la banque centrale indienne se débat depuis quelques mois : relâcher les taux d'intérêt pour soutenir l’activité, mais alors au risque d’alimenter les anticipations inflationnistes.

Les choses se compliquent ensuite lorsque les pressions sur la roupie sont en train de la faire plonger et donc d’augmenter le prix des produits importés alors que les marchés extérieurs sont en récession. D’où un déficit externe qui pourrait se creuser cette année alors même que la crise de l'euro provoque de fortes sorties de capitaux depuis quelques mois. Il suffit que la baisse de confiance intérieure se conjugue à une chute de confiance des investisseurs étrangers pour que le bateau indien passe du statut de nouvelle frontière à celui de nouveau risque.

Et c'est ce qui est en train de se passer à cause du troisième pilier en voie d’affaissement lui aussi : la politique budgétaire. Les finances publiques indiennes sont très endettées -au moins 80% du PIB- et il suffit d’un ralentissement de la croissance pour que le déficit devienne difficilement contrôlable. Pire, en essayant d’accroître les recettes dans son dernier budget, l’Inde a fait peur aux investisseurs étrangers en revenant sur les transactions passées effectuées dans des paradis fiscaux. Son ministre des finances, un cacique du parti du Congrès, a surtout fait preuve d’une inertie incroyable à un moment où tout le monde souhaitait au contraire une accélération des réformes. Il s’agit notamment de débloquer une des administrations les moins efficaces du monde, source d’affaires de corruption retentissantes ces derniers mois, et de l’adapter à une économie en voie de modernisation.

Faut-il pour autant passer l'économie indienne par pertes et profits et la classer parmi les junk bonds comme les agences de notation viennent de le menacer ? Ce n'est vraiment pas sérieux et on peut s’inquiéter de ce genre de contagion des humeurs qui n’est évidemment pas sans laisser des traces sur les comportement dans l'économie réelle : le consommateur devient trop prudent, l'investisseur devient attentiste et l'économie s’arrête bel et bien.

En fait ce que l’Inde connaît ressemble en grande partie à ce qui se passe en Chine. Les grands pays émergents se sont laissés porter par la phase d’euphorie mondiale des années 2003-2007, chacun à leur façon. Pour l'Inde, la séquence a été marquée par l'ouverture financière, un excès de capitaux extérieurs, puis une bulle sur le marché intérieur de l'immobilier, du crédit et enfin de la consommation : le fameux « effet de richesse ». Tout semblait alors facile et on n’était pas pressé d’adopter des réformes de structures.

Puis le coup d'arrêt, en deux temps : 2008, la crise globale suivie d'une reprise si rapide qu'on la croyait déjà derrière en 2010. Puis la rechute de l'économie mondiale avec une crise européenne qui n’en finit pas.

L’Inde -comme la Chine là encore- découvre qu'il faut changer de cap. Leur croissance ne peut plus s'appuyer sur un excès de liquidités dans le monde occidental, sur des marchés de consommation faciles, sur des investisseurs étrangers qui ne rêvaient que de prendre pied sur les marchés émergents, parfois à prix d’or. En un mot, il leur faut passer d’une croissance excentrée, basée d’abord sur des moteurs externes, à une croissance endogène. Et là, les choses sont plus difficiles. Il faut aller chercher le consommateur local qui vit chichement. Il faut aller chercher la croissance dans les régions reculées, comme au Bihar ou en Uttar Pradesh. Il faut une administration beaucoup plus moderne. Il faut de réels investissements dans l'éducation et la santé. Bref, il faut inventer ce que les pays occidentaux ont appelé le « fordisme » dans les années d'après-guerre.

L'Inde est-elle prête ? Mentalement, oui. On y parle depuis longtemps de « croissance inclusive », ou de « reverse innovation », c’est à dire des produits adaptés à des conditions locales totalement différentes. Ou encore de « Bottom of the Pyramide », c’est à dire ces millions de familles qui vivent avec moins de deux dollars par jour. Pratiquement, pas vraiment. La classe politique n’as pas encore pris conscience des enjeux. L'administration n'a pas été réformée dans les années de paresse. Les capitalistes indiens ont pris de mauvaises habitudes de surprofit sur leur marché domestique et menacent désormais d'aller chercher la croissance ailleurs qu’en Inde où les infrastructures sont totalement déficientes. La hiérarchie de castes continue enfin de segmenter beaucoup trop les marchés et alimente un marché politique beaucoup trop populiste.

Le ralentissement actuel est-il suffisamment sérieux pour pousser l’Inde à entreprendre un véritable tournant dans sa politique de développement ? Très probablement, même si cela se fera sans doute à un rythme assez graduel comme toujours avec la plus grande démocratie du monde. En fait, derrière les mauvaises nouvelles se cachent de probables bonnes nouvelles. Mais cela, les marchés moutonniers nous les raconteront demain, quand la mode sera aux bonnes nouvelles. Il faut espérer qu’ils n’auront pas provoqué un cauchemar entre-temps. Car l’Inde est bel et bien devenue en 2011 le troisième PIB mondial calculé en parité de pouvoir d’achat. Il ne faudrait pas casser ce beau jouet et détourner notre attention de ses enjeux !

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