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L’immense déception de Beethoven envers Napoléon qui débaptisa une œuvre qui lui était dédiée
©JOHNNY EGGITT / AFP

Bonnes feuilles

Laure Dautriche publie "Ces musiciens qui ont fait l’Histoire" aux éditions Tallandier. Face au pouvoir, la plupart des musiciens se sont engagés et ont choisi d'entretenir avec les puissants des rapports d'admiration, de séduction ou d'opposition. Laure Dautriche nous invite à suivre le parcours singulier de treize génies pris dans les tourments de l'Histoire. Extrait 2/2.

Laure Dautriche

Laure Dautriche

Laure Dautriche est journaliste à Europe 1 depuis 2009. Diplômée en musicologie et en lettres modernes, elle est également violoniste.

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Pour l’heure, les idées révolutionnaires se répandent comme une traînée de poudre à l’université. Beethoven observe. Il écoute. Puis il se laisse happer. Il adopte le progressisme ambiant. Et même davantage : il est subjugué par l’un de ses professeurs qui a suivi la prise de la Bastille et transmet la fièvre révolutionnaire à ses étudiants. Un jour, assis aux premières places, Beethoven entend bouche bée cet enseignant déclamer une poésie qui invite le peuple à se libérer des chaînes du despotisme. Le professeur s’apprête à publier un recueil de poèmes et Beethoven fera partie des souscripteurs. L’effervescence révolutionnaire atteint l’Allemagne et Beethoven devient l’un de ses porte-voix. 

Sur l’étagère de sa chambre trône une statuette de Lucius Junius Brutus, l’un des fondateurs de la République romaine. Comme les hommes de la Révolution, Beethoven se nourrit aussi de Plutarque, de Platon et il rêve d’établir sa république dans le monde entier. Après avoir fait ses armes à Bonn, le jeune musicien de vingt-deux ans part s’installer à Vienne en novembre 1792, sans rien perdre de sa fougue révolutionnaire. Quelques mois plus tôt, il a été remarqué par un compositeur de premier plan, Joseph Haydn. Beethoven arrive donc en Autriche pour bénéficier de ses conseils et poursuivre sa formation musicale. Mais il doit faire attention. La police viennoise est aux aguets. Elle est chargée de surveiller tous les  dissidents. Pour un rien, on peut être accusé de traîtrise. La méfiance à l’égard des révolutionnaires grandit lorsque les Autrichiens apprennent qu’en France, le roi Louis XVI a été décapité en place publique. La prudence incite Beethoven à se placer dans le sens du vent. Au moment des campagnes des Habsbourg contre Bonaparte en 1796, Beethoven compose même une petite pièce pour affirmer son attachement au régime en place, mais en réalité, il reste fidèle à ses idées. 

Pour l’heure, il s’immisce comme pianiste et improvisateur chez plusieurs aristocrates viennois. Il commence à se forger une réputation dans les salons. Les princes Lichnowsky et Kinsky, le comte Razumovsky deviennent vite ses mécènes. Ces admirateurs fortunés sont fascinés par ce musicien à l’épaisse chevelure brune et au caractère bien trempé. Il lui arrive pourtant d’être abrupt, voire arrogant. Car Beethoven ne joue que lorsqu’il en a envie. Il lui arrive parfois de prendre son chapeau et de s’en aller brusquement. Il ne prête pas attention aux critiques, il sait la direction qu’il doit suivre. Il est déjà en quête d’un langage musical nouveau pour exprimer les idées tout droit sorties de son imagination. Lorsqu’il est d’humeur agréable, il accepte d’improviser au piano, et tout le public l’écoute, subjugué. Ses cheveux couvrent une partie de son visage tandis que ses mains virevoltent d’un bout à l’autre du clavier. Beethoven est en transe. Il produit une telle impression sur ses auditeurs que les larmes leur montent aux yeux. La perte de l’ouïe n’a pas encore assombri sa vie. Il est en pleine possession de ses moyens. 

C’est à ce moment que Beethoven entend parler d’un général qui s’est hissé au-dessus du lot, un certain Bonaparte. À ses yeux, il est un grand homme d’État capable de bannir la monarchie héréditaire. Quelques mois plus tôt, au début de l’année 1798, la République française a ouvert une ambassade à Vienne. C’est là que, peu à peu, est née dans le cœur de Beethoven la légende Bonaparte. Il y rencontre l’ambassadeur, le général Bernadotte, un homme très proche de Napoléon. Il n’est pas vraiment apprécié des Viennois mais il représente pour le compositeur ce souffle nouveau dans lequel il fonde tant d’espoirs. Beethoven maîtrise la langue française et est convié à des soirées dans la résidence de l’ambassadeur. Il ne cache pas sa fascination pour celui qui porte, il en est sûr, les valeurs de liberté et d’égalité. Après quelques mois, une idée l’a apaisé : il s’est persuadé que son enthousiasme et son admiration sont désormais connus de Bonaparte. Beethoven a réussi la première étape de son rêve : créer des liens avec la France. 

Il faut séduire Bonaparte. Plusieurs artistes le présentent déjà dans leurs œuvres comme le nouveau Prométhée, le libérateur de l’humanité. Entre-temps, Bonaparte est devenu Premier consul de la République française. Beethoven commence par retranscrire en musique les songes qui l’habitent. En 1801, il compose une œuvre pour accompagner le ballet Les Créatures de Prométhée, avec, à la clé, l’espoir d’une haute fonction parisienne.

Car il rêve de déménager à Paris, ville qui symbolise le soulèvement de tout un peuple. Dans ce ballet, Prométhée n’est plus celui qui s’est rebellé contre Zeus et qui est maudit après avoir dérobé le feu aux dieux. Sa relecture fait de Prométhée un être positif, et les mots de « liberté » et de « droits » sont érigés en idéal. Pour la première fois dans une de ses œuvres, Beethoven parle de ces chefs qui offrent la démocratie au peuple. En filigrane, il réaffirme sa foi dans le projet de Bonaparte. 

Beethoven ne cesse de penser à la France. Il espère que Bonaparte y établira le suffrage universel. Le musicien est prêt à partir du jour au lendemain pour la capitale française. Si seulement le Premier consul l’appelait auprès de lui, il accourrait ! Le Conservatoire de Paris exécute déjà ses symphonies et il a en France des admirateurs. Beethoven est résolu à poursuivre sa stratégie de séduction. Au dernier moment, il change la dédicace d’une de ses sonates pour violon. Il avait d’abord choisi un violoniste anglais avant de lui préférer Rodolphe Kreutzer, un interprète et compositeur français. Une chose a retenu son attention : les concerts de ce violoniste sont très appréciés de Bonaparte. 

Le maître de Bonn demeure imperturbable. Il s’apprête à écrire sa troisième symphonie, et c’est décidé, elle portera le nom de Bonaparte. Beethoven veut en faire la plus grande œuvre qu’il ait composée jusque-là, et traduire en sons cette Révolution en laquelle il croit tant. Il prépare même une copie de la partition pour la remettre au général Bernadotte afin qu’il la transmette au Premier consul en personne. 

Il travaille sans relâche. Cette symphonie dure une cinquantaine de minutes, deux fois plus que la plupart de celles écrites jusqu’ici. Implicitement, l’œuvre se métamorphose en un champ de bataille avec des étapes qu’il faut surmonter d’un bout à l’autre de la partition : la peur, la lutte, la mort… Dans un élan héroïque, Beethoven propulse la musique en avant. Il fait sonner l’orchestre de façon puissante en valorisant les cuivres. Des groupes s’affrontent. Il joue avec les blocs sonores, les masses, les dynamiques. Il y a habituellement deux cors dans l’orchestre ? Beethoven en ajoute un troisième ! Il insère ensuite une marche funèbre, comme s’il fallait accepter la mort pour accéder à la liberté. Le hautbois se mêle au cor. Dans les dernières mesures du deuxième mouvement, faisant entendre la sombre tonalité d’ut mineur, le thème s’effiloche. L’œuvre se troue de silences, comme un écoulement inéluctable du temps vers la mort. Une particularité de la musique de Beethoven est déjà présente : elle se termine presque toujours sur une note de joie. Dans le finale, un passage lent marqué poco andante cède le pas à un fulgurant presto qui fait tourner les têtes. Beethoven dit combien il croit en l’homme, combien il veut faire advenir un monde nouveau. 

Au même moment, en ce mois de mai 1804, à Paris, Bonaparte fait savoir qu’il sera bientôt sacré  empereur. Beethoven reste figé, comme un trépané. Puis il serre les poings. Le général Bonaparte va donc devenir Napoléon Ier. Bientôt, dans le chœur de la cathédrale Notre-Dame de Paris, entouré de cardinaux, d’ambassadeurs et de grands dignitaires, Napoléon s’emparera de la couronne et se la posera lui-même sur la tête. Le pape Pie VII se contentera de la bénir. Beethoven entre dans une colère noire. Il appuie sa plume si fort qu’elle perce le papier et finit par casser. Il déchire le morceau de la partition sur laquelle se trouve le nom de Bonaparte. « Ce n’est rien de plus qu’un homme ordinaire, s’emporte-t-il. Maintenant, il va fouler aux pieds tous les droits humains, il n’obéira plus qu’à son ambition ; il voudra s’élever au-dessus de tous les autres, il deviendra un tyran ! » Le désastre a désormais un nom. Beethoven rumine le souvenir de chaque moment passé à l’ambassade de France à suivre à distance l’épopée de son héros. Ces pages qui constituent la Troisième Symphonie sont les seules branches auxquelles il peut se raccrocher. En regardant autour de lui, il a le sentiment d’avoir été trahi. 

Il n’a pas voulu voir que Napoléon, en simplifiant la carte du Saint Empire romain germanique, préparait l’unité de l’Allemagne. Que l’instauration du Consulat puis la Constitution de l’an VIII en disaient long sur sa volonté de puissance. L’Autriche est le pays qui perd le plus de territoires pendant les guerres napoléoniennes. La Révolution que Beethoven porte aux nues n’a plus lieu d’être. Elle s’est désintégrée dans la guerre. Il n’est plus question de garder le titre prévu pour sa symphonie. Beethoven l’appelle Symphonie héroïque, et indique en exergue : « En souvenir d’un grand homme ».

Extrait du livre de Laure Dautriche, "Ces musiciens qui ont fait l’Histoire", publié aux éditions Tallandier.

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