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L’Europe saura-t-elle relever le défi des "Nouvelles Routes de la Soie" ?
©Greg Baker / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Xi’an, 
Le 16 septembre 2018

Comment l’Europe a raté l’évangélisation de la Chine

Mon cher ami, 

Me voici pour quelques jours dans le Shaanxi, berceau historique de la Chine. Je vous raconterai, quand nous nous verrons, un peu des visites à ces communautés chrétiennes, évangéliques et catholiques, qui m’amènent ici. Il y a d’ailleurs dans un musée de la ville de Xi’an une stèle chrétienne, en chinois et en araméen, datant du VIIè siècle, c’est-à-dire bien avant la venue des Jésuites, à la fin du XVIè siècle. Et vous savez peut-être que la science historique et l’archéologie commencent à donner un peu de substance à la vieille légende selon laquelle les premières tentatives d’évangélisation du pays remonteraient à l’époque apostolique. Il y avait de nombreuses communautés hébraïsantes, dans l’Antiquité, le long de la Route de la Soie; comment n’auraient-elles pas été atteintes par les débats religieux qui, dans les communautés bibliques plus à l’Ouest, au début de notre ère, aboutissent à la naissance de deux religions - la religion royale davidique, celle du prophète Isaïe, métamorphosée en christianisme; et la version réformée, progressivement, depuis le roi Josias, de cette même religion, qui donne le judaïsme tel que nous le connaissons aujourd’hui? 
Il y a eu des chrétiens en Chine, selon toute vraisemblance, non pas  neuf mais quatorze siècles avant Matteo Ricci. Les Jésuites initient la troisième vague de dialogue entre le christianisme et la culture chinoise. Puis vient, entre 1830 et 1930 une vague de prosélytisme protestant, essentiellement d’origine britannique ou américaine. Contrairement à une idée reçue, le christianisme a poussé à plusieurs reprises des racines profondes dans le pays. Mais ni les Jésuites ni les pasteurs de la seconde moitié du XIXè siècle ne furent, d’abord, des théologiens au sens de Saint Thomas d’Aquin. L’Europe médiévale s’était passionnée pour le dialogue philosophique, métaphysique, avec la pensée grecque. Au XVIè ou au XVIIè siècle, la philosophie européenne était trop préoccupée d’elle-même, de son émancipation de la théologie médiévale, pour envisager de dialoguer avec la philosophie chinoise au niveau d’exigence intellectuelle qu’un Augustin ou un Thomas d’Aquin avaient mis dans leur débat avec l’héritage philosophique de l’Antiquité. Or l’histoire nous enseigne que, réduit à une simple doctrine morale, dépourvu de son soubassement philosophique, le christianisme est fragile. Seule une vision métaphysique puissante et intégratrice, telle la relecture d’Aristote par Thomas, aurait pu convaincre une majorité des Chinois d’abandonner Lao Tseu, Bouddha ou Confucius pour Jésus. Leibniz l’a bien esquissée, dans sa Lettre sur la philosophie chinoise à Monsieur de Rémond. Mais il resta seul à dialoguer avec les Jésuites; et il n’était pas suffisamment théologien pour égaler les maîtres du Paris médiéval. 

Aujourd’hui, l’Europe, enfoncée dans le bricolage de l’Union Européenne, ne prend pas le temps de regarder la Chine

En attendant de nous revoir, je voudrais vous livrer quelques impressions issues de rencontre avec des amis ou avec des officiels et de la lecture des journaux. Tout d’abord, vous faire part de cette remarque d’un diplomate chinois croisé à Shanghai, fin observateur de l’Union Européenne: “Vous autres Européens êtes tellement absorbés par la fabrication de vos institutions que vous semblez ne plus avoir de temps pour le reste du monde”. Aussi polie qu’ait été la formulation, la remarque est dévastatrice. Et elle nous raconte toujours la même histoire. Pleins d’eux-mêmes, jugeant leurs petites disputes sur les principes plus importantes que l’histoire en train de se faire, les Européens sont en train de sortir des affaires du monde. 
Les membres du gouvernement ou de la haute administration que j’ai croisés à Pékin en début de semaine sont désemparés par la politique de Donald Trump. Même s’ils ne veulent pas le concéder, ils considèrent que la politique commerciale que veut mettre en place le président américain pourrait faire ralentir la croissance chinoise. Plus généralement, ils ne cessent de répéter leur attachement à un monde ouvert, au multilatéralisme et au libre-échange. C’est dans ce cadre qu’ils attendraient de pouvoir travailler avec l’Union Européenne. Mais cette dernière, pour eux, est un interlocuteur insaisissable. L’Allemagne et ses partenaires sont accaparés par la réforme de la zone euro, la consolidation des institutions, la crise causée par l’immigration massive. Les Chinois que j’ai écoutés cette semaine répètent tous qu’ils voient dans la construction européenne une source d’inspiration; qu’ils aimeraient coopérer plus avec l’Europe; mais ils nous trouvent singulièrement absents. 
Faisons les remarques qui s’imposent une fois pour toutes: ce qu’ils appellent l’unilatéralisme de Donald Trump, c’est tout simplement le désir du nouveau président américain de rééquilibrer les relations commerciales et de compenser la sous-évaluation de 40% du yuan pour amorcer la réindustrialisation de son pays. D’autre part, les Chinois ont déjà commencé à investir en Europe orientale , en particulier dans le cadre du dialogue « 16+1 », qui regroupe autour d’elle les Pays Baltes, le groupe de Visegrad, la Roumanie, la Bulgarie et les Balkans pour des initiatives conjointes. Et l’on connaît d’autre part les investissements effectués en Grèce. Mais cela nous ramène à la remarque de départ: la « vieille Europe » se laisse déposséder de son territoire d’influence naturelle par la Chine et non plus seulement par les Etats-Unis. 
Au fond, les Chinois, à la recherche de repères pour des modes d’intégration régionales, aimeraient bien que l’Union Européenne leur offre points de repère et même une ingénierie de projet. Comme ce n’est pas le cas, Pékin continue à mener des relations bilatérales avec chacun de nos pays. Quand l’Etat chinois parle de la Commission, c’est pour se plaindre du protectionnisme de fait que représentent les normes imposées par l’Union Européenne. De telle sorte que vous ne serez pas étonné d’apprendre que la Chine est indifférente à la question du Brexit - elle en attend même, si j’en crois certains de mes interlocuteurs, la possibilité de développer de nouvelles coopérations, plus simplement et plus rapidement - avec un pays qui a décidé de renouer avec la marche du monde. Parmi les Brexiteers, je ne fais pas partie des libre-échangistes mais je comprends bien le paradoxe qui fait que certains de mes amis ont participé avec enthousiasme au Forum « China Vision » qui avait lieu cette semaine à Londres, au cours duquel on a évoqué « La Ceinture et la Route » comme l’un des meilleurs vecteurs à venir de la croissance mondiale. 

Les conséquences de la non-réponse européenne à la  « Nouvelle Route de la Soie »

Le grand projet du Président Xi s’est d’abord appelé « La Nouvelle Route de la Soie ». Dans sa version d’origine, le projet restait essentiellement eurasiatique. Aujourd’hui, il tend à devenir un projet mondial, puisqu’il est ouvert aux pays d’Afrique qui le souhaiteront; et que le Président Maduro est jusqu’à ce soir en Chine pour rattacher son pays, le Venezuela, à la « Route de la Soie maritime ». Je comprends bien tout ce qu’il y a de politique de puissance chinoise dans ce projet. Le président de la Malaisie vient d’ailleurs de se retirer bruyamment des projets d’investissement de la Chine dans son pays. Il se dit, ces jours-ci, dans les chancelleries occidentales à Pékin, que le sommet Chine-Afrique, qui s’est terminé voici une semaine, s’est déroulé de manière moins lisse que ce qu’en disent les communiqués officiels qui louent la « communauté de destin » entre la Chine et l’Afrique, prélude à la structuration d’une « communauté de destin mondiale». Je ne peux pas m’empêcher de penser, cependant, que le projet serait resté essentiellement eurasiatique si l’Union Européenne avait su répondre avec ambition au schéma chinois. Mais on en revient à la remarque de mon interlocuteur diplomate: l’Union Européenne est tellement préoccupée d’elle-même qu’elle n’est pas en mesure de répondre aux sollicitations extérieures de manière appropriée. 
Entendons-nous bien: je n’imagine pas une Europe acceptant purement et simplement des investissements chinois directs, éventuellement en cofinançant des opérations. Au contraire, « La Ceinture et la Route » aurait pu être l’occasion de: 
- poser avec la Chine le cadre d’une relation commerciale, monétaire, diplomatique équilibrée. 
- inclure la Grande-Bretagne et la Russie, actuellement traités en parias par Bruxelles, Berlin et Paris, dans la vision d’une « Maison eurasiatique commune », pour adapter une formule de Mikhaïl Gorbatchev. 
- réduire notre dépendance, devenue dangereuse pour la sécurité de nos nations, aux capitaux des monarchies du Golfe. 
- réfléchir à comment défendre les valeurs universelles en face d’une Chine et d’une Asie qui ont tendance à proclamer que les droits de l’homme sont purement occidentaux. 

Il est encore temps de répondre à « La Ceinture et la Route » par un nouveau « processus d’Helsinki »

Est-il possible de sortir l’Europe des petits calculs de ses technocrates et des ses dirigeants sans imagination et de proposer une vision? Sans aller jusqu’à vouloir doter les gouvernants européens de la puissance de projection de votre plus grand poète, Paul Claudel, qui fut aussi un très grand diplomate, en poste en Asie, capable de penser à l’échelle du monde, on aimerait bien un schéma qui soit à la hauteur de « La Ceinture et la Route ». 
Je suis étonné, pour ma part, que les pays d’Europe aient la mémoire courte au point de ne plus se souvenir de ce qu’ils ont fait, en 1975, lors de la signature des accords d’Helsinki. Pour, non seulement, canaliser l’effort de détente des relations internationales entre l’Occident et le monde soviétique mais aussi organiser le continent européen, une trentaine de pays (dont les Etats-Unis et le Canada) avaient construit l’architecture d’un triple engagement réciproque: la reconnaissance des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale; la mise en place de relations commerciales des deux côtés du rideau de fer; l’engagement de tous les Etats signataires à respecter les droits de l’homme.

Respect de la souveraineté des Etats; maintien des grands équilibres économiques, monétaires, commerciaux, écologiques etc...; affirmation des valeurs universelles. Nous tenons là quelque chose de solide et de plus précis que les objectifs du One Belt. One Road.

Je ne dis pas qu’il faille reproduire exactement ce qui se fit voici quarante ans entre le bloc soviétique et le monde libre. Cependant, il me semble qu’une réponse européenne ambitieuse à « La Ceinture et la Route » devrait être un système complexe, parent de ce que furent les Accords d’Helsinki. Nous impressionnerions la Chine si nous étions en mesure d’opposer une « vision globale » à la leur. 
- N’est-il pas évident qu’un certain nombre de conflits - qu’il s’agisse de l’arc des combats, qui va de l’Ukraine au Yemen ou des enjeux de la prolifération nucléaire - pourraient être durablement réglés dans un cadre eurasiatique commun dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité seraient partie prenante? Il est urgent de faire dialoguer l’Organisation sur la Sécurité et la Coopération en Europe - héritage d’Helsinki - et l’Organisation de Coopération de Shanghai. 
- La question de l’équité des relations commerciales et celle de la stabilité monétaire pourraient être abordées sans faux-semblants dans un dialogue véritablement multilatéral. 
- Les Européens - Grande-Bretagne, Union Européenne et Russie - se lanceraient ensemble dans un plan d’investissements de grande envergure pour peser face à la Chine.
- Enfin, en ce qui concerne les libertés fondamentales, nous reproduirions ce qui fut si efficace, du point de vue de tous les anciens dissidents du bloc soviétique: ils disposèrent, à partir des accords d’Helsinki, d’une base de droit international pour faire respecter leurs exigences par les gouvernements communistes. 
J’entends d’avance l’objection: la Chine acceptera-t-elle jamais de se lier les mains par un accord sur les droits de l’homme? Pourrait-elle accepter ce qui apparaîtrait vite comme une volonté d’ingérence des Occidentaux, par exemple dans la crise du Tibet? Mais relisons l’histoire des trente dernières années: les Accords d’Helsinki étaient respectueux des souverainetés nationales, à la différence de l’OTAN ou de l’UE d’aujourd’hui. En signant Helsinki, les Occidentaux s’interdisaient le recours à la force et une ingérence militaire dans les affaires des Etats de la zone d’influence soviétique. Très exactement le contraire de ce qui s’est pratiqué, depuis 1990, en Irak, en Yougoslavie ou en Ukraine. Il s’agit à la fois de tirer les leçons de la désastreuse série de guerres déclenchées par le non-respect de la Charte de l’ONU et de celle de Paris mais aussi de réaffirmer l’universalité des droits proclamés dans ces mêmes chartes. Ce n’est pas seulement la Chine que nous devons avoir en vue mais tous nos partenaires en Eurasie: Turquie, Etats musulmans arabophones, Iran. 
Pour être efficace, on ne poserait pas a priori un accord global mais on ferait dépendre l’intensité des échanges commerciaux ou des co-investissements du degré de respect des droits de l’homme d’un pays - on ne réfléchirait plus en termes de sanctions mais d’incitations positives. On ne se mettrait plus à la merci d’investisseurs étatiques ou de fonds souverains que nous appelons à la rescousse sans mesurer notre degré de compromission avec des régimes qui ne respectent pas l’état de droit. 
Sans sous-estimer les obstacles, n’est-il pas infiniment préférable de disposer, face à la puissance des conceptions politiques chinoises, d’une vision plus forte encore, puisqu’elle inclut un dialogue politique, celle d’un nouveau processus d’Helsinki ? Nous ne voulons pas seulement créer des infrastructures ni investir dans de gigantesques projets communs. Nous devrions souhaiter, autant que possible, éviter qu’il y ait un contraste trop visible entre intérêts économiques et défense des droits de l’homme. Au discours chinois sur la communauté de destin et le « gagnant-gagnant », nous opposerions un triptyque « Paix. Liberté. Commerce ». Ce n’est pas une communauté de destin que nous voulons créer mais une communauté de liberté! Et au « gagnant-gagnant », formule américaine curieusement recyclée par les Chinois, nous préférons le « donnant-donnant » et l’instauration d’un équilibre global - une notion que la Chine est d’ailleurs susceptible de traduire dans ses propres termes. 
Je reste encore quelques jours à Xi’an; et je suis encore pour deux semaines environ en Chine. 
Bien fidèlement à vous 
Benjamin Disraëli

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