L’Europe a-t-elle échoué dans ses projets d’encadrement de l’uberisation des travailleurs ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Application Uber - Photo d'illustration AFP
Application Uber - Photo d'illustration AFP
©DENIS CHARLET / AFP

Guerre des lobbys

En attendant une nouvelle réglementation, la CGT et l’Union indépendants ont appelé à la grève des livreurs d’Uber Eats ce samedi.

Franck Morel

Franck Morel

Expert reconnu du droit du travail depuis plus de vingt ans, Franck Morel est avocat associé chez Flichy Grangé Avocats. Franck Morel est expert auprès de l’Institut Montaigne. Il avait déjà auparavant été plusieurs années avocat associé en droit du Travail chez Barthélémy avocats. Conseiller du Premier ministre Edouard Philippe sur les questions de relations sociales, de travail et d’emploi de 2017 à 2020 et de quatre ministres du travail de 2007 à 2012 (Xavier Bertrand, Brice Hortefeux, Xavier Darcos et Eric Woerth), il a contribué à l’élaboration d’une quinzaine de réformes dans le champ du travail et de l’emploi (ordonnances Macron de septembre 2017, réformes de la formation professionnelle de 2011 et 2018, de la santé au travail, du temps de travail, du dialogue social, création de la rupture conventionnelle…).

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Atlantico : En quoi les Uber Files ont perturbé les projets de régulation et d’encadrement des travailleurs des plateformes en ligne ?

Franck Morel : Je ne pense pas qu’on puisse réduire la question de la régulation des plateformes de travailleurs indépendants à la question de ce que l’on a appelé les Uber Files. Les plateformes se sont développées depuis maintenant plusieurs années dans le monde entier et soulèvent dans tous les pays des débats similaires sur l’équilibre à trouver entre satisfaction des besoins des consommateurs, compétitivité, fluidité du service et prix et d’un autre côté moindres garanties sociales et risques de précarisation d’une partie des travailleurs. On met aussi en avant dans le débat que cela peut être un moyen pour ces mêmes travailleurs d’accéder à une activité professionnelle, ce qui ne serait pas possible dans le monde habituel du salariat.

Pour la Commission européenne, ce sont 28,3 millions de personnes ayant travaillé au moins 1 heure via des plateformes en 2022, presque autant que dans l’industrie manufacturière. On peut s’attendre selon la même source à une augmentation de 52 % d’ici 2025, montant le nombre à 43 millions. La plupart des travailleurs en question sont indépendants, seuls 2 millions d’entre eux étant salariés.

On les rencontre principalement dans les transports individuels de personnes (39 %), la livraison (24 %), mais aussi dans les services à domicile (19 %), les services professionnels et divers de comptabilité, informatique (13 %).

Comme toujours quand une activité nouvelle se développe, on perçoit ses avantages en termes de gain d’efficience et de productivité, de satisfaction des besoins mais aussi on dénonce la précarité qui peut en découler. Et on parvient finalement à la réguler. Ce fut le cas historiquement du travail temporaire qui rappelons-le était désigné par le terme de marchand d’hommes par certains dans les années 70 et a été régulé, organisé et à toute sa place désormais dans le marché du travail.

Denis Pennel, qui promeut les nouvelles formes d’activité, pose la bonne question quand il dit que « le paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur » et appelle à poser les bases d’un contrat social.

Mais pour autant, il ne s’agit pas d’empêcher une activité de se développer car elle répond à un besoin, offre un statut social et la tuer économiquement serait in fine bien peu protecteur des travailleurs. La nature a horreur du vide et l’expérience montre qu’elle renaîtra sous d’autres formes avec les mêmes questions.

Il faut donc résoudre l’équation impossible et c’est ce à quoi les Etats et l’Union européenne tâchent de s’atteler.

La nouvelle réglementation européenne va-t-elle réellement bouleverser le modèle économique de l’ubérisation ?

Potentiellement oui mais avec de nombreuses questions. La Commission européenne a présenté sa proposition de directive le 9 décembre 2021. Le Parlement européen a amendé celle-ci et in fine le Conseil a adopté le 12 juin dernier une orientation générale. Le processus n’est pas fini mais il soulève de nombreuses questions.

Le projet de directive européenne définit la plateforme de travail numérique qui est située dans son champ comme toute personne physique ou morale fournissant un service au moins en partie, à distance par des moyens électroniques, à la demande du destinataire du service, qui comprend l’organisation du travail exécuté par des individus contre rémunération, que ce travail soit exécuté en ligne ou sur un site précis, et l’utilisation de systèmes de surveillance ou de prises de décisions automatisées. 

Sur cette base, la directive prévoit que la législation des Etats membres doit conduire à devoir appliquer aux travailleurs indépendants des plateformes une présomption de salariat si la plateforme « exerce un contrôle et une direction » sur le travailleur.

Exercer un contrôle et une direction signifie remplir, soit en vertu des conditions applicables, soit en pratique, au moins trois des critères parmi sept qui sont notamment le fait que la plateforme de travail numérique détermine les plafonds du niveau de rémunération, qu’elle exige de la personne exécutant un travail via une plateforme qu'elle respecte des règles spécifiques en matière d'apparence, de conduite à l'égard du destinataire du service ou d'exécution du travail, que la plateforme de travail numérique supervise l'exécution du travail, y compris par des moyens électroniques, qu’elle puisse restreindre en sanctionnant l’intéressé la liberté de celui-ci d’organiser son travail etc…

Le nombre de critères a varié entre la première version du texte présenté par la Commission et celle-ci et la Commission estimait dans sa version d’origine qu’au moins 4 millions de travailleurs indépendants en question devaient être requalifiés en salariés. L’impact peut être à mon sens beaucoup plus fort tant les critères sont larges et vont dans le sens d’une tendance déjà lourde de la jurisprudence notamment en France.

Qu’est-ce qui s’est joué à Bruxelles pour que les négociations et que les avancées sur ce dossier ne soient pas plus prometteuses ? Les sociétés comme Uber ont-elles usé de leur influence et de leur poids ? La faute aux lobbys ?

Oui, bien sûr que les représentants des plateformes ont tenté d’influer sur le cours des choses mais c’est bien logique car elles entendent préserver leur modèle.

La négociation est complexe car s’affrontent deux logiques et la France tente de promouvoir une troisième voie qu’elle est seule à emprunter.

Certains Etats comme l’Espagne poussent fortement à la présomption large de salariat. D’autres comme des Etats de l’Est sont plus rétifs à une quelconque régulation.

La France défend une option intermédiaire que j’estime pragmatique et pleine d’espoir en réalité, celle de la régulation par les garanties et non par le statut.

Transformer les travailleurs des plateformes en salariés, c’est aller à l’encontre du souhait mêlé de plusieurs d’entre eux et remettre en cause en réalité le modèle économique tant et si bien qu’à l’arrivée, le risque est qu’il n’existe plus rien du tout. A l’inverse, il est évidemment nécessaire de réguler pour apporter des garanties sociales aux travailleurs concernés. Mais ceux qui peuvent le mieux trouver l’équilibre économique permettant ces régulations, ce sont les acteurs eux-mêmes via la négociation. C’est ce qu’a voulu initier la France avec un système original de négociation collective, avec des représentants légitimés par l’élection  et la signature d’accords. Des accords ont ainsi été signés sur les modalités de rupture des relations commerciales ou une garantie minimale de revenus pour les livreurs.

Les travailleurs restent indépendants mais des garanties sociales sont négociées et appliquées. Certes la jurisprudence demeure rigoureuse sur la requalification en salariat lorsque les critères de définition dégagés par le juge du salariat sont remplis. Cependant le pari est qu’à terme la force de la légitimité de ce nouveau cadre s’impose aussi au juge, ce qui est possible à mon sens.

La France a réussi dans la dernière version du texte à introduire un « considérant » en vertu duquel « Lorsque la plateforme de travail numérique se conforme aux mesures ou aux règles prévues par le droit ou les conventions collectives, applicables aux véritables travailleurs indépendants sans salariés, cela ne devrait pas en tant que tel être considéré comme indiquant qu'un ou plusieurs critères déclenchant la présomption légale au titre de la présente directive sont remplis. »

Le texte ouvre la voie à une sécurisation du processus mis en œuvre concernant les plateformes de mobilité en permettant dans la législation transposant une telle directive de faire référence à l’application d’accords collectifs pour limiter le champ d’application de la présomption de salariat.

C’est LE point important pour la préservation du modèle français et qui a pu être intégré comme considérant, son équivalent dans le corps du texte de la directive ayant été rejeté plus tôt dans la négociation par une partie de ceux qui militaient pour une directive avec un vaste champ d’application de la présomption de salariat.

La bataille qui n’est pas terminée consiste à le conserver car c’est ce qui permet de préserver notre modèle français original en construction.

Les travailleurs des plateformes peuvent-ils avoir l’espoir que le projet de réglementation européenne soit juste, équilibré et apporte de meilleures conditions de travail ? L’Europe pourra-t-elle réellement répondre aux attentes des travailleurs des plateformes ? 

Ce n’est pas certain. Tout dépend du texte final. Si celui-ci est trop rigoureux et aboutit in fine à transformer en salariés l’ensemble des travailleurs des plateformes, nous aurons des garanties « de papier » en réalité avec un modèle qui en bouleversant l’économie du système y mettra de fait fin dans sa version actuelle. Nous aurons sans doute ensuite de nouvelles formes d’activité qui naîtront avec les mêmes questions.

L’enjeu est donc que le texte soit pragmatique et équilibré en adoptant une vision centrée sur l’octroi de garanties sociales à ces travailleurs et la méthode pour les fixer plutôt que sur l’accès en bloc à un statut qui pour une part est inadapté.

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