L’espoir de la révolution communiste, la flamme qui animait les fusillés de l’Affiche rouge<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photographie prise dans le 20e arrondissement de Paris, le 15 novembre 2023, montre une fresque murale représentant Missak Manouchian, devenu l'un des principaux membres de la Résistance.
Une photographie prise dans le 20e arrondissement de Paris, le 15 novembre 2023, montre une fresque murale représentant Missak Manouchian, devenu l'un des principaux membres de la Résistance.
©MIGUEL MEDINA / AFP

Bonnes feuilles

Benoît Rayski publie « L’Affiche rouge » aux éditions Archipoche. Le 21 février 1944, les 23 membres de l'Affiche rouge, résistants immigrés et communistes, étaient fusillés au Mont Valérien. Tous étaient membres des FTP-MOI, l'organisation militaire du Parti communiste pour les étrangers. Extrait 1/2.

Benoît Rayski

Benoît Rayski

Benoît Rayski est historien, écrivain et journaliste. Il vient de publier Le gauchisme, maladie sénile du communisme avec Atlantico Editions et Eyrolles E-books.

Il est également l'auteur de Là où vont les cigognes (Ramsay), L'affiche rouge (Denoël), ou encore de L'homme que vous aimez haïr (Grasset) qui dénonce l' "anti-sarkozysme primaire" ambiant.

Il a travaillé comme journaliste pour France Soir, L'Événement du jeudi, Le Matin de Paris ou Globe.

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Comment se mettre dans la peau des fusillés de l’Affiche rouge ? Comment jouer Rayman, Manouchian, Wajsbrot ou Elek ? Une voix dit  : « Eh bien, il suffit de penser que c’étaient des hommes et des femmes comme nous ! » Une autre voix rétorque : « Non, justement pas comme nous ! » Bien sûr qu’ils n’étaient pas comme nous. Ou plutôt nous ne sommes pas comme eux.

Ce dialogue accompagne les premières images de L’Affiche rouge, le film de Frank Cassenti, tourné en 1974, et il suffirait presque à justifier, à lui tout seul, la nécessaire existence de cette œuvre cinématographique. Nous ne sommes pas comme eux… Certes. Mais d’eux nous avons reçu quelque chose, chacun de nous à proportion de notre courage personnel et de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. D’eux nous avons reçu ce que reçoit une pellicule photographique quand un petit rayon de lumière l’impressionne durablement. Ils ont fait de nous, eux et tant d’autres que nous avons pleurés, ce que nous sommes. À  coup sûr ni meilleurs ni pires que tous ceux qui n’ont pas eu accès à ce panthéon familial, mais avec un supplément inestimable : la conviction résolue qu’on ne peut pas dire oui à tout et la certitude absolue que, voyant un corps à terre, nous ne pourrons jamais le piétiner.

La mort ne nous a jamais menacés  : nous ne sommes donc pas des héros et il n’est pas prouvé que nous aurions pu en être. Mais la mort nous accompagne en voisine. Elle chemine en parallèle à notre route pour nous rappeler, telle une vigie qui ne connaîtrait ni repos ni sommeil, que tant des nôtres ont péri assassinés. L’oubli nous est par conséquent une notion étrangère. Et c’est pour‑ quoi nous sommes ce que nous sommes. Alors que des millions d’autres ne sont que ce qu’ils sont. Que ce qu’ils sont ? Il n’y a aucun mépris dans cette phrase, juste le constat d’une totale altérité. Je l’ai compris de manière certaine un jour quand, passant boulevard Richard-Lenoir sur le terre-plein où devait se tenir le marché, je vis sur les poteaux des étals une multitude d’affichettes avec, imprimé en gros caractères  : « Plus jamais ça ! » Je crus de prime abord qu’il s’agissait encore d’un vague débat sur Auschwitz. Pas du tout. Car je lus, en m’approchant, que rue Popincourt une camionnette de livraison de vêtements avait renversé et blessé à mort la gardienne d’un immeuble, en faisant marche arrière dans une de ces cours où l’on compte par dizaines des ateliers de confection (tous chinois et donc – ouf ! – pas juifs). Le récit de l’événement était accompagné de commentaires indignés, d’expressions de colère sur l’insécurité due aux livreurs, tandis que la malheureuse victime se voyait hissée au rang d’héroïne du quartier. Il était enfin demandé à tous de se réunir pour une marche silencieuse de protestation destinée à honorer sa mémoire et à empêcher que de telles abominations se reproduisent. « Plus jamais ça ! » Un jour cela avait été dit pour les millions de gazés d’Auschwitz. Et cela vaudrait maintenant pour une concierge victime d’un accident de la circulation ? C’est à hurler…

Alors oui, nous sommes ce que nous sommes et ils ne sont que ce qu’ils sont. Nous vivons la mort avec nos morts et, tout bien pesé, c’est une assez bonne compagnie. Et de façon certaine, quoique confuse, nous savons que s’il nous arrivait d’oublier cette Jérusalem-là notre main se dessécherait… Dans le film de Cassenti une phrase explique assez bien les mots : « Nous ne sommes pas comme eux » (comme ceux de l’Affiche rouge bien sûr, pas comme les riverains de la rue Popincourt). L’acteur qui doit incarner le rôle de Josef Boczor dit à ce‑ lui qui jouera Marcel Rayman, avec l’expérience lucide des hommes qui ont connu comme lui la défaite de la guerre d’Espagne : « Si par malheur nous perdons, alors nous partirons ailleurs pour continuer le combat. »

À  cette époque en effet, l’espoir de la révolution à venir était plus fort que tous les désastres subis par les révolutionnaires. On était écrasés dans l’Allemagne nazie… Peu importe  : il restait la France, la Tchécoslovaquie ou l’Autriche. On était vaincus lors de la sanglante répression de l’in‑ surrection ouvrière de 1934 à Vienne… Qu’à cela ne tienne : il y avait d’autres fronts, au Brésil, en Espagne. À son tour l’Espagne était terrassée… Eh bien, il était encore possible de rejoindre (et certains des volontaires des Brigades internationales le firent) les armées rouges de Mao. La France était envahie et se rendait, l’URSS était envahie et ne se rendait pas, toute l’Europe ou presque voyait flotter la bannière à la croix gammée… Et alors ? disait à sa façon Boczor : il faut se battre, toujours se battre et aller voir ailleurs, plus loin, si, là-bas, l’herbe de la révolution est plus verte.

C’est, bien entendu, ce qui nous manque pour être comme eux. Nous manque aussi la musique de l’accordéon, le « piano du pauvre » selon l’heureuse formule de Léo Ferré. Une certaine musique à laquelle par bonheur le film de Cassenti a fait la part belle. Dans son Affiche rouge ça chante, ça danse, ça s’enlace. C’est que les acteurs, ceux du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, qui vont jouer les rôles des héros de la FTP-MOI, s’arrêtent le temps d’un déjeuner champêtre, le temps d’un bal. « Bal, petit bal », comme chantait Francis Lemarque, de son vrai nom Nathan Korb, un garçon juif du XIe  arrondissement. Et cette musique est russe. Pas soviétique, russe. Mais pour les jeunes de l’Affiche rouge, contemporains de ces temps révolus quand l’URSS était identifiée à la patrie de la révolution, à leur patrie donc, c’était la même chose. Et ce sont ces chansons-là –  et pas seulement « Gloire au camarade Staline »  – qu’avaient apprises les jeunes fusillés du Mont-Valérien. Sur l’écran une fille chante adossée à un arbre. Dans la mémoire que j’avais du film j’entendais une mélodie d’accordéon et des paroles qui m’étaient familières depuis toujours : « Que les fleurs sont belles au printemps. Mais les filles, au printemps, le sont encore plus. » Je m’étais trompé, ai-je découvert en revisionnant L’Affiche rouge de Cassenti. Ce que la fille chantait en russe était tout aussi beau et nostalgique que ce que j’avais cru entendre. C’était une complainte sur « l’accordéoniste solitaire qui, la nuit au village, chassait le sommeil de la tête des filles ». Je la connaissais, tout comme l’autre.

Quant à l’accordéon qui nous avait ainsi bercés, celui des plaines de Russie, il n’avait rien de commun avec son homonyme français, un gros engin compliqué, constellé de touches de piano et de pressions rondes. Tellement lourd qu’il fallait l’accrocher autour du cou avec des bretelles. L’accordéon russe était petit, suffisamment léger pour être tenu à bout de bras. Avec lui on pouvait danser, courir, sauter. Il était rudimentaire, c’est pourquoi sa musique était si pure et si déchirante. C’est un de ces accordéons-là qui accompagnait la fille adossée à l’arbre. Elle s’appelait, ai-je appris, Olga Potemkine. Un beau nom : celui d’un célèbre ministre de Catherine la Grande et celui, surtout, d’un cuirassé immortalisé pour toujours avec ses marins révoltés et sa viande rongée par les asticots, dans l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma.

J’ai su cela grâce à Jean Lescot, un acteur qui dans le film tenait le rôle du mari d’Olga Bancic, la décapitée de Stuttgart. Pour avoir été élevé dans les patronages et les colos juives de l’après-guerre, pour y avoir appris le yiddish, pour y avoir chanté des chansons venues de Russie, il avait compris que ce monde-là, celui de la jeunesse juive communiste ou communisante de Paris, et donc des vingt-trois, ne pouvait se comprendre sans mélodies russes. C’est lui donc qui avait trouvé le groupe et la fille que l’on entendait dans le film. Et cela sonnait juste. Car je suis persuadé que nombreux sont ceux qui succombèrent aux charmes de la révolution communiste grâce à cette musique, avec ses chants d’amour un peu tristes, presque toujours les  mêmes, où il était question de la beauté des filles et où les garçons leur disaient toujours adieu avant de partir à la guerre, au combat, dans les rangs des partisans ou de l’Armée rouge. Des milliers de jeunes rêvèrent de ces jeunes filles aux longues tresses blondes, habillées en tenue folklorique ou portant le foulard rouge sur une chemise blanche, de ces garçons fiers et insolents, la chemise russe lâchée au-dessus du pantalon et étroitement serrée autour de la taille. Telles étaient les images offertes par l’Union soviétique et par les mouvements communistes. J’en connais de pires.

De Jean Lescot, qui s’appelle en réalité, et comme il se doit, Wajsbrot, j’ai gardé autre chose que ces quelques notes d’accordéon. Dans sa mai‑ son, sur un mur, était accroché un tableau singulier  : du papier mâché, comme torturé, finement recouvert de dizaines de petites lignes qui, de loin, ressemblaient à s’y méprendre à des fils de fer barbelé. M’en approchant, j’ai vu qu’il s’agissait de caractères hébreux. C’était du yiddish, merveilleusement calligraphié : tout un texte qui courait de droite à gauche. Lescot avait bien connu le peintre, Serge Lask. Et il m’a dit que dans sa jeunesse celui-ci avait fréquenté les mêmes associations juives que lui, mais n’avait pas voulu, contraire‑ ment à d’autres, apprendre le yiddish. Il ne le par‑ lait pas, ne l’écrivait pas, ne le lisait pas. Pourtant, ayant vieilli, il avait repris les manuels et les livres d’apprentissage que les moniteurs leur donnaient à l’époque. Et consciencieusement, pieusement, il les recopiait sans une faute, pour en faire ces parchemins, témoins apocryphes certes, mais bouleversants de sincérité, de ce monde juif englouti. 

Extrait du livre de Benoît Rayski, "L'Affiche rouge", publié aux éditions Archipoche

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