L’espionnage des Européens par la NSA dépasse en volume tout ce que l’on peut imaginer et rien ni personne ne s’y oppose<!-- --> | Atlantico.fr
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Le logo de la NSA, la National Security Agency, un organisme gouvernemental du département de la Défense des Etats-Unis.
Le logo de la NSA, la National Security Agency, un organisme gouvernemental du département de la Défense des Etats-Unis.
©DR

Espionnage entre alliés

On apprenait ce week-end que la NSA aurait, entre autres choses, utilisé délibérément un accord secret avec le Danemark pour espionner indûment ses alliés, à l'image de la France et de l’Allemagne.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Vous l'aviez révélé très tôt dans nos colonnes en décembre 2020, mais c’est aujourd’hui que le scandale éclate réellement dans les médias ! Au grand dam de ses voisins, le Danemark aurait contribué pour le compte de la NSA (l’agence nationale de sécurité américaine), à espionner ses propres alliés. Cette opération secrète aurait abouti à la mise sous écoute de plusieurs hauts responsables politiques, dont la chancelière allemande Angela Merkel. Si les faits étaient avérés, comment est-il possible qu’un Etat de l’Union brade ainsi sa loyauté au bénéfice des Etats-Unis, en favorisant l’espionnage d’un allié membre comme lui de l’UE ?

Franck DeCloquement : Soyons lucides, ce n'est une surprise pour personne d'apprendre que la NSA espionne la France, l’Allemagne et bien d’autres pays européens. Elle n'est d'ailleurs pas la seule centrale américaine à agir impunément de la sorte. En revanche, la vraie découverte dans cette affaire pour les esprits candides, c'est l'ampleur, la méthode employée et la systématicité de ces écoutes. Et elles flétrissent indéniablement l'image de cette grande nation démocratique aux yeux des populations, et interrogent naturellement tout un chacun sur sa réelle conception du monde et des libertés fondamentales. Et cela, bien au-delà des grands principes proférés aux yeux du monde, à des fins de prévalence diplomatique. « Les Etats-Unis n'ont pas d'alliés, que des cibles ou des vassaux », avait péroré en son temps Jean-Jacques Urvoas, l’ancien président de la commission des lois d’alors à l'Assemblée en octobre 2013, concernant l'attitude des Etats-Unis envers leurs alliés, dans un entretien accordé alors au journal « Le Monde, après les révélations faites par Edouard Snowden sur le système de surveillance planétaire de la NSA. Autrement dit, « un comportement d'hyperpuissance » avait-il conclu dépité.

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Les révélations qui touchent aujourd'hui le Danemark, et la « FE » (son service de renseignement militaire et électromagnétique), ne le démentent pas. Elles ne sont d’ailleurs pas nouvelles comme vous le rappeliez en préambule de notre entretien, puisque nous en avions déjà parlé ici même dans vos colonnes, lors d’un précédent article de votre serviteur. Elles datent en réalité d’août 2020. Et cela même si le scandale n’éclate qu’aujourd’hui dans les grands médias internationaux, « aux yeux et à la barbe » des citoyens de l’UE, si je puis me permettre…

Ces révélations se basent en réalité sur des rapports internes constitués du renseignement danois « FE ». Et dans un article détaillé du 13 septembre 2020, l'enquête initialement publiée par le journal Danois Berlingske décrivait par le menu comment la NSA, en coopération étroite avec « FE », a exploité secrètement les ressources d'un câble de télécommunications international, afin d'y déceler des informations utiles au renseignement américain. A cette occasion, l’enquête de Berlingske avait déjà pu brosser un tableau étonnamment détaillé sur la manière dont sa centrale a pu coopérer avec la NSA, pour réaliser des écoutes sur le sol danois entre 2012-2015. Suggérant en outre que l'espionnage tous azimuts de leurs alliés par les États-Unis s'est en réalité prolongé pendant, et bien après les révélations tonitruantes et planétaires d’Edouard Snowden. Des divulgations vertigineuses qui avaient puissamment défrayé la chronique en 2013.

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Selon la dernière enquête en date de la chaîne de télévision publique danoise « Danmarks Radio » (DR) rendue publique ce dimanche 30 mai 2021 (et à laquelle la Süddeutsche Zeitung, les chaînes allemandes « NDR » et « WDR », le journal « Le Monde », ainsi que les télévisions publiques suédoises « SVT » et norvégienne « NRK » ont eu accès), nous pouvons résumer à grands traits pour nos lecteurs, les derniers rebondissements en date de cette « affaire Danoise », répondant désormais au doux nom de code « d’Opération Dunhammer » : au milieu des années 1990, la NSA a découvert qu’une « dorsale internet » de communication existait sous Copenhague : autrement dit une sorte de très gros câble transfrontalier faisant partie des réseaux longues distances de très haut débit d'internet, utilisé pour tous types de communications numériques. Y compris les appels téléphoniques, les courriels numériques (SMS) en provenance de messageries étrangères et des messages textuels en transites – ou issus – de nations comme la Chine et la Russie. Outre le fait d’avoir peut-être eu accès à des données qui auraient pu inclure des communications privées des citoyens danois eux-mêmes, ces échanges intercontinentaux représentent naturellement une ressource inestimable pour le renseignement Américain. Chacun peut aisément le comprendre.

Côté Danois, il semble bien selon l’enquête qu'il s'agissait d'une « collaboration jugée extrêmement précieuse » pour le service de renseignement militaire scandinave. Et on peut le comprendre grâce à ce qui suit : selon le journal Berlingske qui avait initialement révélé ces faits, cette coopération quelque peu « obligée et contrainte » avec les Etats-Unis, était inscrite et sanctuarisée dans un document que tous les ministres danois de la défense se devaient de signer « pour que tout nouveau ministre puisse voir que son prédécesseur – et les prédécesseurs avant ses propres prédécesseurs – avec leurs signatures avaient fait partie de ce petit cercle exclusif de personnes qui connaissaient l'un des plus grands secrets du royaume. » Selon certains commentateurs avisés, cette coopération faisait probablement partie du programme « RAMPART-A » de la NSA. Dans le cadre de ce programme très spécifique qui a débuté en 1992, les partenaires étrangers devaient donner accès à des câbles internationaux à fibre optique de grande capacité à leurs alliés américains, tandis que les États-Unis fournissaient en retour les équipements nécessaires de transport, de traitement et d'analyse adéquats. Il a en outre été également révélé que les États-Unis avaient fourni au Danemark un nouveau système d'espionnage très sophistiqué qui comprenait en outre le fameux dispositif de traitement de données de la NSA « XKEYSCORE» dont l'existence ultrasecrète avait été révélée il y a sept ans par un certain… Edward Snowden en personne !

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Pour s'assurer que l'écoute du câble était aussi « légale » que possible, le gouvernement Danois d’alors avait toutefois demandé en son temps, l'approbation de la société privée danoise qui exploitait le câble. La société avait alors accepté, mais seulement lorsque l'accord a été définitivement approuvé au plus haut niveau de l'Etat danois. Et notamment après la signature par le Premier ministre Rasmussen, le ministre de la Défense Hækkerup et le chef du département Troldborg. Comme le câble contenait en outre des télécommunications internationales sensibles, il était considéré comme relevant du mandat de renseignement étranger de la « FE ». L'accord avait ainsi été préparé en un seul exemplaire, qui a été montré à l'entreprise puis enfermé dans un coffre-fort au siège de la « FE », à la forteresse de Kastellet à Copenhague, toujours selon les révélations initiales du journal Danois Berlingske.

On peut également malicieusement noter que cet accord danois est très similaire à l'accord de transit entre le service allemand de renseignement étranger « BND » et « Deutsche Telekom », dans lequel ce dernier avait accepté de fournir l'accès aux câbles de transits internationaux à son centre de commutation de Francfort-sur-le-Main. Le « BND » avait ensuite exploité ces câbles avec l'aide de la NSA sous le nom de code « d'opération Eikonal » (entre 2004 et 2008).

A date, la NSA n'a évidemment pas commenté cette énième affaire d'espionnage par les États-Unis de leurs alliés européens. La prochaine visite du président américain Joe Biden qui aura lieu à la mi-juin à Bruxelles, expliquant peut-être cela ? Mais plusieurs cadres supérieurs actuels et anciens du renseignement militaire  danois ont d’ores et déjà été suspendus par l’exécutif actuel à l’issue des révélations, incluant l'affirmation selon laquelle la « FE » pourrait avoir transmis « une quantité importante d'informations sur les citoyens danois ». Et ceci, en totale violation des lois du pays nordique. Outre l’Allemagne et la France, d'autres alliés des États-Unis, comme la Norvège, les Pays-Bas ou encore la Suède, auraient été également ciblés par la NSA via ce canal d’écoute privilégier. Affaire à suivre donc…

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Atlantico : À ce propos Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel attendent des explications de la part de Washington… Ont-ils encore la main, et une réelle marge de manœuvre étant donné que les activités d’espionnage américaines n’ont jamais cessé après les révélations d’Edward Snowden ? Leur réaction diplomatique de façade entrainera-t-elle a contrario des actions fortes en coulisses ?

Franck DeCloquement : Aucune Chance quoi qu’en disent certains observateurs faussement retord. Les réactions courroucées de nos chefs d’Etat européens ne sont bien entendues que des leurres de façade, pour amuser le terrain et donner le change, à destination de leurs concitoyens. Personne ne peut dignement s’opposer, ni même échapper à la surveillance américaine, et certainement pas des dirigeants qui doivent tout à l’amicale bienveillance de leurs soutiens outre-Atlantique. La plupart du temps « très chaud partisan d'une relation étroite et apaisée avec les États-Unis », selon l’expression consacrée, pour conserver leurs prébendes. Nombreux sont ceux qui acceptent bien volontiers de se plier à leurs requêtes, d’une manière ou d’une autre, voire même les anticipent et les facilitent à l’envi. Secret de polichinelle.

L’Amérique domine sur le plan intellectuel, culturel, technologique et stratégique. Au final, cette nouvelle péripétie danoise révèle une fois de plus s’il était nécessaire aux yeux du plus grand nombre, que les Etats-Unis n'ont pas d'alliés, mais n'ont que des ennemis ou des inféodés comme nous l’indiquions plus haut par le truchement des propos deJean-Jacques Urvoas. Certains veulent à tout prix considérer que nos échanges sont équilibrés et loyaux, mais ce n’est évidemment pas le cas. Il faudrait idéalement un réajustement et une mise au point sans concessions, car l’on s'aperçoit qu'une partie de l'espionnage concerne en réalité le domaine économique, et celui de nos positions concurrentielles... Cela représente probablement le volume le plus important de ces données interceptées, qui dépasse très largement le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la corruption, qui demeurent bien souvent de parfaits prétextes aux actions de biais. Les Etats-Unis sont une hyperpuissance qui se comporte comme tels, en structurant très largement nos perceptions, nos espaces sémantiques et cognitifs puisqu’ils considèrent n'avoir que des droits et n'être tenus par aucun devoir. La démesure des écoutes auxquelles procèdent les Etats-Unis est proportionnelle aux moyens qu'ils y consacrent. La communauté du renseignement américain bénéficie d'un budget annuel connu qui frôle les 90 milliards de dollars par an ; elle se compose de 18 agences ; elle emploie plus de 110 000 personnes et recourt à d’innombrables sous-traitants privés. Il s'agit en tout point d'un véritable rouleau compresseur parfaitement instoppable. En France, le budget annuel du renseignement avoisine les 10 milliards d'euros pour 6 services. Une lutte technologique « à armes égales » s'avérerait totalement vaine. En son temps, l'ex-URSS avait définitivement chuté face à de semblables considérations. Ne l’oublions pas.

Atlantico : Comment pourrait-on se prémunir de telles affaires d’espionnage ? Est-ce une réelle faute des États européens, ou une forme d’impuissance caractérisée de leurs dirigeants ?

Franck DeCloquement : Les deux mon général ! Plus sérieusement, il est impossible de se prémunir à ce stade d’une telle puissance de feu technologique. A titre d'exemple, en lien avec le cas qui nous intéresse, le renseignement militaire danois s'appuie sur « XKeyscore » comme nous l'indiquions déjà pour ATLANTICO, dans notre précédent article datant de novembre 2020. Comme il était presque impossible pour les centrales américaines d'exploiter ce câble dorsal sans l'aval des Danois, celles-ci ont sans doute décidé de leur concéder l’accès à « XKeyscore » comme rétribution, gracieuse en contre partie de leur coopération stratégique. Une forme de « donnant-donnant » en somme ! XKeyscore désigne en réalité un programme de surveillance de la NSA devenu emblématique depuis l'affaire Snowden, mais également l’ensemble des logiciels que la centrale américaine a utilisé pour lancer cette surveillance planétaire, opérée d'ailleurs conjointement avec l’aide des services de renseignements britanniques, canadiens, australiens et néo-zélandais. Une coalition de centrales « amies » dont la coopération historique en matière de partage du renseignement a donné le surnom de « Five Eyes ». Un dispositif global de surveillance planétaire qui permettrait en outre une collecte quasi systématique des activités de tout utilisateur sur Internet, grâce à plus de 700 serveurs localisés dans plusieurs dizaines de pays. XKeyscore serait en outre capable d’examiner tout ce qu’un utilisateur fait sur la toile. Cela comprend les mails envoyés, les mots de passe de session, les accès aux réseaux sociaux, l’historique de navigation, les recherches effectuées sur la toile et bien plus encore. Presque aucune information sur la toile n’échapperait à ce programme global de ciblage. Pour mémoire, c’est avec ce dispositif hyper technologique que la NSA aurait espionné le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon avant un entretien avec le président américain Barack Obama. Selon les publications internes de la NSA rendues publiques par The Intercept, la NSA s’est targuée d’avoir piraté les différents points d’entretien listés par Ban Ki-Moon avant cette réunion d'importance avec le président américain. Cela aurait naturellement permis au président démocrate de se préparer en conséquence, et en temps réel... La publication des documents relatifs à XKeyscore, par The Guardian il y a 8 ans, a montré comment cet outil d'une puissance inégalée à l'époque, permettait à l'agence américaine de sécurité nationale d’accéder en temps réel aux données de navigation sur internet d’un utilisateur, aux mails, aux réseaux sociaux, etc. Bref, tout l’historique de navigation d’un utilisateur lambda devenant immédiatement accessible aux opérateurs. « La NSA peut recueillir tout ce qu’elle veut sur Internet […] leurs analystes peuvent lire vos mails, connaître les sites que vous avez visités, retrouver les termes de recherche sur Google que vous avez saisis et à peu près tout ce que vous faites sur Internet. C’est un outil qui n’a pas de limite », notait The Guardian. 8 ans plus tard, rien n'a changé. Et tout s'est sans doute corrélativement accru, compte tenu de l'augmentation générale de la puissance de calcul disponible dans l'interstice. Cela nous donne une bonne idée de l’infinie…

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