L'énigme Taubira : boulimique de polémiques et pourtant toujours garde des Sceaux...<!-- --> | Atlantico.fr
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Christiane Taubira a de nouveau déclenché la polémique en ne chantant pas La Marseillaise.
Christiane Taubira a de nouveau déclenché la polémique en ne chantant pas La Marseillaise.
©Reuters

Mystère et boule de gum

Christiane Taubira a de nouveau déclenché la polémique alors qu'elle n'a pas chanté la Marseillaise durant la journée de commémoration de l'esclavage du 10 mai.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Christiane Taubira a de nouveau déclenché la polémique alors qu'elle n'a pas chanté la Marseillaise durant la journée de commémoration de l'esclavage du 10 mai. Un fait qui souligne l'aspect clivant de la ministre auprès d'une partie de l'opinion. Comment expliquer en conséquence que cette personnalité ait été maintenue au gouvernement ? Quel est son "apport" politique ?

Vincent Tournier : Soyons juste : ce n’est pas Christiane Taubira qui a déclenché la polémique. Par contre, elle a contribué à l’alimenter avec sa réponse étonnante sur le "karaoké d’estrade". Est-elle tombée dans le panneau en tentant de se justifier par une formule maladroite ? Ou profite-t-elle de l’occasion pour chercher à ranimer les convictions des électeurs de gauche en vue de l’échéance électorale du 25 mai ?

Ce qui est sûr, c’est que cette partie de ping-pong rend service à tout le monde. Elle permet de meubler une campagne qui frappe par sa vacuité. Pour des raisons différentes, ni la gauche, ni la droite n’ont désiré parler de l’Europe, et le moins qu’on puisse dire est que les médias ne les ont pas poussés à aller dans le sens contraire, ce qui est tout de même assez surprenant compte tenu des tensions qui s’accumulent aujourd’hui en Europe.

En même temps, si on part du principe que rien n’arrive par hasard, on peut penser que cette polémique est riche d’enseignements justement parce qu’elle met au jour des points sensibles, des questions qui travaillent la société française contemporaine. On voit bien, en effet, que tout repose sur un télescopage entre deux symboles forts : la Marseillaise et la cérémonie du 10 mai sur l’esclavage. Rappelons que ces deux symboles ont fait l’objet de vifs débats depuis 2001, année où l’on a eu à la fois la loi Taubira sur les traites négrières et le match de foot amical entre la France et l’Algérie où la Marseillaise a été sifflée (ce qui a conduit la droite à adopter deux lois, l’une pour pénaliser l’outrage à l’hymne national, l’autre pour rendre obligatoire l’apprentissage de la Marseillaise dans les écoles primaires). Ce sont certes deux enjeux symboliques mais ils expriment des tiraillements profonds au sein de la société. Ces tiraillements travaillent aussi la gauche : c’est ici la question de son rapport à l’identité nationale (faut-il défendre la culture et l’économie françaises, ou bien ouvrir les frontières ?), mais c’est aussi la question de son "cœur de cible", avec le remplacement du prolétariat par les nouveaux groupes sociaux constituées des diverses minorités. La date du 10 mai est ainsi très significative puisque, initialement, ce jour commémore la victoire de François Mitterrand en 1981. On est donc ici au cœur de forts enjeux identitaires, dont Christiane Taubira est l’incarnation, ce qui explique les cristallisations sur sa personne, dans l’admiration comme dans la détestation.

Candidate du Parti Radical de Gauche à la présidentielle de 2002, Christiane Taubira avait obtenu 2.32% des voix, et seulement 1.54% aux élections européennes deux ans plus tard. Son influence auprès des électeurs dépasse-t-elle ce simple socle ?

C’est là tout le paradoxe de Christiane Taubira : son poids électoral est très faible, mais son poids politique est beaucoup plus important. Ce paradoxe s’explique par le fait que l’actuelle majorité socialiste doit élargir sa base électorale, surtout depuis le départ des écologistes. Le PS garde un mauvais souvenir de la présidentielle de 2002 où Lionel Jospin a été éliminé dès le premier tour. A l’époque, les candidatures dissidentes (dont celle de Christiane Taubira) s’étaient multipliées et, pour les socialistes, c’est cette prolifération qui est responsable de l’échec. Même si cette explication est un peu courte, elle a convaincu les socialistes qu’il fallait tout faire pour limiter la dispersion des voix, ce qui n’est pas absurde : faire entrer le plus d’alliés possibles dans le gouvernement, c’est limiter les dissonances au sein de la majorité. On voit bien, par exemple, que les écologistes ont épargné les socialistes lorsqu’ils étaient au gouvernement, mais maintenant qu’ils sont dans l’opposition, ils vont pouvoir se lâcher, au moins après les élections car il n’est pas de bonne politique de tirer sur une ambulance.

J’ajoute que cette nécessité d’alliance n’est pas complètement voulue par les socialistes, elle est aussi en partie subie. Il faut en effet tenir compte de l’affaiblissement des grands partis de gouvernement. Or, cet affaiblissement donne un poids surdimensionné aux petits partis, qui ont désormais la possibilité de "monnayer" plus facilement leur soutien. C’est aussi ce qui se passe à droite, où les petits partis centristes reviennent en force.

Au-delà de la pure arithmétique électorale, l'apport symbolique de l'actuelle Garde des sceaux semble n'être pas négligeable, plusieurs cadres de gauche ayant souligné sa capacité à "ré-enchanter" la politique. Peut-on dire qu'elle représente un véritable marqueur auprès de l'opinion de gauche dans un gouvernement  marqué par la "social-démocratie" ?

Effectivement, on peut penser que Christiane Taubira occupe une position charnière dans la configuration idéologique actuelle. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle cumule les trois caractéristiques qui correspondent à ce qu’on pourrait appeler l’idéologie post-moderne : premièrement elle est une femme, deuxièmement elle est issue des minorités visibles, troisièmement elle est favorable au libéralisme des mœurs. Ces trois éléments ne sont pas faciles à concilier ; ils peuvent même entrer en contradiction (par exemple la cause des femmes n’est pas facilement compatible avec les droits des minorités, comme le montre le voile islamique). L’avantage de Christiane Taubira est de pouvoir jouer sur les trois tableaux, ce qui n’est pas si courant. Au fond, c’est un peu le principe du portrait-type dans les statistiques : si on fait la moyenne des caractéristiques des Français, on va tomber sur un profil qui n’existe nulle part. A sa manière, Christiane Taubira est une sorte de portrait-type qui n’existe pas dans l’électorat, mais elle permet de concentrer à elle seule toutes ces facettes, ce qui lui donne une force très importante, tout en suscitant une hostilité qui est à la mesure de ce qu’elle représente.

Peut-on dire en conséquence que Mme Taubira dispose actuellement d'une "capacité de nuisance" vis-à-vis du gouvernement Valls qui expliquerait son maintien actuel ?

Si vous entendez par là qu’il serait plus dangereux pour le gouvernement de la laisser en dehors que de la garder en dedans, c’est plausible. D’autant que Christiane Taubira joue un rôle très important dans l’équilibre général du gouvernement, surtout depuis le dernier remaniement, avec un centre de gravité qui s’est déplacé vers la droite. Christiane Taubira sert de contrepoint à Manuel Valls, l’un permettant de contrebalancer l’autre puisque tout le monde a bien compris qu’ils ne sont pas exactement sur la même longueur d’onde concernant la lutte contre la délinquance.

L’inconvénient est que le côté "clivant" de Christiane Taubira peut être facilement exploité. On peut prendre deux exemples dans l’actualité récente. Le premier concerne la décision du maire de Villers-Cotterêts de ne pas organiser la cérémonie de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait évidemment d’une opération de communication de la part du Front national, qui a trouvé là un bon filon pour rappeler sa différence à peu de frais. Mais le traitement médiatique de cette affaire laisse songeur. Un peu d’esprit critique aurait été bienvenu. Après tout, la date du 10 mai ne correspond à rien sur le plan historique (d’ailleurs, aucune collectivité d’outre-mer ne la commémore, même pas la Guyane) et les mairies ne sont même pas tenues d’organiser une cérémonie – la quasi-totalité d’entre elles se gardent bien de faire, y compris les villes de gauche.

Le second exemple est le tweet du député UMP Philippe Mariani sur le lien entre la loi Taubira et l’enlèvement de jeunes filles par le mouvement islamiste Boko Haram. Ce lien peut certes être jugé indélicat, mais il ne fait qu’exploiter une faille de la loi Taubira, laquelle a donné le sentiment de mettre au second plan l’esclavage contemporain dans sa cruelle réalité. Quelle est la cohérence entre une hyper-exigence sur le plan historique et une relative mansuétude apparente avec ce qui se passe dans le monde actuel ? On voit bien que certaines situations ne sont pas critiquées comme elles le pourraient, à commencer le Qatar ? Dans le cas de Boko Haram, le caractère tardif des réactions officielles pose aussi question : le rapt des lycéennes a eu lieu le 14 avril, mais il a fallu attendre le 9 mai pour que Christiane Taubira et Najat Valaut-Belkacem (en tant que ministre des Droits des femmes) expriment leur solidarité en reprenant le slogan "Bring back our girls". Ces hésitations peuvent donner le sentiment que les problèmes sont abordés de manière trop idéologique.

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