L’engagement et le dévouement de Mère Teresa auprès des pauvres à Calcutta <!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo prise le 03 février 1986 montre Mère Teresa et le Pape Jean-Paul II au Nirmal Hriday Home, à Calcutta.
Une photo prise le 03 février 1986 montre Mère Teresa et le Pape Jean-Paul II au Nirmal Hriday Home, à Calcutta.
©JEAN-CLAUDE DELMAS / AFP

Bonnes feuilles

Bernard Lecomte publie « Ces chrétiens qui ont changé le monde » aux éditions Tallandier. Comment mieux parler du christianisme qu'en faisant revivre l'existence de ceux qui l'ont incarné dans notre histoire récente et dont la trace est toujours profonde ? Bernard Lecomte retrace la vie de douze figures chrétiennes, des trois confessions catholique, protestante, orthodoxe, qui ont joué un rôle dans l'évolution politique et sociale du monde et dont la personnalité a marqué leurs contemporains. Extrait 2/2.

Bernard Lecomte

Bernard Lecomte

Ancien grand reporter à La Croix et à L'Express, ancien rédacteur en chef du Figaro Magazine, Bernard Lecomte est un des meilleurs spécialistes du Vatican. Ses livres sur le sujet font autorité, notamment sa biographie de Jean-Paul II qui fut un succès mondial. Il a publié Tous les secrets du Vatican chez Perrin. 

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En ce printemps 1931, la nouvelle sœur Teresa éprouve une joie profonde. Depuis l’âge de 12 ans, elle voulait devenir religieuse missionnaire au service des pauvres. C’est fait ! Elle appartient désormais à la congrégation de Notre-Dame-de-Lorette, qui l’envoie, à peine deux jours après ses vœux, apprendre les rudiments de la médecine à Ghong, puis dans un dispensaire de campagne à Borokishanpour, en pleine forêt, puis deux autres à Khalisani et Gondalpara, au bord de la rivière Hooghly, où l’on n’a quasiment jamais vu un médecin. Odeurs de putréfaction et de sang, saleté des plaies purulentes, faiblesse insigne des malades souvent condamnés : le noviciat est aussi un test de courage physique et de constance dans l’engagement.

L’année de ses 25 ans, elle est rapatriée sur Calcutta. « Loreto House », comme on appelle le couvent de Notre-Dame-de-Lorette, est située dans le quartier d’Entally, au centre de la ville. C’est là qu’elle va passer quatorze années « de bonheur » (c’est elle qui le dit) à enseigner l’histoire et la géographie au collège Loreto Entally à des enfants pauvres et déshérités. Son amie Belika, pour sa part, a été envoyée à Pondichéry. Cette mission la passionne. Elle sera très heureuse d’être nommée, quelques années plus tard, directrice d’école. Le 24 mai 1937, elle prononce ses vœux définitifs : pour tous et pour toujours, elle devient mère Teresa.

Elle est comblée, la petite Albanaise ! Et pourtant, elle sent bien qu’il lui manque quelque chose. Certes, elle a pleinement répondu à l’appel de Dieu, sans jamais douter, sans jamais faiblir. Certes, son travail n’est pas une sinécure  : la vie à Calcutta est très dure, le bruit est infernal, l’odeur nauséabonde, la chaleur lui pèse – elle a les poumons fragiles  –, en particulier quand elle se rend régulièrement, comme toutes les religieuses de son couvent, dans les bidonvilles les plus insalubres pour y faire la charité. Mais est-elle venue si loin pour mener cette vie-là ?

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En septembre 1946, sa supérieure l’envoie se reposer à Darjeeling. Le 10  septembre, dans le petit train qui traverse si lentement la jungle, elle croise le regard d’un mendiant et entend soudain Jésus lui parler : « J’ai soif ! » Cette vision la bouleverse. Il ne fait aucun doute à ses yeux que Dieu l’appelle à aller vivre avec les plus pauvres d’entre les pauvres. C’est un « appel dans l’appel », dira-t-elle. Elle ne va plus penser qu’à cela. À son retour à Calcutta, elle s’en ouvre à sa supérieure générale, puis à son directeur spirituel, le père Céleste Van Exem, un jésuite belge qui, inquiet, lui conseille de garder le silence sur ses visions. Lui-même en parle à l’évêque de Calcutta, Mgr Ferdinand Périer, qui ne prend pas très au sérieux les dires de la religieuse.

L’évêque lui demande de patienter. Afin qu’elle se repose – elle souffre d’un début de tuberculose – et qu’elle prenne du recul, mère Teresa est mutée à Asansol, à 200  kilomètres au nord de Calcutta, où elle enseigne aux élèves du collège Notre-Dame-de-Lorette. Elle est obéissante. Elle aime l’enseignement. Mais elle prie beaucoup et mûrit son projet : il lui faudra sans doute fonder un nouvel ordre religieux voué à vivre avec les plus pauvres… Elle écrit plusieurs lettres à son évêque qui lui répond enfin, en janvier 1947, pour l’informer… qu’il va soumettre son affaire à Rome. Six mois plus tard, elle retourne à Darjeeling pour cinq semaines de retraite.

Un sari et cinq roupies

Elle relance régulièrement l’évêque, qui diffère sans cesse sa décision. Le prélat a bien assez de problèmes avec la situation politique : les Anglais sont sur le point de lâcher l’Inde, cette immense colonie ingérable et menacée de partition (entre les 200 millions d’hindous et les 100  millions de musulmans), qui risque de devenir un enfer pour la petite minorité chrétienne. En 1947, la guerre civile fait rage, qui voit se séparer l’Inde et le Pakistan dans un déchaînement de violence : les trains sont des cimetières roulants, les mendiants sont innombrables et se cachent dans les villes. Il y a des millions de morts.

Cette année-là, l’abbé Van Exem, son confesseur, finit par soutenir son inflexible vocation, mais, sur ordre de l’évêque, lui demande expressément de renoncer à son projet et de réintégrer sa communauté d’Entally. Il s’agit de tester la détermination de cette religieuse obstinée – mais celle-ci ne cède ni ne craque ! Le 6 janvier 1948, un jour qu’il est venu dire la messe au couvent de Loreto House, Mgr  Périer la prend à part et lui annonce la bonne nouvelle : son projet est accepté. Teresa est aux anges. Encore lui faudra-t-il sept mois de patience pour obtenir la permission formelle de sa supérieure, mère Gertrude Kennedy, et l’autorisation d’exclaustration dûment accordée et visée par le pape Pie XII, à Rome – elle reçoit le papier tant attendu le 8 août 1948.

Une semaine plus tard, elle quitte Loreto House pour toujours. Le portail du couvent se referme sur elle dans un claquement métallique. Elle est seule dans la rue, dans un sari de coton blanc bordé de bandes bleues, avec cinq roupies en poche et un billet de train pour Patna, dans le Bihar. Elle va y acquérir en trois mois, à l’hôpital de la Sainte-Famille, les bases de la médecine et de l’infirmerie : faire des piqûres, aider à un accouchement, prescrire des médicaments, etc. Elle y fait la connaissance d’une jeune femme médecin, Jacqueline de Decker, une Belge qui restera son amie toute sa vie, même quand elle aura quitté l’Inde pour raisons de santé.

À 38 ans, mère Teresa vient de faire un saut prodigieux dans l’inconnu. Elle n’a ni argent, ni biens, ni abri, ni aucun privilège. À son retour à Calcutta, elle aurait aimé utiliser un logement alors inoccupé, dépendant de Loreto House, dans le quartier de Tangra, mais la nouvelle supérieure, mère Pauline Dunne, le lui refuse sèchement. Elle s’abritera donc provisoirement chez les Petites sœurs des pauvres. Un jour, elle demandera à un couvent une place où elle puisse se reposer quelque part à l’ombre ; on lui offrira un réduit sous un escalier. Son engagement extrême déconcerte, y compris dans sa congrégation. On lui rapporte les propos amers d’un père jésuite  : « Avec tout le bien qu’elle aurait pu faire à Lorette, quel besoin a-t-elle d’aller au milieu des dépenaillés, des petits morveux des bidonvilles ! »

Paradoxalement, la religieuse est heureuse de cette plongée dans l’enfer de la misère et du dénuement, qui correspond à son intuition du début : il faut être aussi pauvre que les pauvres si on veut vraiment les aider et les aimer. Elle se dépouille de tout orgueil et se met à mendier pour acheter à « ses » pauvres un peu de nourriture. Elle reçoit comme un cadeau une banale caisse de bois noire de saleté qu’on lui donne pour qu’elle puisse s’asseoir. Un jour, un prêtre qu’elle ne connaît pas lui remet une enveloppe avec 50  roupies, avant de disparaître dans la foule…

Les bidonvilles de Calcutta

Calcutta, capitale du Bengale et de la pauvreté. Immense et inextricable étendue de bidonvilles –  les slums  – où le bruit infernal le dispute à l’odeur pestilentielle, où la maladie, la famine et la mort sont partout, notamment sur les trottoirs boueux, dans les ruelles pleines d’immondices, au pied des maisons. La saleté, la puanteur, la souillure, la faim, la misère. La lèpre et la tuberculose. Et aussi l’hostilité de brahmanes qui, en pleine rue, accusent violemment cette étrangère catholique de vouloir convertir de malheureux hindous trop faibles pour résister à son prosélytisme. À ces détracteurs prêts à la lapider, elle répond en bengali  : « Ce que je souhaite, c’est que le chrétien soit encore meilleur chrétien, que le musulman soit encore meilleur musulman, et que l’hindou soit encore meilleur hindou. Chacun est dans la religion où Dieu veut qu’il soit ! » Parfois, elle convainc. Parfois, non.

Elle commence par enseigner aux enfants des rues, à même le trottoir, dans le quartier de Motijhil –  son grand réservoir d’eau croupie, ses égouts à ciel ouvert, ses monceaux d’immondices. À une dizaine d’enfants en loques, elle apprend d’abord l’hygiène. Un jour de décembre  1948, un don de cent roupies lui permet de louer deux pièces désaffectées et à moitié insalubres près d’un hangar. Quelques bancs récupérés aux magasins Handicrafts Emporium, et les enfants seront assis et à l’abri des averses ! Mère Teresa va chaque soir chercher pour eux les restes de la cuisine de la paroisse Sainte-Thérèse, juste à côté : du riz, du bouillon, des barothas (crêpes), des chapatis (galettes de pain). À tous ceux qui s’étonnent ou qui s’inquiètent, elle répond : « Comment puis-je regarder les pauvres en face, comment puis-je leur dire “je vous aime et je vous comprends” si je ne vis pas comme eux ? »

Une religieuse, déjà, l’a rejointe : son ancienne élève Shubashini Das, devenue sœur Agnès. Deux autres suivront bientôt, sœur Gertrude et sœur Dorothy. Leur bagage est mince : elles ont droit à deux saris de rechange, quelques sous-vêtements, une paire de sandales, un savon, un seau, un matelas, une paire de draps, une assiette et des couverts. Rien de plus. Elles constituent le premier noyau de la congrégation des Missionnaires de la Charité, qui sera officiellement fondée le 7 octobre 1950. Quelques mois avant cette date, un paroissien portugais, Michael Gomes, a offert aux religieuses le deuxième étage inoccupé d’une maison au 14 Creek Lane, non loin d’Entally. Une bénédiction ! Quand le père Bauwens, curé de la paroisse Sainte-Thérèse, est venu bénir l’endroit, tout le monde pleurait de joie.

Les récits et les témoignages les plus terribles décrivent le quotidien de mère Teresa et de ses premières sœurs arpentant les rues des bidonvilles à la rencontre des plus pauvres, des miséreux. Comme cette femme immobile dans la boue, la tête penchée vers le caniveau, gémissant de douleur et abandonnée à la souffrance, le visage déjà entamé par les rats. Malgré l’odeur épouvantable, mère Teresa et une sœur la prennent, la débarrassent des vers dont elle est recouverte, et lui parlent doucement jusqu’à ce que la vie la quitte dans un dernier souffle. Ou cette autre femme agonisant sur le quai qui borde la rivière Hooghly, près de Shalimar Station, sur le sol, en loques, d’une saleté repoussante  : Teresa lui donne un peu à boire, l’inconnue se détend sans sortir de sa prostration, avant de mourir dans ses bras. Il y aura des milliers de cas désespérés comme ces deux malheureuses, notamment sur Park Street, Gandhi Sarani ou Chandra Bose Road. Ou dans le quartier ombragé de la gare de Sealdah qui attire des centaines, des milliers de lépreux et de mendiants entre la vie et la mort.

En sari blanc bordé de bleu

La congrégation s’enrichit de nouvelles sœurs, notamment d’anciennes élèves de Loreta House. Elles s’appellent Margaret Mary, Clare, Bernade, Laetitia, Jacinte, Francisca, Florence... Mère Teresa veille à ne recruter que des filles solides, capables de supporter un rythme épuisant : lever à 4 h 30, départ pour les bidonvilles à 7 h 30, travail sur le terrain jusqu’à 12 h 30 ; un temps de repos obligatoire, puis c’est la tournée des pharmacies amies pour y récupérer des bandages, des  compresses ; ensuite, retour à Creek Lane avec ces sacs pleins de médicaments et parfois, par chance, de boîtes de lait ; puis retour dans la rue, ou étude de 15 heures à 18 h 30 ; sans compter les prières, offices, méditations – ajoutons, dans le cas de mère Teresa, le soir, le courrier en retard…

Les sœurs missionnaires de la Charité s’organisent. Bientôt, les religieuses en sari blanc bordé d’une bande bleue3 s’en vont par deux dans les centaines de bustees (petits bidonvilles) et les immenses slums (grands bidonvilles). Elles sont vives, enjouées – mère Teresa leur impose d’être « joyeuses » –, et c’est le sourire aux lèvres qu’elles consolent telle vieille femme épuisée et affamée, abandonnée par sa famille, ou tel homme blessé, sans soins, attendant la mort au pied d’un gros arbre. Tout le monde comprend – et cela rend souvent perplexe – que ces religieuses ne sont pas là pour sauver les gens physiquement, mais pour dispenser du secours, de la joie ou de la douceur face à leur désespoir. Elles versent un peu d’amour dans un océan de misère et de désolation. Combien de fois leur a-t-on dit qu’il était vain de vider un océan avec une petite cuiller ? « Nous ne sommes pas des assistantes sociales, répond mère Teresa, mais des contemplatives qui voient Jésus derrière l’affamé, le lépreux, le mourant abandonné… »

Dans plusieurs quartiers du centre-ville, on appelle Teresa « la sœur des bidonvilles ». Les hôtels Blue Sky et Guest House de Gandhi Road lui laissent, le soir, des restes de nourriture pour les enfants dont elle s’occupe. Le 4 janvier 1949, elle ouvre une deuxième école dans le quartier de Tiljala. Bientôt, les sœurs travaillent dans cinq centres différents, y compris des dispensaires de fortune ; quand les personnes sont trop malades, elles les emmènent dans différents hôpitaux de la ville…

Le 1er mars 1950, sur ordre de l’évêque, mère Teresa remet un premier bilan de son action à l’attention du pape Pie  XII. Six mois plus tard, Rome approuve la constitution de l’ordre, préparée par le père Van Exem. L’un des deux cent soixante-quinze articles du document – le plus important, bien sûr – mentionne le vœu spécifique des Missionnaires de la Charité :

« Se consacrer, par abnégation, au soin des pauvres et des nécessiteux qui, écrasés par l’indigence et la pauvreté, vivent dans des conditions contraires à la  dignité humaine […] en cherchant, dans les villes et les villages, même dans les lieux les plus sordides, les pauvres, les abandonnés, les malades, les infirmes, les mourants… »

L’objectif est clair. Il s’agit de s’occuper tout particulièrement de ceux dont personne ne veut, même pas leur famille : les enfants abandonnés sur une plaque d’égout, les mourants agonisant au bord de la route, et tout particulièrement les lépreux, rejetés des hôpitaux, chassés de la ville – pour lesquels mère Teresa imagine déjà un centre spécialisé à Titagarh, à 35  kilomètres au nord du centre-ville, où les lépreux pourraient retrouver une dignité en apprenant à se servir de métiers à tisser…

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Extrait du livre de Bernard Lecomte, « Ces chrétiens qui ont changé le monde », publié aux éditions Tallandier

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