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L’émir salafiste-djihadiste al-Joulani publie une vidéo pleine de bon sens mais dans quel but ?
©Nazeer al-Khatib / AFP

Etrange

Abou Mohammed al-Joulani, émir du Hayar Tahrir al-Cham et ancien leader d'al-Nosra est apparu dans une conférence filmée au début du mois d'août. Conférence au cours de laquelle il tient des propos modérés...

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Le rebelle syrien Abou Mohammed al-Joulani (de son vrai nom Ahmed Hussein al-Chara) est apparu dans une "conférence" filmée très instructive au début du mois d’août. L’émir du Hayat Tahrir al-Cham (HTC) (et ancien leader du Front al-Nosra), le mouvement salafiste-djihadiste le plus important de la province d’Idlib située au nord-ouest de la Syrie, est paru relativement "modéré" dans ses propos. À savoir que cet activiste qui dit avoir rompu tout lien avec Al-Qaida "canal historique" qu’il a servi "honnête et fidèle" depuis le début des années 2000 (il a été un compagnon de route d'Abou Moussab al-Zarqaoui) n’hésitant pas à s’opposer à la scission voulue par Abou Bakr al-Baghdadi quand ce dernier a fondé son "califat" en 2014, tient un discours qui peut être considéré comme "mesuré" et "réaliste" par rapport aux productions du même genre. La question est : pourquoi (même s'il ne faut pas écarter la "Taqîya", l'art de la dissimulation pratiqué dans le monde islamique) ?

Ainsi, il parle des Alaouites n’utilisant pas le terme habituel de Nousayri - considéré par les intellectuels sunnites comme ayant une connotation péjorative - qui tiennent les rênes à Damas bien qu’ils soient minoritaires (entre 10 et 14 % de la population syrienne selon les sources). Il considère même que les membres de cette "secte" (le terme est bien employé) se sentent profondément "frustrés" malgré leur engagement dans la guerre civile qui a fait environ 100 000 tués ou blessés dans leurs rangs. Il est à remarquer que pour une fois, il parle de pertes du côté gouvernemental ce qui, pour un rebelle, peut être jugé comme exceptionnel sauf quand il s'agit de propagande où les chiffres sont alors considérablement gonflés. Pour lui, cette frustration serait due à la non-indemnisation des familles des victimes. Par là, il veut montrer la différence avec les salafistes-djihadistes qui verseraient une pension aux proches des martyrs. Il oublie de préciser que c’est aussi le cas pour les membres du Hezbollah libanais chiites (quant aux pasdaran iraniens, ils sont considérés comme des fonctionnaires et sont sujets aux règles de la fonction publique en vigueur dans le pays sans compter les dons charitables). Cette manière de faire est aussi en usage au sein des mouvements palestiniens (sunnites) qui sont soutenus par les Iraniens (chiites) mais c'est une autre histoire.

Il évoque les minorités prétendument défendues par le pouvoir en place "au détriment de la majorité sunnite", le monde entier participant à ce qu’il considère certainement comme une injustice. Il omet néanmoins de préciser que nombre de sunnites, dont des membres de la moyenne bourgeoisie de Damas et d’Alep, soutiennent aussi le pouvoir alaouite. De plus, quelques responsables militaires sont sunnites ou druzes. Pour lui, les Kurdes qui ont conquis leur territoire (à l'est de l'Euphrate) n’accepteront plus comme par le passé l’autorité centrale de Damas. Il aurait aussi pu préciser que d'idéologie marxiste-léniniste, ils ne se plieront pas non plus aux islamistes malgré l'existence du mouvement Harakat Salah al-Din al-Kurdi dont le leader reconnaît le peu d'impact de l'idéologie salafiste. Selon Joulani, il y aurait des tensions entre les Druzes de Soueida (ville du sud-ouest considérée comme la "capitale" des Druzes en Syrie) et le régime. Enfin, beaucoup de chrétiens ont fui le pays en raison de l’oppression et de la situation qui leur était faite sur place par le régime. Il évite soigneusement de parler des abominations commises par les salafistes-djihadistes à l’égard de toutes les minorités en Syrie.

Bien sûr, il évoque l’islam (obligatoire dans tout discours salafiste-djihadiste) mais parle de "révolution syrienne" et pas de "guerre sainte" (Djihad). Plus remarquable encore, il évoque la mort au combat comme une "douleur" et un "sacrifice pour sauver les autres" mais pas de la "gloire" et de quelque chose qui peut être "désiré". C'est pourtant le discours calibré de tous les djihadistes. À noter que le culte du martyre se retrouve aussi chez les chiites.

Il se livre une analyse très intéressante de la situation globale en Syrie montrant qu’il est bien informé et surtout, qu’il n’a pas les œillères habituelles. Il explique que les forces gouvernementales syriennes sont sujettes au burn out, incapables de remplir leur mission qui consiste à défendre le peuple. Elles seraient désormais constituées de milices indépendantes qui se concurrencent sans être en mesure d’atteindre les objectifs fixés par le régime. Cette analyse est loin d’être erroné ; elle explique d’ailleurs pourquoi les forces syriennes piétinent depuis des mois au sud de la province d’Idlib malgré l’appui aérien russe. La réponse est simple, elles n'ont pas la capacité tactique de mener cette offensive par manque de troupes au sol. Les Iraniens (et les milices étrangères qu’ils contrôlent) ne veulent surtout pas s’engager dans la reconquête de cette province car cela constituerait un véritable bourbier dont il serait très difficile de s’extirper. En fait, Téhéran a obtenu ce qu’il souhaitait : le maintien au pouvoir des Alaouite et l’accès à la Méditerranée via le port de Lattaquié (Moscou se réserve Tartous).

Joulani va plus loin en affirmant que l’État n’est pas en mesure de gérer, comme il le devrait, l’économie nationale qui, selon lui, serait dirigée par différents "gangs" où les Russes et les Iraniens ont toute leur place en échange de leur intervention militaire. Ainsi, les Russes gérerait les ports de Lattaquié et de Tartous (ce qui est exagéré pour Lattaquié) ainsi que les mines de phosphate (l’auteur n’a pas d’information à ce sujet). Les Iraniens auraient acquis des terres dans la région de Damas et dans l’Est du pays. Ils remplaceraient des populations locales qui s’étaient opposées à Bachar el-Assad contre d'autres qui lui sont favorables. La monnaie syrienne (la Livre) serait tombée de 20% (il ne précise pas depuis quand) et plus grave, il y aurait d’importantes difficultés d’approvisionnement en hydrocarbures, en pain, en services et les problèmes de chômage et d’émigration seraient endémiques.

Cette analyse - en dehors de certains détails expliqués plus avant - est sur le fond parfaitement lucide et exacte. Joulani fait indéniablement preuve de pragmatisme - ayant déjà chassé les activistes les plus extrémistes du HTC - mais il ne propose pas de solution viable. Sa "modération" ouvre une porte à … la Turquie qui pourrait trouver dans ses propos le prétexte d’intervenir militairement à Idlib pour "rétablir la paix" avant de s’occuper des Kurdes du PYD (l'obsession historique d'Ankara). Nous sommes peut-être en train d’assister à une nouvelle "surprise stratégique" qui serait montée de toute pièces entre Ankara, Moscou et le HTC. Il est d'ailleurs significatif de constater que les forces spéciales et l’aviation russes s’ingénient à affaiblir les opposants à Joulani sur zone, en particulier des dissidents restés fidèles à al-Zawahiri en rejoignant le Huras al-Deen et des ex-membres de l'Armée syrienne libre (ASL) qui ont formé le Front National de Libération -FNL-. La ficelle est peut-être un peu trop grosse pour être vraie mais la prospective reste un art.

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