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"L’an prochain à Jérusalem" : l’étude qui montre que jamais le nombre de Juifs voulant quitter la France pour Israël n’a été aussi élevé depuis 1967
©Reuters

Historique

Et si la population juive de France diminuait au fil des années ? Dans un livre intitulé "L’an prochain à Jérusalem ?", Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach dressent un bilan très complet de la situation des Juifs de France depuis les années 2000. Le nombre des candidats à l’alya, l’émigration vers Israël, augmente.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Atlantico : Depuis quelques années, les actes antisémites ont eu un fort écho médiatique (agressions physiques à Sarcelles, attaque d’une école juive à Toulouse, profanations de cimetières juifs et de synagogues…). Au-delà de l’impact médiatique, peut-on dire que le nombre d’actes antisémites est objectivement en train d’augmenter en France ?

Jérôme Fourquet : Effectivement, il y a des faits particulièrement spectaculaires qui ont attiré l’attention et les projecteurs, mais si on se base sur les données du ministère de l’Intérieur ou du service de protection de la communauté juive qui recense toutes les attaques et agressions antisémites, on s’aperçoit qu’on a une tendance très marquée à la hausse depuis une quinzaine d’années. Il y a des phases de ressac et de reflux, mais si on regarde sur une longue période, on peut dire que la violence antisémite a considérablement progressé, voire même explosé certaines années. C’est le point de départ de notre travail d’investigation qui était de voir comment une catégorie de la population soumise à ce changement assez brutal de sa situation sécuritaire a été amenée à réagir sur différents registres : stratégies résidentielles ou scolaires, comportements électoraux, et lien avéré ou non avec un autre phénomène qui a énormément progressé ces dernières années, à savoir l’alya, le départ des Juifs vers Israël.

Pour ce qui est de la progression des actes antisémites, on a fait figurer dans le livre toute une série de graphiques qui montrent cela de manière très précise. Même dans les phases d’accalmie et de répit, on est au minimum à 400 ou 500 actes antisémites par an alors qu’on était à moins de 100 à la fin des années 1990. Le deuxième point à noter, c’est que cette dynamique de progression est très fortement corrélée à long terme mais aussi de manière ponctuelle avec la situation au Proche-Orient. On est donc sur le schéma d’une "importation" du conflit israélo-palestinien, notamment l’Intifada, sur le territoire français. On constate une explosion de la violence antisémite dès 2000 et le début de la deuxième Intifada jusqu’à environ 2005. Ensuite, à chaque fois que la situation se tend ponctuellement en Israël ou en Palestine et que l’armée israélienne lance des opérations à Gaza, on a eu dans les semaines qui ont suivi des pics de violence et d’actes antisémites en France.

En 2012, une enquête de l’Union européenne a révélé que les Juifs français étaient les plus pessimistes, puisque 74% d’entre eux estimaient que l’antisémitisme avait beaucoup augmenté ces cinq dernières années, soit le plus haut total d’Europe. Comment expliquez-vous ce chiffre ? Y a-t-il un particularisme français ?

Il y a tout d’abord cette montée très forte des actes antisémites en France, qui est naturellement ressentie par la population juive. Deuxièmement, il ne faut pas oublier que par rapport aux autres pays européens, la France se distingue de deux manières. D’une part, c’est le pays qui possède la plus importante communauté juive d’Europe, en nombre de personnes. Et ensuite, c’est également le pays où la population issue de l’immigration et la population musulmane est la plus importante d’Europe. Comme les actes antisémites sont fortement liés dans le temps avec la situation du Proche-Orient, on a l’une des clés d’explication de ce ressenti particulièrement alarmiste et inquiétant de la population juive française. Non seulement la corrélation entre les actes antisémites et le conflit israélo-palestinien est objectivement prouvée par les chiffres, mais elle est également ressentie comme telle par les individus eux-mêmes. Nous nous sommes rendus compte dans le cadre d’entretiens que nous avons menés pour cette enquête que cela avait été intégré par toute une partie de la population juive, qui est bien consciente de la possibilité de "représailles" ici en France lorsque l’armée israélienne agissait au Proche-Orient. Certains d’entre eux nous ont expliqué qu’ils modifiaient leurs habitudes, leurs parcours et leurs déplacements en fonction du calendrier des événements au Proche-Orient. Cette contrainte est très bien intégrée en France, peut-être plus qu’ailleurs. Le traitement médiatique est peut-être plus important ici qu’ailleurs, mais le niveau de menace et d’antisémitisme est objectivement plus élevé chez nous que chez nos voisins européens.

Le sentiment d’abandon de la communauté juive de France s’accompagne souvent de l’idée selon laquelle les médias et la société française seraient pro-palestiniens et hostiles à Israël. Selon vous, est-ce un constat avéré ou exagéré ?

On montre dans le livre que si on se place du point de vue de l’opinion publique, on constate un basculement assez clair mais ancien dans la relation entre les Français et Israël. Jusqu’à la guerre des Six Jours, on a un présupposé largement en faveur d’Israël en France. A partir de cette victoire israélienne et de l’occupation d’un certain nombre de territoires palestiniens, les choses se sont équilibrées. Ce rééquilibrage ne se fait pas forcément au profit des Palestiniens, mais plutôt à l’opinion "ni l’un ni l’autre". Cette posture attentiste ou désengagée de la part d’une grande majorité de Français a gagné en puissance au fur et à mesure que le temps passait et que la résolution du conflit apparaissait de plus en plus hors de portée. Aujourd’hui, toutes les enquêtes qu’on mène régulièrement lorsqu’il y a des phases de tension dans cette région du monde montrent qu’une grande majorité de Français (70%) ne donnent leur sympathie ni aux uns ni aux autres. Du point de vue de l’opinion publique, nous ne sommes donc pas aujourd’hui dans une posture majoritairement pro-palestinienne. En revanche, la prédisposition à être plutôt clément envers Israël s’est considérablement estompée. C’est déjà beaucoup, car vous passez d’un sentiment d’être soutenu à un sentiment beaucoup plus neutre.

Ce sentiment d’éloignement ou d’incompréhension a par ailleurs aussi été alimenté par le fait qu’au début des années 2000, toute une partie de la classe politique et médiatique a minoré l’explosion de la violence antisémite. Cela a été très mal vécu par toute une partie de la population juive qui s’est sentie incomprise et abandonnée. Donc il y a à la fois le fait de se dire : "en tant que Juif nous avons un lien particulier avec Israël et la société française est devenue anti-israélienne". Ce n’est pas vrai. Ce qui est vrai, c’est qu’elle est moins pro-israélienne qu’elle ne l’était il y a 30 ans. Et d’autre part, "nous vivons en tant que Juif une situation très difficile, et les gens nous disent que nous exagérons ou que ce sont de faux problèmes". Cela renvoie à ce qu’il s’était passé dans les années 1990-2000 où une partie de la gauche disait qu’il n’y avait pas vraiment d’insécurité mais plutôt un sentiment d’insécurité. C’est un peu le même phénomène ici.

Or, cet électorat juif, qui est à la base diversifié mais qui avait historiquement des liens forts avec la gauche, s’est petit à petit détourné de la gauche parce qu’une bonne partie des électeurs avaient le sentiment que la gauche ne les soutenait plus et ne les comprenait plus. On voit donc qu’il s’est vraiment passé beaucoup de choses au tournant de ces années 2000, au moment de la deuxième Intifada, quand la gauche est au pouvoir en France. Nous avons reproduit dans notre livre toute une série de déclarations de responsables de gauche qui minimisaient ces événements. Cela a été ressenti très douloureusement par beaucoup de Juifs français, qui déploraient quelque part une forme de double peine. Quand vous êtes Juif et de gauche, vous constatez au quotidien la montée de la violence antisémite et les politiques dont vous êtes censé être proche balaient cela d’un revers de main, disent qu’il y a des problèmes plus urgents, etc. Certains allaient jusqu’à dire qu’il ne fallait pas jeter de l’huile sur le feu, qu’il n’y avait pas d’importation du conflit en France, etc.

Le basculement à droite commence à s’opérer un peu avant, mais il devient spectaculaire avec l’élection présidentielle de 2007 puis celle de 2012. Il y a un double phénomène. Tout d’abord cette prise de distance vis-à-vis de la gauche sur la question du rapport à l’immigration maghrébine et à la montée des actes antisémites. Et par la suite, une partie de la droite s’est engouffrée dans l’espace laissé vacant. On pense notamment à Alain Madelin en 2002 de manière spectaculaire, puis Nicolas Sarkozy en 2007, qui se sont présentés en boucliers et en meilleurs ambassadeurs de la communauté juive de France.

Est-ce qu’on peut dresser aujourd’hui un profil global des individus auteurs d’actes antisémites ? Au début du 20e siècle, ils étaient surtout commis par des gens qui se réclamaient de la tradition conservatrice catholique française, voire de l’extrême-droite. Est-ce toujours le cas de nos jours ?

Nous citons dans notre livre un certain nombre de sources, notamment les rapports de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, qui montrent qu’on a une surreprésentation des milieux "arabo-musulmans" dans la commission de ces actes. La violence antisémite provenant de l’extrême-droite continue d’exister, mais elle est aujourd’hui minoritaire. Il y a toute une série d’actes antisémites commis dans des quartiers difficiles de Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne, qui relèvent de la délinquance pure et simple mais qui visent la communauté juive : racket, kidnapping, etc. Ces voyous habillent leurs actes par des motivations politiques, en affirmant par exemple qu’ils se vengeaient de ce que faisait Israël aux populations arabes, même si le but premier reste tout simplement de leur piquer leur argent et leur portable.

En 2014, 7231 Juifs français ont fait leur alya en émigrant vers Israël, soit le chiffre le plus élevé depuis 1967 et la Guerre des Six Jours. Comment vous expliquez cela, alors qu’on était alors plutôt sur une moyenne de 2000 départs par an ?

C’est dû à une tendance de fond qui est la montée de l’antisémitisme quotidien dans les écoles, dans la rue, etc. Le point capital ici, c’est Mohammed Merah et son attaque de l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse. On bascule dans tout autre chose. On avait déjà eu Ilan Halimi, avec le gang des barbares et Youssouf Fofana, mais on franchit là un palier supplémentaire. Nous expliquons dans le livre qu’une majorité de familles juives continuent de scolariser leurs enfants dans le public, mais qu’une partie les inscrit dans le privé catholique ou juif pour les protéger (même si ce n’est pas la seule raison) de la violence et de la délinquance ordinaire qui existeraient dans certains établissements publics. Dans ce contexte-là, les établissements juifs étaient perçus comme des havres de paix. Or, cette image vole aujourd’hui en éclats avec l’affaire Merah. D’ailleurs, cela rejoint ce que je disais tout à l’heure sur le sentiment d’abandon : beaucoup de Juifs nous ont dit que si en janvier 2015 il n’y avait eu que l’Hyper Cacher, il n’y aurait pas eu quatre millions de personnes dans la rue. Ils prennent exemple sur l’affaire Merah, où il n’y avait pas eu tout ce monde-là alors qu’on parle quand même d’un type qui est rentré dans une école et a tué à bout portant des gamins…

La conclusion qui en est tirée par toute une partie de la population juive de France, c’est qu’il n’y a plus d’avenir pour leurs enfants dans ce pays, et que le seul moyen de leur offrir un avenir et une sécurité est de partir en Israël. Il y a en moyenne un délai de latence d’un an et demi ou deux ans. Partir du jour au lendemain ne se fait pas comme cela : il faut vendre votre bien ici si vous êtes propriétaire, il faut réfléchir à une reconversion professionnelle là-bas… Il y a tout un travail psychologique à faire. C’est un changement de vie quasiment total, dans cela prend du temps. Le chiffre record de 7231 personnes passées par les services de l’Agence juive pour émigrer en Israël en 2014 est donc la conséquence de l’affaire Merah en 2012. On a eu ensuite en 2014 les émeutes dans des quartiers juifs de Sarcelles et devant une synagogue de la rue de la roquette à Paris. Pour couronner le tout, on a début 2015 la question de l’Hyper Cacher.

D’après les chiffres communiqués en fin d’année par l’agence juive, on est à 8000 départs pour 2015. C’est donc une hausse, mais moins forte que ce que certains annonçaient. Toutefois, on n’a pas encore eu dans ces chiffres "l’effet 2015", donc on peut s’attendre à voir ce chiffre continuer de progresser l’année prochaine. C’est quand même un signe que les choses vont assez mal en France dans notre société démocratique. De plus, on se focalise sur les départs en Israël mais notre enquête montre qu’il y a peut-être autant de personnes qui envisageraient d’aller en Australie, au Canada ou aux Etats-Unis. Nous avons toutefois conscience de l’argument qui consiste à pointer le fait que l’agence juive ne donne jamais les chiffres des personnes qui reviennent en France. Apparemment, ces chiffres seraient assez élevés car la greffe ne prend pas forcément là-bas, avec les soucis de langue, le système de protection sociale qui est radicalement différent, la société et la culture qui sont radicalement différentes de ce qu’on a chez nous… On a un nombre de retours importants, mais ce qui nous intéresse ici dans notre analyse de la société française, c’est de mesurer l’ampleur des départs et de comprendre ce que cela veut dire.

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