Katyn, le NKVD et la culture du secret : le modus operandi d’un massacre de masse<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
Le mémorial de Katyn le 10 avril 2010 à Jersey City.
Le mémorial de Katyn le 10 avril 2010 à Jersey City.
©MICHAEL LOCCISANO Getty Images via AFP

Bonnes feuilles

Le livre « De la cruauté en politique De l'Antiquité aux Khmers rouges » sous la direction de Stéphane Courtois est publié aux éditions Perrin. Toute notre histoire est marquée au sceau du crime politique. Si la cruauté est de toutes les époques, elle est aussi de tous les continents. Extrait 2/2.

Olivia  Gomolinski

Olivia Gomolinski

Olivia Gomolinski est spécialiste de l’URSS et de la recherche documentaire dans les archives soviétiques. Auteure de plusieurs articles – sur l’URSS face à la guerre de 1939-1941, sur le massacre de Katyn et sur le dirigeant soviétique Lozovski –, elle est la coauteure du documentaire présenté sur ARTE en 2020 « Les bourreaux de Staline ».

Voir la bio »

Le 537e régiment de transmission de la Wehrmacht, stationné dans la forêt de Katyn près de la ville de Smolensk, dans une ancienne datcha appartenant au commissariat du peuple aux Affaires intérieures, exhuma, en février 1943, des cadavres de soldats en habits d’hiver, les mains ligotées dans le dos, tués d’une balle tirée méthodiquement à la base du crâne. Katyn, où furent retrouvés 4 415 corps ensevelis dans plusieurs fosses, dissipait une partie du mystère sur la disparition de 8 000 officiers que le gouvernement polonais en exil ne parvenait pas à résoudre. Ces derniers avaient été faits prisonniers en septembre 1939 lors de l’entrée de l’Armée rouge en Pologne, deux semaines après l’invasion allemande. Puis ils étaient passés entre les mains du NKVD. Les contacts s’étaient interrompus brutalement en mars 1940.

La découverte des corps des officiers polonais trois ans après leur exécution fait de Katyn un massacre à part dans l’histoire de la répression en Union soviétique. Il ne devait pas être dévoilé, à l’instar d’autres massacres demeurés ignorés. Pour Ivan Serov, qui avant de devenir le premier chef du KGB avait dirigé le NKVD d’Ukraine, ces révélations mettaient directement en cause le travail des forces de sécurité. Ces dernières, fustigeait-il, s’étaient montrées « incapables de gérer comme il se doit un si petit nombre [de Polonais à fusiller] ». Et de poursuivre : « En Ukraine avec moi, il y en a eu bien davantage. Mais rien n’a été laissé au hasard, et personne n’en a rien su […]. »

La politique répressive de masse fut constitutive du pouvoir bolchevique. Induite par la radicalité du projet léniniste, inaugurée dès après la prise du pouvoir d’Octobre, la violence fut incarnée par la Tcheka, la Commission panrusse extraordinaire de lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage, créée en décembre 1917. Cette violence devait être sans pitié ordonna Lénine. Et ses acteurs, « les ingénieurs de la transformation du monde », furent appelés à devenir « puissants comme des bêtes féroces, entiers et d’une force inouïe ». D’abord publique et officielle, en tant que « juste désir de vengeance des masses », la violence à la fin de la guerre civile fut placée sous un contrôle étroit. La culture du secret, héritée du travail conspiratif (konspiratsia) de la période prérévolutionnaire théorisée par Sergueï Netchaïev et reprise par Lénine, se renforça, se perfectionna et s’étendit pour englober l’usage de la violence. La Tcheka fut remplacée par l’OGPU, la Direction politique d’État, dénomination plus sibylline. L’écrivain Vladimir Zazoubrine, dont le premier roman, Les Deux Mondes, avait été loué par Lénine – « un livre terrible, un livre nécessaire » –, fut victime de ce changement d’orientation tactique. Son second opus, consacré pourtant à un héros tchékiste dévoué corps et âme à la Révolution, se vit censuré en 1923. Son naturalisme fut jugé excessif et son analyse, sans doute, par trop éclairante : « En France, explique Sroubov, le héros du Tchékiste, il y avait la guillotine, les exécutions publiques. Chez nous c’est le sous-sol. L’exécution secrète. Les exécutions publiques entourent la mort d’un criminel, même le plus dangereux, d’une auréole de martyr, de héros. […] L’exécution secrète, dans une cave, sans aucun élément de spectacle, sans l’annonce du verdict, la mort soudaine, produit sur les ennemis un effet accablant. C’est une machine énorme, impitoyable, omnisciente qui happe soudain ses victimes et les absorbe dans son hachoir. Après l’exécution, on ignore la date exacte de la mort, il n’y a ni dernières paroles, ni cadavre, ni même une tombe. Il n’y a que le vide. L’ennemi a été entièrement détruit. »

Par son ampleur et les modalités de sa mise en œuvre, la Grande Terreur constitue un moment paroxystique dans l’histoire de la violence bolchevique. Cet acmé « répressif et exterminatoire unique » correspond à un « nœud de radicalisation cumulative », comme l’a analysé l’historien Nicolas Werth. D’août 1937 à novembre 1938, en seize mois, 750 000 Soviétiques furent exécutés dans le plus grand secret, sans laisser de traces. Il fallut attendre la chute de l’URSS et l’ouverture des archives pour mesurer l’étendue de la répression. Et à ce jour, seul un tiers, voire un quart des charniers – 150 charniers sur tout le territoire de l’ex-Union soviétique – a pu être mis au jour grâce au travail tenace de l’association non gouvernementale Memorial.

Le massacre de Katyn a été perpétré seize mois après la décision du Politburo de mettre un terme à la Grande Terreur. Il suit néanmoins une gestion du social et un mode opératoire analogues. Mais parce qu’il fut découvert par les nazis, qui y ont vu l’occasion de fragiliser la Grande Alliance dans un contexte militaire qui tournait au désavantage de la Wehrmacht, Katyn a fait l’objet d’un vaste travail d’investigation.

Les connaissances sur ce massacre s’appuient sur un corpus d’archives exceptionnel constitué de plusieurs strates. La première repose sur les rapports des commissions envoyées sur place par l’Allemagne nazie. L’une, menée par la Croix-Rouge polonaise, a travaillé pendant cinq semaines sur les lieux du massacre ; l’autre, constituée de douze médecins légistes venus des pays occupés ou alliés du Reich, a été chargée de pratiquer des autopsies sous l’œil de journalistes et d’une caméra filmant le travail d’excavation. Après-guerre, en dépit des dénégations soviétiques et de la construction d’un mensonge adossé à un travail de falsification et à une intense activité propagandiste chargée de distiller le doute, les résultats des enquêtes sur le terrain ont été confortés par les témoignages des quelques rescapés du massacre et par le rapport américain établi en 1951 par la Commission Madden de la Chambre des représentants. Une partie des documents a très probablement disparu, Alexandre Chelepine, le chef du KGB, ayant proposé à Nikita Khrouchtchev de détruire l’ensemble des interrogatoires des détenus polonais. Mais les archives soviétiques ouvertes en 1992 ont apporté la preuve attendue de la culpabilité du pouvoir soviétique, en particulier grâce au document ultra-confidentiel du 5 mars 1940, où l’ensemble du Politburo, à l’exception de Nikita Khrouchtchev, approuvait la proposition de Lavrenti Beria d’éliminer les prisonniers polonais. Ces archives ont permis d’éclairer l’opération dans toute son ampleur et d’inscrire Katyn dans un ensemble de tueries organisées de manière coordonnée. Le massacre de Katyn recouvre l’exécution simultanée en six semaines, entre le 3 avril et le 19 mai 1940, de 21 847 officiers, policiers, gendarmes et soldats polonais, internés dans trois monastères désaffectés de Kozelsk, de Starobelsk et d’Ostachkov et dans diverses prisons d’Ukraine et de Biélorussie. Plus encore, les documents permettent de reconstituer avec une remarquable précision l’intégralité de la chaîne de commandement, du sommet jusqu’aux exécuteurs des basses œuvres. Une liste retrouvée dans les archives centrales du FSB contient les noms de 125 employés du NKVD impliqués directement dans l’exécution des massacres. Ces bourreaux, dont l’historien russe Nikita Petrov est parvenu à identifier et à reconstituer les parcours biographiques, travaillaient pour le NKVD des oblasts de Kalinine, Smolensk et Kharkov. Par l’ordre ultra-secret n° 001365 du 26 octobre 1940 signé de Beria, ils furent remerciés par une somme d’argent « pour avoir exécuté avec succès des missions spéciales », selon le langage codé de la bureaucratie stalinienne. Ces archives complètent les dépositions, recueillies au début de la décennie 1990, de plusieurs responsables des tueries. Derrière les tentatives d’autodisculpation, leurs propos éclairent l’organisation des exécutions, leur mise en œuvre et les méthodes d’effacement des traces.

La question ici posée est ainsi non celle des logiques politiques ayant conduit à la perpétration du massacre des officiers et soldats polonais, mais celle des modalités de son exécution, commandées par l’enjeu du secret. Les archives disponibles sur Katyn permettent d’analyser la manière dont la culture du secret se traduit dans le modus operandi du massacre, à travers chacune des étapes du processus y ayant mené, mais aussi à travers les hommes qui ont participé à sa dissimulation, depuis le sommet du pouvoir politico-policier jusqu’aux bourreaux sélectionnés pour leur capacité à mener « efficacement » l’élimination des prisonniers, tout autant que pour leur capacité à conserver le silence.

Extrait du livre « De la cruauté en politique De l'Antiquité aux Khmers rouges » sous la direction de Stéphane Courtois, publié aux éditions Perrin

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !