Justice sociale : le modèle français à bout de souffle (et les Français l’ont maintenant bien compris) <!-- --> | Atlantico.fr
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78% des Français estiment que la justice sociale passe plus par l'accès à l'emploi que par une solidarité nationale à bout de souffle
78% des Français estiment que la justice sociale passe plus par l'accès à l'emploi que par une solidarité nationale à bout de souffle
©Reuters

Trop loin

Les Français préfèrent un revenu gagné par le travail à un revenu d'assistance, désormais la justice sociale est synonyme de plein emploi plutôt que de prestations sociales.

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Jean-Charles Simon

Jean-Charles Simon

Jean-Charles Simon est économiste et entrepreneur. Chef économiste et directeur des affaires publiques et de la communication de Scor de 2010 à 2013, il a auparavent été successivement trader de produits dérivés, directeur des études du RPR, directeur de l'Afep et directeur général délégué du Medef. Actuellement, il est candidat à la présidence du Medef. 

Il a fondé et dirige depuis 2013 la société de statistiques et d'études économiques Stacian, dont le site de données en ligne stacian.com.

Il tient un blog : simonjeancharles.com et est présent sur Twitter : @smnjc

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Atlantico : 78% des Français se sentent plus proche de l'opinion selon laquelle l’Etat doit réduire le niveau des impôts et des taxes afin que les entreprises puissent se développer et embaucher plutôt que celle qui dit que l'Etat doit maintenir le niveau des impôts et des taxes de façon à lutter contre les inégalités et à pouvoir financer les services publics et la protection sociale, selon un sondage Ifop exclusif pour Atlantico. La  recherche de la justice sociale à la française est-elle allée trop loin ?

Jacques Bichot : Si cette réponse correspond vraiment à ce que pensent les Français, elle est encourageante : elle signifie qu'ils préfèrent un revenu gagné par le travail à un revenu d'assistance. Ils ont leur dignité : si l'on est apte à travailler, on doit vivre de son travail. La réponse est réaliste : pour que chacun puisse trouver du travail il faut que l'offre de travail soit suffisante, et comme l'offre de travail vient principalement des entreprises, il convient que celles-ci soient bien traitées. Personnellement je parlerai plutôt de liberté à laisser aux entreprises que de soutien à leur apporter, mais l'important est que les Français estiment que la justice sociale, c'est le plein emploi plutôt que les indemnités de chômage et le RSA, et donc des entreprises en bonne forme. Ils veulent une justice sociale compatible avec leur dignité, ce qui n'est pas le cas quand il y a trop de redistribution et pas assez de travail. 

Jean-Charles Simon : Les ambitions de notre système social sont d’abord peu compatibles avec l’époque et ses contraintes. Et les résultats sont si décevants que l’aspiration au changement ne peut qu’être forte. Au moins confusément, la plupart des citoyens sentent bien que l’exigence de droits très élevés dans l’emploi, qui a été longtemps le front principal du combat syndical et du « progrès social », n’est plus le cœur du sujet dans une société où près de 6 millions de personnes n’ont pas ou pas assez de travail. C’est bien sûr là que se trouve la nouvelle frontière de l’exclusion, et c’est donc la réduction du chômage et du sous-emploi qui doit primer sur tout, s’il y a matière à arbitrage. Depuis quelque temps, une vague d’enquêtes d’opinion semble le confirmer, la demande de mesure pour l'emploi et les entreprises serait plus forte et plus nette. Je dirais que c’est bien une autre forme de justice sociale qui est nécessaire et attendue : celle qui doit permettre au plus grand nombre d’accéder à l’emploi.

Lire aussi : Justice sociale : 78% des Français préfèrent réduire les taxes sur les entreprises pour créer de l’emploi plutôt que de financer par l’impôt notre modèle social

Parti du Conseil National de la Résistance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Etat Providence français s'est défini comme un outil de protection des plus défavorisés face aux conjonctures économiques. Se sont ajoutées au fil des décennies différentes régulations spécifiques liés aux agendas politiques. En multipliant les particularismes et les régimes spéciaux, ce système de solidarité s'est-il finalement détourné de ces objectifs initiaux ?

Jacques Bichot : Il s'est effectivement détourné d'une partie des objectifs fixés aux assurances sociales en 1928 et 1930, puis à la sécurité sociale à la Libération, objectifs qui comportaient inséparablement les trois mots de la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. L'égalité a été bafouée par le privilège accordé aux bénéficiaires de régimes spéciaux, ceux qui ont bénéficié du "Toujours plus" et du "Plus encore" dénoncés avec talent par François de Closets en 1982 puis en 2006. La fraternité a été défigurée en devenant une solidarité abstraite basée sur des "droits à" qui ne laissent pas une place suffisante aux devoirs. Et la liberté a été écornée parce que l'obligation d'adhérer à la sécurité sociale aurait pu être combinée avec la liberté de choix de l'organisme de rattachement, au lieu de quoi a été mise en place une organisation bureaucratique ne s'adressant plus à des clients mais à des assujettis. 

Jean-Charles Simon : Là aussi, les réalités se sont imposées au fil du temps, montrant les failles d’un mécanisme conçu à l’époque du baby-boom, d’une économie de reconstruction et du plein emploi. Aux dispositifs purement assurantiels basés sur des cotisations proportionnelles aux salaires, il a fallu ajouter au fur et à mesure des mécanismes de solidarité de plus en plus développés. Pour ceux qui, justement, ne sont pas ou pas assez couverts, car ils ne cotisent plus au travers de salaires qu’ils n’ont plus. Mais à la crise du financement des systèmes d’assurance sociale résultant d’abord du vieillissement et de dispositions trop généreuses viennent donc se superposer de nouveaux dispositifs à financer. L’équation globale est sans solution. Le problème n’est pas tant lié aux mécanismes de solidarité, qu’on imagine difficilement ne pas exister dans un pays développé, mais plutôt à cet empilement et à l’inadaptation de dispositifs assurantiels très développés et qui se voulaient universels. Mais dont l’architecture se révèle totalement inadaptée à un pays vieillissant à la croissance potentielle limitée.

Toujours selon le sondage Ifop-Atlantico, ce n'est plus aux partis de gauche que les Français font confiance pour assurer la justice sociale. Comment l'expliquer ?

Jacques Bichot : C'est compréhensible : la gauche française est dirigée par une oligarchie suffisante, voire méprisante, peu raffinée mais au moins aussi distante des Français que l'oligarchie de droite. De plus, les Français ont compris que pour gouverner, il ne suffit pas de faire de belles promesses et d'accuser les puissances d'argent de sabotage quand on s'aperçoit que ces promesses ne sont pas tenues. Les citoyens savent que pour gouverner utilement il faut de la compétence, de la créativité et de la suite dans les idées ; or il n'y en a guère, pas plus à gauche qu'à droite.   

Jean-Charles Simon : La gauche est sûrement plus que d’autres mise en cause au sujet des ratés du système. Qui sont d’ailleurs très anxiogènes : tous ceux qui ont moins de 50 ans ont déjà dû entendre qu’il n’y aurait personne pour payer leur retraite. Et dans un autre registre, le sentiment qu’il va y avoir de plus en plus de déremboursements ou de restes à charge en assurance maladie est très répandu. Ce n’est pas le fruit du hasard, mais bien de l’accumulation de réformes insuffisantes, qui se prétendent toutes les dernières mais ne sont que des « patchs » aux effets limités et temporaires. Tout cela sur fond de chômage élevé et persistant ne peut pas faire briller les tenants de la « justice sociale ». Ce qui est étonnant de la part de la gauche, c’est son entêtement à défendre l’existant et à s’opposer à un basculement vers un modèle beaucoup plus soutenable qui serait recentré sur les mécanismes de solidarité. Alors qu’elle aurait dû incarner ce choix, en le revendiquant au titre de son souci de redistribution.

En quoi l'Etat-Providence tel qu'il se définit aujourd'hui peut-il se retourner contre ceux qu'il est censé défendre ?

Jacques Bichot : L'État providence inventé durant la première moitié du XXe siècle, à une époque où les échanges internationaux étaient beaucoup plus restreints, et où la domination économique occidentale était absolue, ne peut pas fonctionner correctement alors que la Chine est en train de prendre la place des États-Unis comme première économie de la planète et que la mondialisation est réalisée. Nos États providence sont devenus obsolètes. Ils contribuent à couper la population en trois parties, la première composée de personnes adaptées à la mondialisation, la seconde rassemblant des personnes protégées par un statut professionnel financé grâce à une fiscalité très lourde, et la troisième formée de ce que l'on appelle parfois les outsiders, parce qu'ils ne sont ni dans le circuit mondial, ni dans le circuit étatique.

Le problème est que la mondialisation accentue énormément les inégalités, parce qu'elle signifie que les gagnants sont relativement peu nombreux et raflent une mise colossale. Personne, aujourd'hui, ne sait gérer ce problème. En faisant du commerce international une sorte de divinité, nos dirigeants s'interdisent d'explorer des solutions intelligentes, comme celle que proposait Maurice Lauré il y a déjà un quart de siècle, car il voyait très bien venir les difficultés actuelles. Cet homme qui a inventé un impôt intelligent, la TVA, aurait pu rendre encore bien plus de services si le microcosme, pour parler comme Raymond Barre, l'avait écouté quand il proposait un moyen de domestiquer la mondialisation. Maintenant nous avons la mondialisation sauvage, qui suscite des fantasmes de fermeture des frontières, et l'État providence archaïque, qui génère des rêves égoïstes d'assurances strictement privées – et bien sûr ce sont les faibles qui subissent les conséquences du manque de perspicacité de nos dirigeants.       

Jean-Charles Simon : Le système joue contre les plus faibles à au moins deux titres. D’abord, ses difficultés financières conduisent à réduire la voilure mais sans changer ses principes. Il reste donc universel, mais affaibli. Or, si je reprends l’exemple des déremboursements de médicaments, qui touchent tout le monde à l’identique, ce sont d’abord leurs consommateurs au plus faible pouvoir d’achat qui en sont les premiers affectés. Idem si on gèle la revalorisation des pensions. Mais surtout, le système social crée un effet puissant insiders / outsiders, en premier lieu du fait d’un chômage élevé. En effet, pour financer ce système basé pour l'essentiel sur les cotisations sociales, il faut un niveau de prélèvements très important, que l’on retrouve dans ce gouffre entre coût du travail et salaire net. Un tel écart pèse sur l’emploi et les salaires, et devient en lui-même facteur d’exclusion.

Si la générosité de notre système de protection est difficilement contestable, la France est loin d'être le paradis de la mobilité sociale, le réflexe de "caste" jouant encore largement. Notre notion de l'égalité n'est-elle pas d'une certaine manière schizophrène ?

Jacques Bichot : Oui, les "castes" jouent un rôle important en France et dans le monde entier. L'idéal chrétien d'une société où il n'y a plus "ni Grec ni Juif, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme", selon la formule de l'épitre aux Galates, est loin d'être réalisé ! Ayons quand même un brin d'optimisme : Narenda Modi, le vainqueur des élections indiennes, est issu d'une caste inférieure. Une alouette ne fait pas le printemps, certes, mais dans le contexte qui est le nôtre, pour ne pas succomber à la sinistrose nous devrions attacher plus d'attention au vol des quelques alouettes que nous apercevons. 

Jean-Charles Simon : Oui, et le meilleur exemple en est peut-être le système éducatif. Au nom de l’égalité et du refus de la marchandisation de l’éducation, tout le système public mais aussi le privé sous contrat sont gratuits ou quasi-gratuits. On prétend ainsi avoir un système égalitaire alors qu’il y a peu de points communs entre les meilleurs établissements des grandes métropoles et ceux des périphéries… hormis la gratuité. Et ça concerne aussi le supérieur, pourtant d’autant plus « consommé » par les milieux les plus aisés. Les mêmes qui, à New York ou à Londres, devraient supporter des dépenses d’éducation faramineuses ! Il faut se souvenir du tollé provoqué en son temps par SciencesPo, qui avait relevé fortement ses frais de scolarité tout en développant considérablement sa politique de bourses. Un choix pourtant plus « solidaire » que la prétention au « tout gratuit », qui n’assure que la massification sans sélection, et qui profite d’abord à ceux qui ne payent pas le coût des services proposés alors qu’ils en ont les moyens.

Alors que le Royaume-Uni assume un modèle social inégalitaire dont les bénéfices doivent profiter à la société dans son ensemble et que la Suède s'est au contraire donnée les moyens de l'égalité concrète, la France se trouve dans un entre deux : une égalité de principe et une passion pour la distinction. Sommes-nous encore malades de nos privilèges ? Les effets contreproductifs du système en sont-ils finalement la conséquence ?

Jacques Bichot : Je ne suis pas certain que la France puisse, comme les pays nordiques, être dirigée par des personnes qui ressemblent à monsieur ou madame Toulemonde. Visiblement, le "président normal", ça ne marche pas. La distinction qui n'est pas la ségrégation, mais la manifestation d'un savoir-être de grande qualité, d'un véritable raffinement, est appréciée dans notre pays. Joachim du Bellay voyait la France "mère des arts, des armes et des lois" ; près de cinq siècles plus tard nous gardons cet attachement à une élite culturelle et intellectuelle, chevaleresque et juriste. Le cri d'effroi lancé en 1991 par le Conseil d'État contre une loi qui bavarde, qui manque de cette suprême élégance qu'est la simplicité – une maxime de Léonard de Vinci, l'ami de François 1er – est un cri du cœur, qui fut d'ailleurs poussé à nouveau par le même Conseil en 2006.

Oui, la passion pour la distinction conçue comme élégance, prestance, raffinement, excellence, est une passion française. Nous ne voulons pas des classes sociales hermétiques, héréditaires mais nous voudrions des dirigeants qui aient "de la classe". De l'Ancien régime la France a répudié le statut héréditaire, mais non pas l'idéal de noblesse. Et c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles elle est sociale : la défense de ce que l'on appelait jadis "la veuve et l'orphelin" fait partie de l'essence même de la noblesse. La France est attachée aux assurances sociales parce qu'elle y voit l'un des signes de sa propre noblesse, non pas de Cour, mais de cœur.   

Jean-Charles Simon : Plus que l’Ancien régime, j’ai le sentiment que ce sont les « acquis » des moments « sacrés » de notre histoire qui sont difficiles à remettre en cause. C’est vrai de l'héritage révolutionnaire et du Premier Empire, par exemple pour les grandes écoles créées à l’époque, dont les effectifs encore très limités aujourd’hui créent un îlot d’élitisme comme il y en a peu ailleurs, à l’heure de l’enseignement supérieur pour le plus grand nombre. C’est aussi le cas des grandes structures de l’appareil administratif et de l’organisation territoriale. Le même rapport prévaut avec les débuts de la IIIe République. Plus proche de nous, ce qui est lié au Conseil national de la Résistance est peut-être encore plus tabou. Souvenons-nous des réactions à une tribune de Denis Kessler à ce sujet. Pourtant, tout l’enjeu est là, et il n’a bien sûr rien à voir avec une quelconque remise en cause du rôle ou de l’histoire de la Résistance. Il s’agit juste de reconnaître que le monde de 2014 n’est plus du tout celui de 1945, et de s’adapter en conséquence. Rien de très exceptionnel dans beaucoup de cultures, mais un travail en profondeur dans un pays qui a une approche très commémorative de son passé

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