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Julian Alaphilippe, dernier (quasi) champion à l’ancienne : comment la science et la technique sont en train de révolutionner le sport de haut niveau
©ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

Robotisation

Malgré un Tour de France dans lequel ils auront pourtant fait preuve de force et de panache, les cyclistes français Thibaut Pinot et Julian Alaphilippe ne lèveront pas les bras ce dimanche sur les Champs Elysées. L'un a été trahi par une déchirure musculaire, et l'autre par son incapacité à contrer l'armada technologique de l'Ineos.

Gérard Dine

Gérard Dine

Gérard Dine est professeur de biotechnologies à l’École Centrale de Paris, président de l'Institut Biotechnologique de Troyes et chef du service d'Hématologie et d'Immunologie de l'Hôpital des Hauts-Clos de Troyes.

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Jean Cléder

Jean Cléder

Maître de carences H.D.R. en littérature générale et comparée (université Rennes) Jean Cléder travaille sur les relations entre les arts et sur les représentations du sport. Dans ce domaine il a publié notamment Bernard face à Hinault (Mareuil Editions), livre d'entretiens avec le champion breton, et Petit éloge de la course cycliste (Editions François Bourin).

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Atlantico : Malgré un Tour de France dans lequel ils auront pourtant fait preuve de force et de panache, les cyclistes français Thibaut Pinot et Julian Alaphilippe ne lèveront pas les bras ce dimanche sur les Champs Elysées. L'un a été trahi par une déchirure musculaire, et l'autre par son incapacité à contrer l'armada technologique de l'Ineos. Mais aujourd'hui, peut-on encore gagner en misant sur l'instinct et l'émotionnel ? Le développement de la science du sport et de la médecine du sport ne fait-il pas du sport avant tout une question d'optimisation aujourd'hui ?

Jean Cléder : Jean Cléder : Aujourd'hui on peut avoir le sentiment que les moyens financiers de certaines équipes, leur permettant d’investir dans la technologie, la nutrition, la préparation et tout ce qu'on voudra, déséquilibre les confrontations avec des équipes plus modestes, où évoluent pourtant des coureurs très talentueux. Cependant, le Tour de France cette année a été plus intéressant que les précédents grâce à Julian Alaphilippe : c’est un sportif de très haut niveau — premier du classement mondial —, et un homme de spectacle et d’initiative... On le voit dès la troisième étape : pour attaquer à 16 km de l'arrivée,puis tenir tête à tout le peloton — simplement parce qu'il veut porter le maillot jaune — il faut une force mentale immense. 

Gérard Dine  : Oui, l’optimisation est devenue indispensable dans le sport. On fait des progrès fantastiques du point de vue de la physiologie, de la biologie et de la surveillance. C’est ce qui permet aujourd’hui d’avoir une meilleur adéquation entre le potentiel d’un individu et le résultat sportif. Après il faut relativiser : certes, les équipes anglo-saxonnes dans le cyclisme, à la suite des Jeux Olympiques réalisés à Londres en 2012 et dans le cadre de l’agence qui s’appelle UK Sports créée par les Britanniques pour ces mêmes JO sont particulièrement encadrées au plan scientifique. Ils ont pris une forme d’avance. Mais il ne faut pas être naïf, il en va de même des autres équipes, celle de Julian Alaphilippe et de Thibaut Pinot en tête. Ils évoluent dans un environnement scientifique optimal. Il est vraisemblable qui Thibaut Pinot soit sur ce point au même niveau qu’Egan Bernal, le maillot jaune de l’équipe INEOS (ex-Sky).
Pour revenir à votre question, plus les sports sont mathématiques, c’est-à-dire fondé sur le potentiel énergétique d’un individu, plus la science du sport peut expliquer la performance. Que ce soit les sports de type athlétisme, de type ski de fond ou d’une certaine façon le cyclisme, il est évident que la connaissance qu’on a de la mécanique, des facteurs bio-mécaniques, des facteurs de puissance ou de production énergétique, le tout aidé par des appareillages de contrôles. Et probablement d’ici quelques années par des profilages génétiques, qui nous donnerons d’ici quelques années des informations avant même que les gens soient sur le terrain. Il est évident que dans ces sports mathématiques, il est évident que les sciences des sports peuvent expliquer les résultats.

Cependant, pour ce qui est du cyclisme, il ne faut pas oublier que même un individu hyper encadré scientifiquement ne pourra pas gagner seul, Julian Alaphilippe en a d’ailleurs fait les frais, son équipe n’étant pas calibrée pour l’encadrer. Si vous avez un sprinteur sans équipe pour l’amener à 200 ou 300 mètres en tête, il aura de faible chance de l’emporter. Il y a une scientifisation du sport qui permet de faire gagner plus les meilleurs et limite les surprise… même si le résultat n’est pas toujours là à tous les coups.

Justement, un coureur tel que Julian Alaphilippe rappelle des coureurs complets tels que Merckx ou Hinault, capable de se battre sur toutes les étapes pour la gagne, à l'opposée des stratégies froides et mécaniques d'Ineos (ex Sky). Ce genre de coureurs peuvent-ils encore gagner aujourd'hui ?

Jean Cléder : Ce que vous évoquez est une polyvalence qui s’est perdue au fil du temps. L’évolution historique a voulu que les coureurs se spécialisent, et suivent des programmes resserrés sur un petit nombre de courses dans l’année. Un coureur comme Alaphilippe est attendu sur les classiques du printemps : on le considère comme le plus grand puncheur du monde. Pourtant, il était encore en jaune à trois jours de l'arrivée du Tour de France, à un moment où les grimpeurs ou les coureurs complets dominent le classement : cette surprise prouve que ses capacités pouvaient être évaluées autrement. Avec Alaphilippe, on a vu réapparaître pendant quelques jours un profil de coureurs qu'on pensait disparu : le vainqueur de Milan San Remo porteur du maillot jaune à 3 jours de l’arrivée, normalement c’est Eddy Merckx... On peut penser quand même que Julian Alaphilippe est une exception dans l’évolution historique.

Ce vendredi, avec les problèmes de météo, la Télévision a ressorti des vidéos du Tour 1971, pour montrer l’orage du col de Mente, dans la descente duquel son adversaire Luis Ocaña abandonne sur chute — il faudrait parler plutôt d’épuisement nerveux. Eddy Merckx avait des capacités physiques et mentales prodigieuses, mais c’était aussi, un peu comme Alaphilippe, un technicien de très haut niveau, qui faisait corps intelligemment avec sa machine. Dans les descentes, il attaquait très volontiers, mais ne tombait jamais. Il connaissait sa machine et savait s’en servir. Ce qui n'est plus toujours le cas decertains« champions » d'aujourd'hui qui tombent à l’entraînement et s’éparpillent en mille morceaux.

Dans le cyclisme on a parler de supprimer les capteurs de puissance, qui font que les coureurs ont de plus en plus le nez plongé dans leur niveau de watt et moins sur le déroulement de la course. Faut-il envisager une « dé-robotisation » du sport ?

Gérard Dine : Les capteurs de puissance donnent une information de l’individu à un instant T par rapport à son potentiel. Cela permet de savoir qu’il va se rapprocher de son point de rupture. Supprimer les informations biomécaniques et physiologiques pendant la course pourrait en effet redonner une forme de « naturisme » de la performance. Mais il ne faut pas oublier une chose, c’est que ces sportifs s’entrainent énormément, et qu’ils sont hyper monitorés à l’entrainement. Quand ils sont en compétition, les capteurs peuvent donner des informations précises, mais que globalement, le potentiel des individus est tellement identifié que cela ne changerait à mon avis pas grand chose quand même.

On le voit bien dans d’autres sports, même collectifs. Dans le football, ils sont monitorés également avec des puces qui donnent un certain nombre d’informations physiologiques, ce qui joue dans le coaching. Cela permet de faire un coaching collectif par rapport au type de jeu qu’on veut développer vis-à-vis de l’aspect physiologique d’un individu. Mais quelque part, le niveau de compréhension d’un staff par rapport à ces données progresse avec ses outils, même si les meilleurs entraineurs savent interpréter sans disposer nécessairement de données (sur l’état de forme d’un joueur, ou sa capacité à être explosif sur le terrain par exemple). Ce qu’il faut savoir, c’est que le potentiel des sujets est apprécié avant la compétition. 

Dans le cyclisme, ce qui pose problème est que la tactique de course est fondée sur ces informations qui arrivent en temps réel. Mais elle reste totalement jouable même sans ces informations en temps réel. 

L'optimisation scientifique et médicale a-t-elle tué les grandes épreuves qui demandent de la régularité comme le Tour de France ? 

Jean Cléder :  D'une certaine façon oui. Les coureurs, très entourés, sont très bien préparés: l'improvisation semble proscrite — et même suicidaire — lorsqu’une grosse équipe bloque la course pendant 3 semaines. Une césure s’est faite après Bernard Hinault, qui lui-même ne s’intéressait pas beaucoup au début de la saison et ne cherchait pas, contrairement à Merckx, à tout gagner : par exemple il ne s’est jamais soucié de gagner Paris-Nice au mois de mars. À son époque,l’intuition et disons la créativité étaient utiles, et bien récompensées ! Après la retraite de Bernard Hinault, les coureurs se sont davantage spécialisés, suivant les modes d’organisation qu’on observe aujourd’hui. Mais à mes yeux, Julian Alaphillipe est un grand créateur : c’est grâce à lui et à Thibaut Pinot que le Tour a été intéressant à suivre cette année.

Gérard Dine : Les sportifs ne sont pas des robots biologiques, mais il est très clair que la science du sport change la donne, y compris du point de vue du spectacle. Elle entraine une pression de sélection, discipline par discipline, qui se rapproche des exigences biomécaniques ou biologiques des limites de l’espèce par rapport au nécessité de l’espèce. Plus le sport est mathématiques, plus c’est aisé. Plus le sport est technico-tactique, plus c’est difficile. Par exemple pensez à un sport tel que le tennis. On voit bien que les meilleurs joueurs de tennis sont techniquement très bons, mais aussi physiquement et physiologiquement les meilleurs (Federer comme Nadal ou Djokovic). 

Là où c’est plus compliqué c’est dans les sports collectifs, où la tactique est importante, où les synergies entre les joueurs et leurs qualités se marient les unes aux autres pour arriver à un jeu meilleur. Ces nouveaux outils permettent ce processus de sélection des meilleurs et d’optimisation de leurs qualités. Après il reste l’intelligence collective, la tactique et le mental, dans le football comme dans le cyclisme, qu’il est difficile de mettre dans une équation pour l’instant. 

Jean Cléder vient de publier "Eddy Merckx : analyse d’une légende", aux éditions Mareuil.

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