Jérôme Garcin et « les tours tragiques du destin »<!-- --> | Atlantico.fr
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L'écrivain et journaliste français Jérôme Garcin pose lors d'une séance photo à Paris pour l'AFP le 11 décembre 2015.
L'écrivain et journaliste français Jérôme Garcin pose lors d'une séance photo à Paris pour l'AFP le 11 décembre 2015.
©JOEL SAGET / AFP

Atlantico Litterati

Jérôme Garcin fait événement avec « Mes fragiles » (Gallimard), un récit déchirant qui voit l’auteur vaciller dans les vertiges du deuil tout en se hissant au sommet de ses pouvoirs d’écrivain.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« Le déchaînement des forces de la nature accompagne le déchirement humain, l’absurde et sanglante méprise et les tours tragiques du destin. (Pierre Rosenberg de l’Académie française - critique, essayiste, conservateur d’art  longtemps patron du Louvre).

« Dur au dehors et tendre à l’intérieur »,tel est Jérôme Garcin, cavalier seul et écrivain rare, qui fait événement en cette rentrée d’hiver avec « Mes fragiles » (Gallimard, janv 2023).Un récit déchirant qui voit l’auteur vaciller dans les vertiges du deuiltout en se hissant au sommet de ses pouvoirs d’écrivain. Il est question de la disparition d’êtres chers. Les plus proches, les plus chers. Une question de vie et de mort qui se pose à chacun d’entre nous, un jour ou l’autre.Jérôme Garcin bien sûr n’a pas de réponse. Il est juste au sommet de son art. L’écriture triomphe (voir nos « Extraits »). L’auteur ne nous épargne rien et pourtant, après lecture de cette méditation sur le deuil, on est plus fort.

Indispensable.

«Le « Travail » par lequel (dit-on) on sort des grandes crises (amour, deuil) ne doit pas être liquidé hâtivement ; pour moi il n’est accompli que dans et par l’écriture. », signale Roland Barthes dans « Journal de deuil » (Points/seuil). Le philosophe -sémiologue- notre meilleur théoricien de la littérature à ce jour- savait ce qu’était l’apocalypse du deuil, bien sûr. Cependant la vie voulut qu’en plus de son intelligence, de sa science de l’art littéraire, de sa bonté intuitive, Barthes dûtapprendrecette « grande crise » sur le tas, affrontant dans l’effroi une douleur si vaste, tellement béante, qu’il ne s’en remit pas, car il lui fut impossible de survivre à la perte de l’être qu’il chérissait plus que lui-même : « Mam », sa mère. «  On dit que le deuil, par son travail progressif, efface lentement la douleur ; je ne pouvais, je ne puis le croire ; car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte (je ne pleure pas), c’est tout. Pour le reste, tout est resté immobile. Car ce que j’ai perdu, ce n’est pas une Figure (la Mère), mais un être ; et pas un être, mais une qualité (une âme) : non pas l’indispensable, mais l’irremplaçable. Je pouvais vivre sans la Mère (nous le faisons tous, plus ou moins tard) ; mais la vie qui me restait serait à coup sûr et jusqu’à la fin inqualifiable (sans qualité) ».Cette« vie inqualifiable »,qu’il dut subirjusqu’à sa mort - puisque sortant de l’hôpital, Roland Barthes, en sa désespérance distraite, « oublia » de voir la camionnette qui fonçait sur lui-, c’est celle qu’a dû affronter l’un de nos meilleurs auteurs : Jérôme Garcin, qui publie aujourd’hui même « Mes fragiles » ( Gallimard) ; suivant le conseil de Barthes, Garcin tente lui aussi de vaincre par l’écriture la disparition de ceux qu’il chérissait et chérit post mortem : ces « Fragiles », atteints- pour certains d’entre eux- d’une double fragilité. La leur – les « discordants »(cf. Garcin) sont moins résistants que les « insistants » (cf. Sagan)- surtout s’ils souffrent-en plus de leur délicatesse- d’une maladie génétique rare :le syndrome du X fragile. Un mal récemment découvert par la Faculté ( 1991) dont Jérôme Garcin est porteur sain mais qui emporta soncadet, Laurent.« Chaque fois qu’en tenue de camouflage, je venais retrouver mon grand silencieux-une heure seulement par jour était autorisée, comme une fenêtre dans l’obscurité-, je me demandais s’il voulait vraimentrevenir parmi nous ou, au contraire, partir les yeux fermés, avant ce calvaire que la société normée impose aux différents, aux déficients, aux discordants, aux fragiles. » Nous savions parla grâce de ce beau texte qu’est « Olivier » ( Gallimard /Folio), l’atroce épreuve subie dans l’enfance par Jérôme Garcin-son jumeau fut tué par un chauffard sous ses yeux.  (« Tu m’as révélé l’incroyable pouvoir de la littérature, qui à la fois prolonge la vie des disparus et empêche les vivants de disparaître.(«  Olivier »/Gallimard/ 2011/Folio) ; nous savions par la littérature ce qu’avait été son désespoiraprès la mort- accidentelle- de son père, Philippe Garcin, écrivain, critique littéraire et éditeur aux Presses Universitaires de France .(cf. « La chute de cheval » (Gallimard 1998/Folio ."Mon père est mort d'une chute de cheval le samedi 21 avril 1973, veille de Pâques, dans l'insoucieuse et très civilisée forêt de Rambouillet. Il avait quarante-cinq ans, j'allais en avoir dix-sept. Nous ne vieillirons pas ensemble." Le lecteur perçoit immédiatement que l’absence de pathos guidera l’auteur en son chagrin. Et encore ceci : « J’ai grandi dans la mort sans l’avoir jamais vue à l’œuvre, sans avoir jamais pu la combattre, la haïr, ni la supplier de gracier mon jumeau, de sauver mon père. (Jérôme Garcin/ La chute de cheval). A présent, « le pire étant toujours le plus sûr », comme se plaisait à le répéter Bernard Frank- voisin de colonneau « Nouvel Observateur » et ami de Garcin-nous découvrons cette nouvelle crise existentielle que vient de subir l’auteur de « Mes fragiles ») : «J’avance dans l’été 2021 comme un étranger surune terre inconnue, où tout, même un simple survol de la colline assoupie par des nuages blancs effilochés, le parfum proustien de l’herbe coupée ou les roucoulements rauques de pigeons ramiers perchés en haut du saule pleureur, arbre plaintif, me semble irréel. »  ( « Mes fragiles » ). « Irréelle », dit à propos de la vie Salman Rushdie, qui lui aussi, ne perçoit la réalité que par l’intermédiaire de l’œuvre,c’est-à-dire par l’art. L’essai romanesque de Garcin se concentre sur les choses (qui semblent irréelles) de la vie, tout en étant, par l’art, criantes de vérité ; il s’agit d’une rêverie sur l’art et la mort, peinture jamais geignarde du paradis recouvré puis perdu en cette Normandie qui fait la douceur de vivre en écrivant. Le destin s’acharne. Après son jumeau et son père jadis et naguère, voici que Jérôme Garcinperd durant la même année sa mère et Laurent, son frère cadet.L’auteur fait l’inventaire de ce double deuil comme l’on visiterait un beau château saccagé. Les « fragiles » sont maîtres et de sa raison et de la maison. Ce sont des artistes. Ils peignent ; la mère est paysagiste ( adepte de la peinture française, admirant Derain et Poussin, pour lesquels le paysage exprime quelque chose de la nature humaine à tel moment). Laurent, dans son monde à lui, s’exprime par une peinture abstraite. Garcin a du mal à parvenir à ce moment du récit romanesque ( les obsèques) tant il souffre d’évoquer la béance provoquée par ce double vide. Par la littérature, il y parvient. « Un seul être manquait à l’appel de la mère, au faire-part de la mort. Il était pourtant le plus précieux. Son fils Laurent. Son grand petit garçon.(…) Celui avec qui, autrefois, à Noirmoutier, leurs deux chevalets se frôlant, elle peignait la tombée délicate du ciel Atlantique sur les marais salants tandis que de son côté, il représentait des paysages intérieurs et amniotiques- à elle, toutes les nuances de bleu,des verts amande, des roses pâles, à lui le jaune d’or, le rougeoyant, l’orangé de Vendée ».

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Dans « Les Bergers d’Arcadie »- l’un des sujets les plus énigmatiques qui soient, Nicolas Poussin(1594-1665), montreen deux tableaux d’une seule et même inspiration quatre bergers accompagnés d’une femme observant avec curiosité l’inscription : « Et in Arcadia ego »,gravée sur un tombeau. Pourquoi ces mots dans la peinture ? Quesignifie l’inscription latine, que voulait nous dire Nicolas Poussin, que signifientla stupeur et l’expression songeuse des « Bergers d’Arcadie » et de leur compagne ?Artistes, savants et amateurs d’art du monde entier se posèrent au fil des siècles -et se posent toujours - la question ; pourquoi cette intrusion sémantique au cœur du chef-d’œuvre pictural ? Spécialiste de Nicolas Poussin,écrivain et historien de l'art, conférencier dans le monde entier, longtemps président-général et conservateur du Louvre, Pierre Rosenberg de l'Académie française, précise : « La peinture française a le goût de la réserve,c’est une peinture pudique avec cette espèced’intériorité, d’ambiguïté des sentiments ». On jureraitle portrait de cette française d'exception : la mère de Garcin. Rosenberg ne donne pas la clefdes « Bergers d’Arcadie » car « Les hommes ne trouvent que ce qu’ils cherchent, et ils ne trouvent pas la même chose parce qu’ils ne cherchent pas la même chose". Les solutions ne sont pas le genre de ce grand érudit. Il vit dans le questionnement des arts et lettres ( qui s’interrogent au cours des siècles sur la victoire de la mort, partout et tout le temps, en nos vies les plus réussies). Pierre Rosenberg va certainement déceler, avec cet Œil intérieur extraordinaire qui le caractérise ( « THE EYE »), la manière qu’a l’auteur de « Mes fragiles » d’illustrer par la littérature la questionposée par Nicolas Poussin à l’humanité. Une énigme philosophique (mais « philosopher c’est apprendre à mourir »). Jérôme Garcin illustre en effet avec « Mes fragiles » une forme de réponse par l’écriture. Pourront comprendre les poètes, les rêveurs, les sensibles, les amoureux et toutes sortes de « fragiles ». « Je voudrais comme Poussin, mettre de la raison dans l’herbe et des pleurs dans le ciel. », déclara par exemple Cézanne. Garcin transforme ces « pleurs dans le ciel » non pas en questionadressée à son lecteur, mais en réponse à cette question universelle posée par Nicolas Poussin.

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« Les questions survivent aux réponses qu’on leur donne », affirma Pierre Rosenberg dans son discours de réception à l’Académie Française.

L’auteur de « Mes fragiles », nostalgique de son Arcadie perdue, semble l’un de ces « philosophes de la réalité dévoilant « un existant jusqu’alors caché », et quipeuvent parfaitement rencontrer la foiau cours du voyage ». Cet essai est en effet, avec pudeur,empreint de spiritualité. Celle de la mère disparue, et du frère mort, hier servant d’autel.

Trop subtil pour asséner es vérités, Garcin n’affirme rien. Ilmédite sa vision de notre condition mortelleen artiste véritable, et l’illustre et poursuit.

Annick GEILLE

Repères

Ecrivain et journaliste, Jérôme Garcin est directeur- adjoint de L’OBS tout en produisant « le Masque et la Plume » sur France Inter. Ilappartient au Comité de lecture de la Comédie française ;il dirigea d’abord le service culturel de L'Événement du jeudiavant de succéder en 1989 à Pierre Bouteiller au « Masque et la Plume », dont il est en 2023 le producteur et l’animateur. Il a reçu -entre autres lauriers- le prix Nimier, leprix Freustié, le prix Médicisetle Grand Prix de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre. Récemment, Jérôme Garcin a été distingué par le prix des Deux Magots pour « Le dernier hiver du Cid ».Toute son œuvre et disponible chez Gallimar/Folio. Ilest l’époux d’ Anne-Marie Philipe, écrivain, actrice et productrice, fille de Gérard Philipe.

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Extraits

Jérôme Garcin : « Je m’écroulai. C’était trop »

« Il m’accueillait par un « bonjour monfrère », qu’il prononçait en souriant avec une voix de prélat désabusé. Je m’asseyais près de lui, au pied du très vieil acacia de ce jardin oblong où nous avions grandi, pour lui raconter mon après-midi ».

« Même malingre, cassée, rapetissée, désorientée, ma mère restait une incroyable force de la nature. Elle y ajoutait, en toute occasion, fût-ce sous perfusion, une grâce mozartienne. Maman était une fugue, une sonate pour piano, une fantaisie en ré mineur, une flûte enchantée. »

« Le corps rongé par l’ostéoporose, souffrant d’un rétrécissement aortique, et de nombreuses fractures vertébrales, incapable du moindre mouvement, épuisée par une arythmie et une insuffisance cardiaque, pesant à peine quarante-sept kilos, assommée par les analgésiques, elle ( « maman » NDLR) dépérissait à vue d’œil. Son beau regard noisette s’était soudain assombri, il n’était plus tourné que sur sa souffrance,qui commandait, sans aucune trêve, à ses jours et ses nuits »

« Pour la première fois de sa vie, à quatre-vingt-neuf ans, maman capitulait. »

« (…) Olivier dont elle avait bercé le petit corps ensanglanté jusqu’à l’hôpital le plus proche en psalmodiant, avec mon père qui conduisait, de déchirants et inféconds « Je vous salue Marie, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. »

« Le syndrome de l’X fragile est une maladie génétique rare, la deuxième cause de retard mental après la trisomie 21 et la première cause de retard mental héréditaire ».

« On joue du piano pour étouffer des cris. Tant d’aïeux médecins, du côté maternel comme du côté paternel, tant de chirurgiens depuis les champs de bataille napoléoniens, tant d’explorateurs du cerveau, du foie ou des poumons, tant de cliniciens du grand âge et de la prime enfance, tant de chercheurs émérites, tant de soigneurs bienveillants, et pas un pour diagnostiquer les gènes défectueux ni étudier l’hyperméthilation de l’ADN. Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. »

« Laurent ( le frère du narrateur souffre du syndrome de l’X fragile NDLR) sans parvenir à cacher ses larmes servait la messe d’enterrement de notre mère. »

« Laurent ne faillit pas. D’un geste papal, il fit se lever et s’asseoir l’assemblée. Il chanta d’une voix très grave « Le Seigneur est mon berger », écouta, les yeux fermés un passage de l’Évangile de Jésus-Christ selon Saint Jean, récita le Notre Père, assista le prêtre au moment de la consécration du pain et du vin, descendit de l’autel pour asperger d’eau bénite, avec Nathalie et moi, le cercueil de notre mère. Cercueil que, ma main appuyée sur son épaule, nous avons suivi lentement jusqu’au porche ensoleillé de l’église, tandis que l’orgue faisait rayonner le choral final de la cantate de Bach, qu’elle aimait et qu’elle chantonnait telle une comptine et qui la définissait si bien, Jésus que ma joie demeure. »

« Ses tableaux, qui désormais m’entourent et m’éclairent, embellissent le souvenir que j’ai de Laurent le taciturne. Ombrageux dans la vie, il explosait de joie sur la toile. Avec un pinceau, il parlait clair et net. Il respirait à pleins poumons. Il était léger, plus léger que l’air. Son antienne était : « Si Dieu le veut ». Et voici que, infrangible, endurant et inaltérable, il cessait d’être fragile. »

« En peignant, Laurent se réinventait, et sans doute se sauvait. En peignant, maman, au contraire, se ressemblait. Les paysages qu’elle représentait avaient la grâce des jours heureux, ceux d’avant la disparition de mon père et de mon jumeau, la douceur d’un temps arrêté, en plein été, sa saison préférée, la gaieté fugitive de la jeunesse espiègle. »

« L’orgue gronda et son cercueil entra. Je m’écroulai. C’était trop. Trop vite, trop tôt. Trop eu préparé à ce nouvel assaut de souffrance et de regrets. Trop de colère contre le destin. Trop de morts. Trop de prières et de miséricorde. Trop de Toussaint aux beaux jours. Trop de plus jamais. Sous cette nef où il y a six mois, nous avions dit adieu à notre mère, il fallait, obéissant à la même liturgie, où se mêlent étrangement l’espoir et le désespoir, au son du même Kyrie, du même Agnus Dei, du même Jésus que ma joie demeure, se séparer, Nathalie et moi, de notre frère. Voici qu’il reposait, à mes côtés, dans sa grande boîte en bois, et j’avais l’impression au même moment de disparaître sous terre. D’ailleurs, je ne tenais pas debout, prostré sur ma chaise à la manière d’un rescapé traumatisé, chu de ce « désastre obscur » dont parle si bien Mallarmé dans Le Tombeau d’Edgar Poe ».

« Mais plus le temps passe et plus je crois à la présence des morts. Ils sont là. Leur âme demeure, plane et s’obstine. Ils s’annoncent souvent entre chien et loup, dans une lumière tamisée de petit matin ou de fin du jour, dans un pépiement têtu, une fragrance indistincte, entre les pages pelucheuses d’un vieux livre non massicoté, la traînée blanche d’un avion, sous le sabot d’un cheval, près d’un muret en pierre, au cœur battant d’une forêt de pins maritimes. Je leur parle, en silence, depuis si longtemps. C’est une compagnie invisible, heureuse et bienfaisante. Ils n’ont jamais cessé de m’épauler, ou de me corriger ».

« Les morts sont patients. Exigeants et patients. Mon jumeau fauché par un chauffard a attendu que je grandisse pour grandir en moi et avec moi. Mon jeune père désarçonné a guetté l’instant où je serais vraiment cavalier pour me rejoindre et m’accompagner, dans un galop à la limite de l’emballement, sous la futaie et sur les plages. »

Copyright Jérôme Garcin « Mes fragiles » (Gallimard) / 14 euros / 

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