Jeff Bezos est-il l'homme qui par sa vision du capitalisme et de l'entreprise réussira à le sauver de l'ornière du profit immédiat à tout prix ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Consommation
Jeff Bezos est-il l'homme qui par sa vision du capitalisme et de l'entreprise réussira à le sauver de l'ornière du profit immédiat à tout prix ?
©

Le capitalisme plombé par ses vices ?

Dans sa lettre aux actionnaires, le patron d'Amazon n'hésite pas à tenir un discours inhabituel : fort de sa médiatisation et de la confiance que lui accordent les actionnaires, il refuse de céder aux sirènes du profit à court terme, et choisit d'investir massivement dans la relation client, même si cela doit se faire au prix d'une rémunération moindre des investisseurs. Quatrième volet de la série "Le capitalisme plombé par ses vices ?".

Robin Rivaton

Robin Rivaton

Robin Rivaton est chargé de mission d'un groupe dans le domaine des infrastructures. Il a connu plusieurs expériences en conseil financier, juridique et stratégique à Paris et à Londres.

Impliqué dans vie des idées, il écrit régulièrement dans plusieurs journaux et collabore avec des organismes de recherche sur les questions économiques et politiques. Il siège au Conseil scientifique du think-tank Fondapol où il a publié différents travaux sur la compétitivité, l'industrie ou les nouvelles technologies. Il est diplômé de l’ESCP Europe et de Sciences Po.

Voir la bio »

Atlantico : Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a insisté dans sa dernière lettre aux actionnaires sur la nécessité de ne pas céder au court-termisme (voir ici). Le succès et la longévité de la société reposent selon lui sur l’investissement dans l’expérience client, créateur de durabilité dans la relation avec ce dernier. A-t-il raison de dire que l’intérêt du client et celui des actionnaires sont liés, et que la recherche de profit immédiat nuit à l'entreprise ? Pourquoi ?

Robin Rivaton : Il est évident que la pérennité d'une entreprise est assurée par la valeur qu'elle apporte, de manière réelle ou ressentie, au client, que celui-ci soit un consommateur individuel ou une autre entreprise. Dans un monde capitaliste où la concurrence est au cœur du système, mécontenter un client, c'est prendre le risque qu'il se tourne vers une solution de substitution. C'est d'ailleurs le discours qui revient régulièrement dans la bouche des grands patrons et de leurs conseils. Ainsi Dominic Barton, directeur du cabinet de conseil McKinsey, avait écrit en plein cœur de la crise dans la célèbre Harvard Business Review un article intitulé Capitalism for the Long Term. De ce fait, même des actionnaires qui ne viseraient pas le long terme, et ils existent, n'ont pas intérêt à porter atteinte aux clients au risque de perdre de la valeur très rapidement.

Que répondriez-vous aux trois critiques qui sont faites à la politique de Jeff Bezos, à savoir qu’elle serait « trop généreuse »,  ne prendrait pas assez en compte l’actionnaire et ne correspondrait pas aux besoins d’une société dont le but est purement lucratif ?

Depuis l'invention de la société par action et la séparation des rôles de dirigeants et d'actionnaires, il a fallu aligner les intérêts de ces deux parties pour répondre au risque de la théorie de l'agence. Les investisseurs servent donc d'aiguillon et peuvent être tentés d'accroître la pression dans un monde de croissance faible. Cela peut parfois amener à une incompréhension entre les choix et la vision d'un dirigeant, surtout quand il a fondé la société, et les actionnaires qui ne partagent pas forcément son horizon de temps.

Car je ne crois pas que Jeff Bezos a une vision radicalement différente de ses actionnaires. Les politiques qu'il mène en termes de rémunération de ses salariés ou de responsabilité sociale augmenteront in fine la valeur de l'entreprise. La crainte des actionnaires est de ne plus être là pour en tirer les bénéfices.

Peut-on dire qu’il est porteur « d’une certaine idée du capitalisme » ? Au même titre que la politique a compté de grandes figures tutélaires, l’économie a-t-elle besoin de ce genre de personnes pour lutter contre ses démons spéculatifs et court-termistes ?

Attention à ceux qui prêchent trop fort, ils ne font pas les meilleurs prophètes. Pour mémoire, en 1994 fut fondé un hedge fund appelé Long Term Capital Management. Mais moins de quatre ans plus tard, à la suite d'un comportement pas forcément long-termiste, il a fait quasi-faillite, faisant courir un risque majeur au système bancaire international et aux marchés financiers.

L'économie n'a pas besoin d'icônes surtout si elles servent de paravent pendant que les pratiques élémentaires sont bafouées. Non, la vraie solution réside d'abord dans les incitations qu'ont les actionnaires à être des investisseurs de long-terme, et c'est au politique de fixer un régime fiscal favorable au temps long, et ensuite dans la gouvernance qui lie les actionnaires et les managers.

Pour autant, Amazon peut-elle se targuer d’être irréprochable ? Sur quoi devrait-elle travailler encore pour devenir une société capitaliste moralement exemplaire ?

Dans l'équation précédente de Jeff Bezos, il manque un élément de poids, les producteurs. Car si les intérêts des clients et des entreprises peuvent être alignés, comment également intégrer ceux des producteurs ? L'exemple connu est celui de la grande distribution. En mai dernier, Georges Plassat, PDG de Carrefour, a d'ailleurs fait remarquer que "Le prix doit aujourd’hui reconnaître la valeur ajoutée de chacun" en prenant l'exemple du prix du lait et appelant les consommateurs à prendre conscience des conséquences de la guerre des prix.

Plus largement, cela pose la question de la compatibilité entre morale et capitalisme. Sont-ce deux notions totalement antinomiques, comme certains l’affirment ? Pour quelles raisons?

Evidemment que ces deux notions sont parfaitement compatibles. Cette question a été étudiée dès les débuts du capitalisme. En 1714, Mandeville, un philosophe anglais d'origine hollandaise, publiait "La fable des abeilles". En décrivant une Société des abeilles, Mandeville montrait la coexistence d'attitudes que l'on peut juger positives et négatives du point de vue de la morale. Néanmoins, l'addition de tous ces sentiments, guidés par l'égoïsme des uns, l'altruisme des autres, donnait une harmonie favorable au bien commun. Pour finir, je rappellerai que les opposants au capitalisme ont habilement replacé la critique du capitalisme sur le plan de la moralité après que celui-ci a définitivement triomphé de l'étatisme sur le plan de l'efficacité.

Le journaliste Jean-Baptiste Malet, qui a travaillé dans les entrepôts d'Amazon, a mis en exergue dans son livre « En Amazonie : Infiltré dans le "meilleur des mondes » la surveillance totale, les tâches abrutissantes et "l'endoctrinement" auxquels les salariés sont soumis. Est-ce là une dérive du capitalisme ? Pourquoi ?

Vous mettez le doigt sur une autre des parties prenantes de l'entreprise, les salariés. Ils constituent également un investissement de long-terme pour une entreprise car des salariés bien traités seront de futurs consommateurs, et seront plus motivés. Ces principes sont à la base du modèle mis en place par Henri Ford au début du XXème siècle.

Concernant le cas d'Amazon, j'ignore la réalité des pratiques décrites dans ce livre mais je reste très dubitatif sur cette dénonciation très isolée et qui provient d'une immersion somme toute relativement spécifique pour se permettre de généraliser. Il est vrai que les intérêts des salariés et des clients peuvent être divergents – pensons à la scène grotesque qui a eu lieu au Virgin des Champs-Elysées le mois dernier – mais au final l'auteur est bien content d'utiliser les services d'Amazon pour proposer son livre à la vente.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !